Le temps pascal
Introduction

Dom Guéranger ~ Le Temps Pascal
Commentaire historique, mystique et pratique

Historique du Temps Pascal

On donne le nom de Temps pascal à cette période de semaines qui s’étend du dimanche de Pâques an samedi après la Pentecôte. Cette portion de l’Année liturgique en est la plus sacrée, celle vers laquelle converge le Cycle tout entier. On le concevra aisément, si l’on considère la grandeur de la fête de Pâques, que l’antiquité chrétienne a décorée du nom de Fête des fêtes, de Solennité des solennités, en la manière, nous dit saint Grégoire Pape, dans son Homélie sur ce grand jour, que le sanctuaire le plus auguste était appelé le Saint des saints, et que l’on donne le nom de Cantique des cantiques au sublime épithalame du Fils de Dieu s’unissant à la sainte Église. C’est, en effet, au jour de Pâques que la mission du Verbe incarné obtient l’effet vers lequel elle n’a fait que tendre jusqu’ici ; c’est au jour de Pâques que le genre humain est relevé de sa chute, et rentre en possession de tout ce qu’il avait perdu par le péché d’Adam.

Noël nous avait donné un Homme-Dieu ; il y a trois jours, nous avons recueilli son sang d’un prix infini pour notre rançon. Mais au jour de Pâques, ce n’est plus une victime immolée et vaincue par la mort que nous avons sous les yeux ; c’est un vainqueur qui anéantit la mort, fille du péché, et proclame la vie, la vie immortelle qu’il nous a conquise. Ce n’est plus l’humilité des langes, ce ne sont plus les douleurs de l’agonie et de la croix ; c’est la gloire, d’abord pour lui, ensuite pour nous. Au jour de Pâques, Dieu recouvre en l’Homme-Dieu ressuscité son œuvre première ; le passage de la mort n’a pas laissé plus de trace que celui du péché dont l’Agneau divin avait daigné prendre la ressemblance ; et ce n’est pas lui seulement qui revient à la vie immortelle ; c’est la race humaine tout entière. « La mort était entrée par un homme, nous dit l’Apôtre ; par un homme aussi commence la résurrection des morts ; et de même que tous sont morts en Adam, ainsi tous recouvrent la vie dans le Christ. » (I Cor. 15, 21, 22)

L’anniversaire de ce sublime événement est donc chaque année le grand jour, le jour d’allégresse, le jour par excellence ; c’est à lui qu’aspire l’année tout entière ; c’est sur lui qu’elle est fondée. Mais comme ce jour est saint entre tous, puisqu’il nous ouvre les portes de la vie céleste, dans laquelle nous entrerons ressuscités comme le Christ, l’Église n’a pas voulu qu’il vînt luire sur nous avant que nous eussions purifié nos corps par le jeûne et réparé nos âmes par la componction. C’est dans ce but qu’elle a institué la pénitence quadragésimale, et qu’elle nous a même avertis, dès la Septuagésime, que le temps était venu d’aspirer aux joies pures de la Pâque, et de nous disposer aux sentiments que son approche doit inspirer. Voici que nous avons achevé cette carrière de préparation, et le Soleil de la Résurrection se lève sur nous.

Mais il ne suffisait pas de fêter le jour solennel qui a vu le Christ-Lumière échapper aux ombres du tombeau ; un autre anniversaire réclamait aussi notre culte de reconnaissance. Le Verbe incarné est ressuscité le premier jour de la semaine, le jour où, Verbe incréé du Père, il avait commencé, quatre mille ans auparavant, l’œuvre de la création, en appelant la lumière du sein du chaos et en la séparant des ténèbres, inaugurant ainsi le premier des jours. Dans la Pâque. notre divin ressuscité consacre donc une seconde fois le dimanche ; et désormais le samedi va cesser d’être le jour sacré. Notre résurrection en Jésus-Christ accomplie au dimanche met le comble à la gloire de ce premier des jours ; le précepte divin du sabbat va succomber avec toute la loi mosaïque ; et les saints apôtres vont intimer désormais à tout fidèle de célébrer comme jour sacré le premier jour de la semaine, en lequel la gloire de la première création s’unit à celle de la divine régénération.

