Chers Amis,
Vous ne serez pas nombreux à lire cet article jusqu’au bout… Vous serez nombreux à vous demander pourquoi je le publie. C’est que, de l’aveu même des intéressés, la Chine est le modèle de la mainmise mondialiste sur les populations.
Quelques mots d’explication. Les GAFAM (Google, Amazon, Facebook, Apple) ont construit des fortunes colossales avec lesquelles elles tentent désormais de créer des monnaies concurrentes des monnaies nationales qu’elles arriveront ainsi à dominer et, à travers les monnaies, toute l’économie. Les conséquences sur la vie des hommes sont aussi ou même plus graves que celles de la révolution industrielle du 18e siècle anglais et du 19e siècle dans toute l’Europe. Celle-ci opéra la réduction en esclavage plus ou moins prononcé suivant les catégories sociales, mais toujours forcé et accepté, de la majorité des êtres humains. Esclavage sur la force physique productive, mais, surtout, sur les mentalités, ce dont on a beaucoup moins conscience. Il s’agit cette fois de d’un esclavage plus poussé par ce qu’ils appellent « l’intelligence artificielle ».
Mais, cette mainmise économique ne venant pas des institutions mondialistes régnantes, mais de simples particuliers, aussi riches soient-ils, comme Zuckerberg, présente un danger réel pour les maîtres du jeu, les grandes institutions et le système libéral lui-même. Or, précisément à cause de ses propres règles de liberté absolue établies pour favoriser le développement de richesses puissantes, le « libéralisme » économique peut difficilement contrer ces entreprises.
La Chine, elle, n’a pas les mêmes limites puisque le communisme y est bien implanté. Elle se présente donc comme la grande moralisatrice contre le vice libéral, ce qui lui donne de l’autorité morale pour s’imposer, tout en conservant l’économie « libérale » qui est la sienne, mais étatique. Et c’est ce que recherchent les maîtres de l’économie en prenant la Chine pour modèle et en la favorisant de mille manières.
En complément du présent article, j’en publierai prochainement un autre sur l’ampleur de la mainmise sur les esprits et les consciences. Nous savons donc ce qui nous attend. Face à une puissance aussi monstrueuse, seuls pourront tenir ceux qui s’appuieront sur celle de Dieu par Marie.
« Le panda et la fourmi, ou la fourmi qui voulait se faire aussi grosse que le panda »
Publié par Chine Magazine | Fév 12, 2021 |
Ant Group, filiale du groupe Alibaba spécialisée dans les services financiers, était sur le point le 3 novembre 2020 de devenir l’une des plus grandes capitalisations boursières du secteur financier au monde. Au lieu de cela, son introduction en bourse a été annulée de manière abrupte. Comme souvent lors d’un événement de cette nature, des forces profondes étaient à l’œuvre. Presque deux mois après le séisme, il est possible de faire une première analyse de ces forces.
L’incident du 3 novembre
Le 3 novembre 2020, trois jours avant la date prévue pour son introduction en bourse (IPO) sur les marchés de Hong Kong et Shanghai, sa valeur boursière était estimée à 150 milliards de dollars US [1]. L’introduction en bourse elle-même aurait si elle avait eu lieu constitué la plus importante opération de cette nature jamais réalisée, avec 30 milliards de dollars de fonds levés.
Les investisseurs institutionnels à travers le monde se battaient pour être certains de se voir attribuer quelques actions, et la demande pour l’IPO dépassait largement l’offre, pourtant colossale.
L’opération avait été présentée par les médias chinois et occidentaux pour une fois presqu’à l’unisson comme le symbole de l’arrivée à maturité du secteur chinois de la “fintech”, et illustrait l’avance prise par la Chine dans le domaine de l’innovation financière.
Cette marche triomphale a été comme on le sait brutalement interrompue : surprise et vague malaise d’abord, suite à des propos très critiques vis-à-vis des autorités de régulation chinoises tenus par Jack Ma[2] fin octobre[3] lors d’une conférence publique et très médiatisée. Inquiétude ensuite lorsque les propos en question valurent à Jack Ma d’être convoqué par le régulateur pour une mise au point, et consternation enfin lorsque l’introduction en bourse fut brutalement “suspendue”, sans indication claire ni des motifs qui avaient conduit à cette suspension, ni de sa durée potentielle.
Il subsiste de nombreux points obscurs concernant les circonstances exactes de cet évènement tout à fait extraordinaire : que savait Jack Ma de ce qui se tramait ? À t’il provoqué le régulateur par inconscience ou par dépit ? Pourquoi le régulateur a t’il attendu la dernière minute pour intervenir, alors qu’il était parfaitement informé depuis toujours de ce que faisait Ant ? La décision de suspendre l’IPO est-elle remontée à Xi Jinping lui-même ?[4].
Pour intéressantes que soient ces questions, elles passent sans doute à côté de l’essentiel. Il est clair deux mois après l’évènement que loin de constituer une crise soudaine et imprévisible, il a résulté de l’accumulation de tensions sur une période longue, et qu’il constitue une césure. Des lignes importantes pour le fonctionnement de l’économie chinoise sont en train de bouger sous nos yeux. Certains des changements en cours concernent directement Ant et son fondateur, mais d’autres les dépassent largement.
Au moins trois lignes (ou trois frontières) sont en train de bouger sous nos yeux en temps réel : en premier lieu bien sûr figure celle qui définit les limites permises aux “innovateurs” tels que Ant dans le domaine financier.
L’innovation financière, encouragée par les autorités
L’irruption des géants du digital chinois dans les services financiers remonte au début des années 2000. Deux acteurs en particulier avaient émergé et déjà conquis des positions incontournables dans le domaine du digital : Alibaba avec un modèle à base principalement de e-commerce, et Tencent avec un modèle à base initialement de jeux en ligne, puis de réseaux sociaux (WeChat). Tous deux bénéficient d’une technologie en ligne avancée, de bases d’utilisateurs en centaines de millions, de moyens financiers importants, et d’une image extrêmement positive auprès du public. Leurs équipes de direction agiles et portées vers l’innovation, et toujours à l’affût de nouvelles opportunités.
Tout ceci les mettait dans une position idéale pour jouer les trouble-fête dans le domaine des services financiers, qui présentait toutes les caractéristiques d’un secteur mûr pour une bonne dose de disruption.
Les banques sortaient à peine des grandes restructurations des années 90 : elles avaient été recapitalisées, et jouissaient même d’une profitabilité impressionnante, portée par la croissance économique et l’assainissement des risques de crédit que celle-ci entraîne, et protégée par un régime de taux d’intérêts régulés, garantissant aux banques une marge confortable entre les taux sur les crédits et ceux sur les dépôts. Le secteur était dominé (il l’est toujours) par cinq établissements tous étatiques, dont la part de marché cumulée avoisinait 50%. L’attention de ces banques était concentrée sur la clientèle des grandes entreprises du secteur d’État, le segment des sociétés privées et en particulier des PME étant considéré comme trop risqué. Le segment des particuliers était certes important, notamment pour les dépôts, mais en l’absence de véritable concurrence, les banques n’étaient pas incitées à investir pour améliorer la qualité de leurs services. Aucune banque à l’époque n’avait d’offre à distance digne de ce nom, et le service offert dans les réseaux d’agences (souvent vétustes, par ailleurs) était renommé pour sa lenteur et son caractère bureaucratique.
Il n’est donc pas surprenant que Jack Ma ou Ma Huateng[5] se soient intéressés à cette situation.
La porte ne leur était néanmoins pas grande ouverte. La banque centrale[6] et le régulateur bancaire à l’époque[7]étaient obsédés par la nécessité de garantir la stabilité du secteur et donc peu enclin à tolérer des innovations réellement disruptives. Ces autorités étaient néanmoins tout à fait conscientes du retard technologique des banques, de leurs carences en matière de services et de leur manque de dynamisme pour s’occuper des segments des PME et des particuliers, et ouverts à l’idée d’introduire progressivement de la concurrence dans ces domaines. Cette position était à l’époque très clairement et très publiquement articulée en particulier par Liu Mingkang, qui fut président de la CBRC de 2003 à 2011[8].