La résurrection de l’Homme-Dieu devant donc s’accomplir, et s’étant, en effet, accomplie un dimanche, sa commémoration annuelle ne pouvait avoir lieu un autre jour de la semaine. De là résultait la nécessité de séparer la Pâque des chrétiens de celle des Juifs qui, fixée irrévocablement au quatorze de la lune de mars, anniversaire de la sortie d’Égypte, tombait successivement à chacun des jours de la semaine. Cette Pâque n’était qu’une figure ; la nôtre est la réalité devant laquelle l’ombre s’efface. Il fallut donc que l’Église brisât ce dernier lien avec la synagogue, et proclamât son émancipation, en plaçant la plus solennelle de ses fêtes à un jour qui ne se rencontrât jamais avec celui auquel les Juifs célébraient leur Pâque désormais stérile d’espérances. Les Apôtres déterminèrent que dorénavant la Pâque pour les chrétiens ne serait plus au quatorze de la lune de mars, ce jour fût-il même un dimanche, mais que nous la célébrerions dans tout l’univers le dimanche qui suivrait le jour où le calendrier périmé de la synagogue continuait à la placer.

Néanmoins, en considération du grand nombre de Juifs qui avaient reçu le baptême et qui formèrent d’abord le noyau de l’Église chrétienne, afin de ménager leur susceptibilité, il fut résolu que l’on n’appliquerait qu’avec prudence et successivement la loi relative au jour de la nouvelle Pâque. Au reste, Jérusalem ne devait pas tarder à succomber sous les coups des Romains, selon la prédiction du Sauveur ; et la nouvelle ville qui s’élèverait sur ses ruines et qui recevrait la colonie chrétienne, aurait aussi son Église, mais une Église entièrement dégagée de l’élément judaïque, que la justice de Dieu avait si clairement repoussé en ces lieux mêmes. La plupart des Apôtres, dans leurs prédications lointaines et dans la fondation des Églises qu’ils établirent en tant de régions, au-delà même des limites de l’empire romain, n’eurent pas à lutter contre les habitudes juives ; leurs principales recrues se composèrent de gentils. Saint Pierre qui, dans le concile de Jérusalem, avait proclamé la destruction du joug mosaïque, leva dans Rome l’étendard de l’affranchissement ; et l’Église, qui devenait par lui Mère et Maîtresse de toutes les autres, ne connut jamais d’autre Pâque que celle qui réunit inviolablement au dimanche le souvenir du premier jour du monde, et la mémoire de la glorieuse résurrection du Fils de Dieu et de nous tous qui sommes ses membres.

Une seule province de l’Église, l’Asie-Mineure, refusa longtemps de s’unir à cet imposant concert. Saint Jean, qui fit un long séjour à Éphèse, où il termina même sa vie, avait cru pouvoir ne pas exiger des nombreux chrétiens que les synagogues avaient fournis à l’Église dans ces contrées, le renoncement à la coutume judaïque dans la célébration de la Pâque ; et les fidèles sortis de la gentilité qui vinrent accroître la population de ces florissantes chrétientés, arrivèrent à se passionner jusqu’à l’excès pour une coutume qui se rattachait aux origines des Églises de l’Asie-Mineure. Avec le cours des années cependant, cette anomalie produisait un scandale ; on y sentait comme une odeur de judaïsme, et l’unité du culte chrétien souffrait d’une divergence qui empêchait les fidèles d’être unanimes dans les joies de la Pâque et dans les saintes tristesses qui la précèdent.

Le pape saint Victor, qui gouverna l’Église dès l’an 185, porta sa sollicitude sur un tel abus, et pensa que le moment était venu de faire triompher l’unité extérieure sur un point aussi essentiel et aussi central dans le culte chrétien. Déjà, sous le pape saint Anicet, vers l’an 150, le Siège apostolique avait tenté, par des négociations amicales, d’amener les Églises de l’Asie-Mineure à la pratique universelle ; rien n’avait pu triompher d’un préjugé qui se fondait sur une tradition réputée sacrée dans ces régions. Saint Victor crut pouvoir réussir mieux que ses prédécesseurs ; et afin d’influencer les Asiatiques par le témoignage unanime de toutes les Églises, il donna l’ordre de réunir des conciles dans les divers pays où l’Évangile avait pénétré, et d’y examiner la question de la Pâque. L’accord fut parfait en tous lieux ; et l’historien Eusèbe, qui écrivait un siècle et demi après, atteste que, de son temps, on gardait encore la mémoire des décisions qu’avaient rendues, dans cette affaire, outre le concile de Rome, ceux des Gaules, de l’Achaïe, du Pont, de la Palestine et de l’Osrhoène en Mésopotamie. Le concile d’Éphèse, présidé par Polycrate, évêque de cette ville, résista seul aux vues du Pontife et aux exemples de l’Église entière.