Le secteur bancaire est comme partout au monde très régulé en Chine, et nécessite l’obtention de licences spécifiques, difficiles ou onéreuses à obtenir, en particulier pour tout ce qui touche à la collecte de dépôts auprès du public. En revanche certaines activités, considérées comme moins critiques, peuvent être plus facilement accessibles pour des nouveaux venus[9].
C’est précisément ce qui s’est passé dans le domaine des paiements, dans lequel des acteurs non bancaires ont été autorisés à opérer dès le début des années 2000 (la création d’Alipay remonte à 2004). Les banques traditionnelles sont passées complètement à côté du potentiel de développement et de l’importance stratégique de ce domaine, et ont laissé le champ libre à ces nouveaux opérateurs. Ceux-ci se sont engouffrés dans la brèche, au point que Alipay (filiale spécialisée dans les paiements, aujourd’hui détenue directement par Ant Finance) et Wechat Payment (filiale de Tencent) contrôlent entre elles plus de 90% du marché chinois des paiements, et sont les deux plus grandes plateformes de paiement au monde.
La maîtrise de cette activité critique, conjuguée à leur expertise technologique et à leur accès aux données relatives à des centaines de millions d’utilisateurs et des milliards de paiements, a fourni à ces opérateurs une opportunité unique d’offrir à leurs utilisateurs toute une gamme de services financiers. Leur génie a été de le faire en tenant compte des préoccupations des régulateurs. Ils ont donc mis l’accent sur leur désir d’offrir du crédit aux PME et sur leur capacité de le faire en maitrisant les risques de crédit grâce à la richesse des données dont ils disposaient (par l’intermédiaire dans le cas d’Alibaba de la plateforme de vente en ligne Taobao, utilisée par un très grand nombre de PME en Chine). Ils ont aussi mis en avant leur contribution positive à l’inclusion bancaire (un autre sujet de préoccupation du régulateur), en facilitant l’accès aux services par une partir de la population traditionnellement négligée par les banques, notamment dans les zones rurales.
Ce positionnement intelligent, ainsi que leur popularité auprès du public, ont donné à la CBRC les arguments dont elle avait besoin pour résister au lobbying intense entrepris par les banques lorsqu’elles eurent enfin compris l’ampleur de la menace pour leur franchise.
C’était une époque où les autorités chinoises pensaient encore qu’étendre le domaine autorisé au secteur privé pouvait être un moteur de croissance pour l’économie. Ant Group et Wechat furent même récompensés de leurs efforts pour être de bons citoyens lorsqu’elles se virent attribuer les premières licences bancaires attribuées en Chine à des consortiums purement privés.
Leur développement a aussi porté sur des domaines plus controversés, comme par exemple l’offre de produits d’épargne : Yu’E Bao, un portefeuille en ligne proposé par Alibaba et offrant un taux d’intérêt supérieur à celui des banques, a en quelques mois après son lancement collecté 600 milliards de RMB, provoquant l’inquiétude et un effort de lobbying important de la part des banques. La position prise par Alibaba a été d’éviter le conflit frontal avec les banques ou les régulateurs, en acceptant de limiter le développement de l’un de ses produits phare[10], et en multipliant à l’intention des banques des offres de coopération et de partenariats.
Les grandes banques disposent certes d’une grande capacité d’influence auprès des autorités, surtout dans le monde bureaucratique ; la plupart des dirigeants de la CIBRC ou de la PBC sont des ex dirigeants des grandes banques d’État. Les Alibaba et Tencent n’étant pas dépourvus d’influence, plus dans le monde politique[11], il semble qu’aucune des deux sphères n’ait pu entièrement neutraliser l’influence de l’autre. Une forme de paix armée a prévalu, au moins en surface.
L’attitude initiale des autorités vis-à-vis des acteurs du digital dans la finance a donc consisté en un mélange de contrôle et de bienveillance. Le panda a protégé la fourmi, vue comme une travailleuse utile, poussant les banques à se moderniser, sans toutefois mettre leur santé en péril grave.
Le temps du désenchantement
Les choses se sont gâtées par la suite, sans qu’il soit possible d’attribuer ce changement à une cause unique. Certains facteurs sont attribuables à Alibaba et Tencent eux-mêmes, tandis que d’autres échappent à leur contrôle.
Le régulateur a d’abord sans doute eu le sentiment d’avoir été quelque peu floué par le modèle mis en place par Ant dans le domaine du crédit. Ant s’est plutôt développé dans le crédit à la consommation (domaine dans lequel existait déjà une offre compétitive) que dans celui du crédit aux PME. Ant semble avoir particulièrement visé des catégories telles que les étudiants pour son offre de crédit, avec des risques évidents liés au surendettement.
Mais l’élément sans doute jugé le plus nuisible par les autorités est que Ant a adopté un modèle où il est à l’origine du crédit, mais ne le porte pas lui-même dans ses livres. Le crédit est placé auprès des banques, en priorité des moyennes et petites banques qui n’ont pas la capacité de trouver les emprunteurs elles-mêmes, mais encore moins celle d’analyser les crédits sous l’angle du risque. Ces banques se retrouvent donc avec des actifs dont elles comprennent mal les risques, ce qui constitue un facteur d’instabilité potentielle, à une époque où les régulateurs ont déjà bien des soucis avec les petites banques.
Ce mécanisme de distribution à des tiers est classique, et très répandu en dehors de Chine, mais il a été poussé très loin par Ant, qui ne conserve qu’une très faible portion des crédits dont elle est à l’origine (moins de 3%), ce qui lui permet bien entendu de bénéficier d’un effet de levier important en termes de rentabilité (Ant touche une commission sur tous les crédits placés à l’extérieur), car les montants mobilisés sont bien supérieurs à ce que permettrait la taille des fonds propres si Ant les gardait sur ses livres.
C’est cette situation qui a été mise en avant pour justifier la suspension de l’IPO : le régulateur aurait découvert sur le tard l’ampleur des risques pris par Ant (ou plus exactement par les banques partenaires de Ant), et aurait été sur le point d’introduire de nouvelles réglementations pour limiter de telles pratiques. Ceci aurait donc rendu caduques les perspectives de développement sur lesquelles les décisions des investisseurs dans Ant étaient fondées, et il était donc juste de suspendre l’opération pour donner le temps à Ant d’une part de se mettre en conformité avec les nouvelles réglementations, et aux investisseurs d’autre part d’ajuster leurs projections.
Cette explication est peu crédible : La CBRC (et après elle la CIBRC) ne peuvent pas avoir découvert cela à la lecture du prospectus de l’IPO de Ant. Le régulateur est très impliqué dans les opérations des banques en Chine, et sait bien tout ce qui s’y passe. Il aurait eu de multiples occasions de peser sur Ant pour lui faire modifier ses pratiques sans attendre la veille de l’IPO. On ne peut donc expliquer ainsi le revirement des autorités.
Une deuxième explication est que les régulateurs ont aujourd’hui des vues bien plus nuancées sur les bénéfices de l’innovation financière lorsqu’elle n’est pas strictement encadrée. Les régulateurs, toujours obsédés par la recherche de canaux de financement pour les PME, ont toléré des expériences dans le domaine notamment du crédit P2P (ou « pair à pair » : un système ou les emprunteurs et les prêteurs –y compris des particuliers- sont mis en relation directe par des plateformes électroniques qui prélèvent une commission de placement au passage). Le P2P s’est développé de manière spectaculaire en Chine, sans que la CBRC n’intervienne beaucoup au début pour réguler l’industrie ; les encours ont atteint rapidement l’équivalent de 150 milliards de USD en 2017, portés par quelque 6,000 opérateurs, certains sans aucune expertise.
L’expérience a tourné au désastre, avec quelques faillites frauduleuses et retentissantes et de plus nombreuses encore passées sous silence, nécessitant une vaste entreprise de nettoyage à partir de 2018, dont le coût a été estimé à près de 115 milliards de USD par Guo Shuqing, le président de la CIBRC[12].
Ant et WeChat n’ont pas été impliqués directement dans ce naufrage. La similarité entre leurs modèles et ceux de certains opérateurs en faillite, ainsi que l’opprobre générale jetée sur l’innovation les a tout de même rendus suspects par association. L’ambiance en Chine est devenue nettement moins favorable aux innovateurs dans le domaine financier, surtout on s’en doute auprès des régulateurs, peu fiers d’avoir laissé se développer une telle bulle.