Victor, jugeant que cette opposition ne pouvait être tolérée plus longtemps, publia une sentence qui séparait de la communion du Saint-Siège les Églises réfractaires de l’Asie‑Mineure. Cette peine sévère, qui ne venait qu’après de longues instances de la part de Rome pour amener à fléchir les préjugés asiatiques, excita la commisération de plusieurs évêques. Saint Irénée, qui occupait alors le siège de Lyon, intervint auprès du Pape en faveur de ces Églises qui n’avaient péché, selon lui, que par défaut de lumières ; et il obtint la révocation d’une mesure dont la rigueur semblait disproportionnée à la faute. Cette indulgence produisit son effet ; au siècle suivant, saint Anatolius, évêque de Laodicée, dans son livre de la Pâque écrit en 276, atteste que les Églises de l’Asie-Mineure s’étaient rangées déjà depuis quelque temps à la pratique romaine.

Par une coïncidence bizarre, vers la même époque, les Églises de Syrie, de Cilicie et de Mésopotamie donnèrent le scandale d’une nouvelle séparation sur la célébration de la Pâque. On les vit abandonner la coutume chrétienne et apostolique, pour reprendre en ce point le rite judaïque du quatorze de la lune de mars. Ce schisme dans la liturgie affligea l’Église ; et l’un des premiers soins du concile de Nicée fut de promulguer l’obligation universelle de célébrer la Pâque au dimanche. Le décret fut rendu à l’unanimité ; et les Pères du concile ordonnèrent que, toute controverse étant mise de côté, les frères de l’Orient solenniseraient la Pâque au même jour que les Romains, les Alexandrins, et tous les autres fidèles. » (Spicilegium Solesmense t. 4, p. 541) La question paraissait si grave, comme intéressant l’essence même de la liturgie chrétienne, que saint Athanase, résumant les raisons qui avaient amené la convocation du concile de Nicée, assigne comme motifs de sa tenue la condamnation de l’hérésie arienne et l’unité à rétablir dans la solennité de la Pâque. (Epist. ad Afros episcopos.)

Le concile de Nicée régla aussi que l’évêque d’Alexandrie serait chargé de faire faire les calculs astronomiques qui aidaient chaque année à déterminer le jour précis de la Pâque, et qu’il enverrait au Pape le résultat des recherches qu’auraient opérées les savants de cette ville, qui passaient pour les plus assurés dans leurs supputations. Le Pontife romain adresserait ensuite à toutes les Églises des lettres d’intimation pour la célébration uniforme de la grande fête du christianisme. Ainsi, l’unité de l’Église paraissait par l’unité de la sainte Liturgie ; et la Chaire apostolique, fondement de la première, était en même temps le moyen de la seconde. Au reste, déjà avant le concile de Nicée, le Pontife romain était dans l’usage d’adresser à toutes les Églises, chaque année, une encyclique pascale portant l’intimation du jour auquel la solennité de la Résurrection devait être célébrée. C’est ce que nous apprenons de la lettre synodale des Pères du nombreux concile d’Arles, en 314, adressée au pape saint Silvestre. « En premier lieu, disent les Pères, nous demandons que l’observation de la Pâque du Seigneur soit uniforme pour le temps et pour le jour, dans le monde entier, et que vous adressiez à tous les lettres à ce sujet, selon la coutume. » (Concil. Galliae. t. 1)

 