Un troisième facteur d’explication, sans doute le plus puissant des trois que nous citons, est que les autorités ont elles aussi pris l’exacte mesure de l’importance stratégique du domaine des paiements. Stimuler des grandes banques un peu endormies en permettant à des nouveaux venus de prendre des positions importantes sur un segment en croissance est une chose. Se retrouver face à un duopole sur un marché traitant un milliard de transactions par jour réalisées par des centaines de millions d’utilisateurs en est une autre, surtout si les deux composants du duopole en question sont des sociétés privées, dont la loyauté politique ne peut par définition être aussi assurée dans la durée que celle de sociétés d’État.
Les autorités chinoises ont donc commencé à s’inquiéter de cette situation. Une autre illustration en est l’évolution de leur attitude vis-à-vis des crypto-monnaies, initialement tolérées ou même encouragées (les plus gros mineurs de bitcoin ont pendant longtemps été des sociétés chinoises), puis mises sous le boisseau à partir de 2017. Leur inquiétude a redoublé lorsque Facebook a dévoilé son projet de crypto monnaie « Libra » en 2019, ce qui amena la PBoC à accélérer son propre projet de monnaie digitale, sous la forme d’une « monnaie digitale de banque centrale ».
Les autorités monétaires sont arrivées à la conclusion que le domaine des paiements était une chose beaucoup trop sérieuse pour que l’on puisse la laisser dans les mains d’opérateurs de paiement privés.
Le projet de RMB digital dans sa forme actuelle laisse certes un rôle aux opérateurs privés comme Alipay (ainsi qu’aux banques commerciales d’ailleurs), mais l’un de ses effets sera clairement de diminuer leur emprise sur le marché des paiements.
Dans ce contexte, Alipay et Wechat Payment ne sont plus des alliés objectifs des régulateurs pour encourager l’innovation, mais plutôt des géants dont il est urgent de mieux contrôler les activités, avant que des problèmes ne surviennent.
Cette évolution serait arrivée indépendamment de l’IPO de Ant et des maladresses tactiques de Jack Ma, qui n’a sans doute fait que fournir l’allumette pour allumer la mèche, car le panda avait déjà commencé à voir la fourmi comme une menace à ses propres intérêts.
Coup d’arrêt aux ambitions des BAT[13]
Au-delà du domaine financier, c’est comme partout dans le monde la question de la puissance accumulée par les grands groupes du digital et du contrôle de cette puissance par les autorités publiques qui est posée. Il s’agit là de la deuxième grande ligne qui est en train de bouger sous nos yeux.
Depuis début novembre plusieurs mesures concernant les géants du digital ont été annoncées. Alibaba et Ant sont bien entendu plus visés que les autres, mais ne sont pas les seuls en cause. Wechat en particulier est aussi dans le viseur des autorités.
La direction générale de Ant, première visée, a dû se plier à la tradition de l’autocritique publique et annoncer la mise en place d’un plan de restructuration massif pour se mettre en conformité avec les lois et règlements auxquels elle est soumise.
Mais les griefs adressés à Alibaba et Wechat vont plus loin que leurs activités dans le domaine financier. Ces deux sociétés ont été condamnés fin novembre à des amendes pour avoir enfreint la loi anti-monopole en ne déclarant pas aux autorités diverses acquisitions récentes. Les montants sont symboliques mais c’est la première fois que cette loi est invoquée contre des membres du « BAT ». Alibaba fait de plus l’objet d’une enquête spécifique sur des pratiques commerciales considérées comme anti-concurrentielles. Tout se passe comme si les autorités chinoises s’évertuaient à reprendre des éléments de langage utilisés dans les pays occidentaux pour décrire les actions en cours aux USA ou en Europe pour limiter le pouvoir des GAFA.
Avec un peu de recul, il apparaît qu’une telle évolution était presque inéluctable. Alibaba et Tencent occupent en effet des positions centrales dans des secteurs considérés comme stratégiques pour le développement de l’économie, le maintien de la stabilité politique et sociale et donc la sécurité à terme du régime.
lLe domaine des paiements est bien entendu d’une importance critique et, nous l’avons vu, les deux firmes sont de fait devenues « systémiques ». Il n’est pas nécessaire de rappeler l’importance des réseaux sociaux, dont Wechat est le principal. Mais le reste de leurs activités n’est pas moins sensible : Alibaba, Wechat et dans une moindre mesure Baidu sont en pointe dans le domaine de l’intelligence artificielle, du traitement de données et de l’informatique en nuage (cloud computing), les outils et techniques au cœur du « big data ».
Ces trois acteurs disposent en propre de moyens humains et financiers considérables pour les consacrer à la recherche (plus de 5 milliards de USD pour Alibaba en 2019 par exemple), et jouent de plus un rôle important dans le domaine du financement des jeunes pousses innovantes : en 2016 et 2017, les BAT auraient représenté plus de 40% des fonds investis dans le private equity en Chine. Même les GAFA n’ont pas une telle présence aux US, où ils ne contrôlaient que moins de 5% des flux private equity[14].
Les dirigeants de ces trois groupes sont tout sauf naïfs, et savent bien que leur survie dépend de leur acceptabilité aux yeux du Parti. Ils multiplient donc les efforts pour prouver leur loyauté : en assurant un contrôle strict sur l’expression d’opinions indépendantes sur les réseaux sociaux, ou en partageant leur savoir-faire avec les entités gouvernementales en charge du contrôle social et du maintien de l’ordre.
Cela ne suffit plus : toutes leurs manifestations de loyauté ne garantissent pas qu’ils ne pourraient pas un jour être tentés d’utiliser leur pouvoir et leur influence à des fins qui ne seraient pas compatibles avec celles du Parti. L’ampleur qu’ils ont acquise rend cette perspective intolérable, même si elle semble aujourd’hui très improbable. Le Parti communiste chinois n’est pas connu pour sa tolérance de risques de cette nature, et encore moins depuis l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping.
Le Parti a donc commencé à chercher à rogner l’influence des BAT. Là aussi, le timing de l’annonce des sanctions contre Alibaba et Tencent (quelques jours après l’IPO avorté) indique que la procédure avait commencé il y a quelque temps, et que l’annulation de l’IPO de Ant n’est donc qu’un épisode (particulièrement spectaculaire il est vrai) dans un processus déjà en route.
Le panda s’est donc maintenant tourné contre la fourmi, à laquelle il s’agit maintenant de couper quelques pattes, avant de la faire rentrer dans sa fourmilière…
« We need to talk about Jack »
En dernier lieu, la troisième ligne en mouvement est celle qui borne la liberté d’action des entrepreneurs privés dans la Chine actuelle.
L’insolence dont a fait preuve Jack Ma en critiquant l’administration en présence de hauts dignitaires du Parti a procuré à celui-ci une bonne occasion de rappeler aux entrepreneurs privés où est leur vraie place. Personne n’est au-dessus du Parti. Tout ceci est dans la droite ligne de l’évolution des relations du Parti avec les entrepreneurs depuis quelques années, et Jack Ma ne sera ni le premier ni le dernier à se le faire rappeler de manière vigoureuse. Sa notoriété personnelle y compris en dehors de Chine n’y fera rien, bien au contraire.
Il est impossible de prédire quel sort lui sera réservé, mais les signaux ne sont pas très positifs. Le Wall Street Journal rapporte qu’il aurait offert de transférer à l’État la propriété de n’importe lequel des actifs sous son contrôle où sous celui d’Alibaba si cela servait l’intérêt national, et que cette offre aurait été déclinée[15]. Si cette information est correcte, c’est sans doute que son cas a atteint un stade où la faculté de régler ses problèmes sur une base volontaire et négociée lui est déniée. Ce sera au Parti de trancher, et à personne d’autre. Rien de personnel là-dedans, « it is business »…
Une ligne qui n’a pas bougé
Il y a enfin une ligne qui n’a pas bougé : l’appétit des investisseurs étrangers pour des actifs chinois reste insatiable. Ces investisseurs, qui ont tout de même échappé de peu à des pertes qui auraient pu être considérables (l’action Alibaba a d’ailleurs perdu 15% de sa valeur depuis l’incident) ont clairement choisi de voir le verre à moitié plein plutôt que le verre à moitié vide. Certains ont noté que les autorités chinoises avaient bien fait d’arrêter l’IPO et avaient en cela protégé les intérêts des investisseurs, sans noter que ce sont ces mêmes autorités qui les avaient exposé à leur insu à des risques sur lesquels ils n’ont aucune prise.