Néanmoins, cet usage ne persévéra pas longtemps après le concile de Nicée. L’imperfection des moyens astronomiques entraîna une perturbation dans la manière de supputer le jour de la Pâque. Cette grande fête, il est vrai, resta pour toujours fixe au dimanche ; aucune Église ne se permit plus de la célébrer le même jour que les Juifs ; mais, faute de s’entendre sur le moment précis de l’équinoxe du printemps, il advint que le jour propre de la solennité varia, à certaines années, selon les lieux. On s’écarta peu à peu de la règle que le concile de Nicée avait donnée de considérer le 21 mars comme le jour de l’équinoxe. Le calendrier appelait une réforme que personne n’était en état d’opérer ; les Cycles se multipliaient en contradiction les uns avec les autres, en sorte que Rome et Alexandrie n’arrivaient pas toujours à s’entendre. La Pâque fut donc, de temps en temps, célébrée sans cet accord complet que le concile de Nicée avait voulu procurer ; mais on était de bonne foi de part et d’autre.

L’Occident se rangea autour de Rome, qui finit par triompher de quelques oppositions qui s’étaient élevées dans l’Écosse et dans l’Irlande, dont les Églises avaient été égarées par des Cycles fautifs. Enfin la science se trouva assez avancée au XVIème siècle, pour permettre au pape Grégoire XIII d’entreprendre et de consommer la réforme du calendrier. Il s’agissait de rétablir l’équinoxe au 21 mars, selon la disposition du concile de Nicée. Par une bulle du 24 février 1581, le Pontife opéra cette mesure, en retranchant dix jours de l’année suivante, du 4 au 15 octobre ; il restaurait ainsi l’œuvre de Jules César, qui, en son temps, avait aussi porté ses soins éclairés sur les supputations astronomiques. Mais la Pâque était l’idée fondamentale et le but de la réforme opérée par Grégoire XIII. Les souvenirs du concile de Nicée et ses règlements planaient toujours sur cette question capitale de l’année liturgique ; et le Pontife romain donnait ainsi, encore une fois, l’intimation de la Pâque à l’univers, non plus pour une année, mais pour de longs siècles. Les nations hérétiques sentirent malgré elles la puissance divine de l’Église dans cette opération solennelle qui intéressait du même coup la vie religieuse et la vie civile ; elles protestèrent contre le calendrier, comme elles avaient protesté contre la règle de la foi. L’Angleterre et les États luthériens de l’Allemagne préférèrent garder longtemps encore le calendrier fautif que la science repoussait, plutôt que d’accepter de la main d’un pape une réforme que le monde reconnaissait indispensable. Aujourd’hui la Russie est la seule des nations européennes qui persiste, par antipathie pour la Rome de saint Pierre, à rester en retard de dix à douze jours sur le monde civilisé.

Tous ces détails, que nous sommes forcé d’abréger extrêmement, montrent assez l’importance que l’on doit attacher à la date de la fête de Pâques ; et le Ciel a plus d’une fois manifesté par des prodiges qu’il n’était pas indifférent à cette date sacrée. À l’époque où la confusion des Cycles et l’imperfection des moyens astronomiques amenèrent tant d’incertitudes sur le véritable siège de l’équinoxe du printemps, des faits miraculeux suppléèrent plus d’une fois aux indications que ni la science ni l’autorité ne pouvaient plus fournir avec certitude. Paschasinus, évêque de Lilybée en Sicile, dans une lettre adressée à saint Léon le Grand, en 444, atteste que, sous le pontificat de saint Zozime, Honorius étant consul pour la onzième fois et Constantius pour la seconde, une intervention céleste vint révéler le vrai jour de la Pâque à une population simple et religieuse. Au sein de montagnes inaccessibles et d’épaisses forêts, il y avait dans un coin écarté de la Sicile un village nommé Meltine. Son église était des plus pauvres, mais Dieu la regardait dans sa bonté ; car chaque année, durant la nuit pascale, au moment où le prêtre se dirigeait vers le baptistère pour en bénir l’eau, la fontaine sacrée se trouvait miraculeusement remplie, sans qu’il existât aucuns canaux, ni aucune source voisine pour l’alimenter. L’administration du baptême étant terminée, l’eau disparaissait d’elle-même, et laissait le bassin à sec. Or il arriva, en l’année qui vient d’être indiquée, que durant la nuit de Pâques, pour laquelle le peuple, trompé par une fausse supputation, s’était rassemblé, la lecture des prophéties étant achevée, quand le prêtre se rendit, avec son troupeau, au baptistère, la fontaine apparut sans eau. Les catéchumènes attendirent vainement la présence de l’élément par lequel la régénération devait leur être conférée, et ils se retirèrent au lever du jour. Le 22 avril suivant dix des calendes de mai, la fontaine se trouva remplie jusqu’aux bords, attestant que ce jour était la véritable Pâque pour cette année (Leonis opp. Epist. 3).