Manque de transparence, opacité des processus de décisions, mise au pas de Hong Kong et attaques répétées contre l’état de droit, rien n’y fait : l’attrait de la croissance chinoise est plus fort que tout. Les marchés chinois, boursiers et obligataires ont continué à attirer des montants considérables en 2020, et rien n’indique que cela soit sur le point de changer. C’est le calcul que font régulièrement les autorités chinoises, et force est de reconnaître que jusqu’à maintenant ce calcul s’est à chaque fois avéré gagnant.
L’épisode de l’annulation de l’IPO de Ant a ainsi révélé des facteurs de tension qui affectent en profondeur la vie économique et politique de la Chine. Le Parti est clairement inquiet des fragilités financières qui menacent l’économie, mais encore plus du pouvoir que la technologie peut placer dans des mains qui ne sont pas les siennes. Il est prêt pour prévenir ces risques à s’attaquer aux géants du digital qui ont pourtant si bien servi ses intérêts jusqu’à maintenant.
En assumant le risque d’annuler une opération si spectaculaire et si symbolique, le régime Chinois a aussi au passage donné une nouvelle démonstration magistrale du sentiment de puissance vis-à-vis du monde extérieur qui l’habite depuis maintenant quelques années.
Philippe Aguignier est un ancien banquier, spécialiste de l’Asie avec plus de vingt ans d’expérience dans le monde chinois. Il enseigne aujourd’hui l’économie chinoise à l’Inalco et à SciencesPo, et coopère régulièrement avec Asia Centre.
NOTES
[1] A titre de comparaison, la capitalisation boursière de JP Morgan, la plus élevée parmi les groupes bancaires au monde, est de 380 milliards, et celle de BNP Paribas, la première en Europe de 66 milliards.
[2] Emblèmatique fondateur d’Alibaba, et principal actionnaire à titre personnel de Ant.
[3] A quelques jours seulement donc de la date présumée de l’IPO.
[4] En ce qui concerne cette dernière question, il est plausible que ce soit le cas, mais le degré d’opacité propre au fonctionnement des hautes sphères politiques chinoises nous impose de reconnaitre tout simplement que nous n’en savons rien.
[5] Homologue cde Jack Ma chez Tencent – mais en beaucoup plus discret
[6] PBoC : People’s Bank of China
[7] La CBRC, China Banking Regulation Commission, depuis fondue au sein de la CIBRC China Insurance and Banking Commission.
[8] Voir par exemple https ://www.asiaglobalinstitute.hku.hk/storage/app/media/news%20and%20insights/pdf/FGI-Report-Internet-Finance-part-I-Main-Report-2.pdf
[9] Par exemple les sociétés de leasing ou de trust, qui ont pendant longtemps échappé en partie à la régulation de la CBRC
[10] Cette décision a d’ailleurs été d’autant plus facile à prendre que Yu’E Bao est plus un produit d’appel qu’un centre de profits en lui-même.
[11] Il est par exemple public que des sociétés liées à l’un des fils de Jiang Zemin font partie de la liste des actionnaires de Alibaba, et de Ant.
[12] voir https ://wwwGuo Shuqing,.bloomberg.com/news/articles/2020-08-14/china-s-peer-to-peer-lending-purge-leaves-115-billion-in-losses
De manière générale, il faut noter que l’histoire de cette bulle du P2P, et de la manière dont elle a été gérée par les autorités reste encore très mal connue aujourd’hui, en dehors de quelques épisodes mentionnés par les media, comme ceux concernant les plateformes Ezubao dans l’Anhui et Shanlin à Shanghai.
[13] BAT pour Baidu, Alibaba, Tencent, ou BATX si on rajoute Xiaomi, équivalent du GAFA américain pour Google, Amazon, Facebook et Apple.
[14] https ://www.ft.com/content/38a54804-2238-11e8-9a70-08f715791301
[15] https ://www.wsj.com/articles/jack-ma-makes-ant-offer-to-placate-chinese-regulators-11608479629