Cassiodore, écrivant, au nom du roi Athalaric, à un personnage nommé Sévère, raconte un autre prodige qui avait lieu annuellement, dans un but semblable, la nuit de Pâques, en Lucanie, près de la petite île de Leucothée, dans un lieu appelé Marcilianum. Il y avait là une large fontaine, dont les eaux étaient d’une si admirable pureté, qu’elles imitaient la transparence de l’air. On l’avait choisie pour l’administration du baptême dans la nuit de Pâques. À peine le prêtre avait-il commencé les solennelles prières de la bénédiction sous la voûte naturelle qui couvrait cette fontaine, que l’eau, paraissant prendre part aux transports de la joie pascale, croissait dans le bassin ; en sorte que si elle s’élevait auparavant jusqu’à la cinquième marche, on la voyait monter jusqu’à la septième, comme pour aller au-devant des merveilles de grâce dont elle allait être l’instrument : Dieu montrant par là que la nature même insensible peut s’associer, quand il le permet, aux saintes joies du plus grand des jours de chaque année (Cassiodore. Variarum, lib. 7, epist. 33).

Saint Grégoire de Tours parle d’une fontaine qui existait de son temps dans une église de l’Andalousie, en un lieu nommé Osen, et dont le phénomène miraculeux servait pareillement à discerner le véritable jour de la Pâque. Tous les ans, l’évêque se rendait avec son peuple à cette église le Jeudi saint. Le lit de la fontaine était en forme de croix et orné de mosaïques. On constatait qu’elle était entièrement à sec ; et, après diverses prières, tout le monde sortait de l’église, et l’évêque en scellait la porte de son sceau. Le Samedi saint, le pontife revenait escorté de son peuple ; on ouvrait les portes, après avoir vérifié l’intégrité du sceau. Étant entré, on apercevait la fontaine remplie d’eau jusqu’au-dessus de la surface du sol,sans toutefois qu’elle répandît. L’évêque prononçait les exorcismes sur cette eau miraculeuse, et y versait le chrême. On baptisait ensuite les catéchumènes ; et lorsque le sacrement avait été conféré à tous, l’eau disparaissait immédiatement, sans que l’on sût ce qu’elle devenait (De Gloria Martyrum, lib. 1, cap. 24). Les chrétientés de l’Orient étaient aussi témoins de semblables prodiges. Jean Mosch parle, au VIIème siècle, d’une fontaine baptismale en Lycie que l’eau remplissait chaque année, la veille de Pâques ; mais elle demeurait les cinquante jours entiers, et tarissait tout d’un coup, après la fête de la Pentecôte (Pratum spirituale, cap. 195).

Dans l’Historique du Temps de la Passion, nous avons rappelé les lois des empereurs chrétiens qui interdisaient les procédures civiles et criminelles dans tout le cours de la quinzaine de Pâques, c’est-à-dire depuis le dimanche des Rameaux jusqu’à l’octave de la Résurrection. Saint Augustin, dans un sermon qu’il prononça le jour de cette octave, exhorte les fidèles à étendre à tout le reste de l’année cette suspension des procès, des querelles et des inimitiés, que la loi civile avait voulu arrêter du moins pendant ces quinze jours.

La sainte Église impose à tous ses enfants l’obligation de recevoir la divine Eucharistie à la fête de Pâques ; et ce devoir est fondé sur l’intention du Sauveur qui, s’il n’a pas fixé lui‑même l’époque de l’année à laquelle les chrétiens s’approcheraient de cet auguste sacrement, a laissé à son Église le soin et l’autorité de la déterminer. Aux premiers siècles la communion était fréquente, et même journalière, selon les lieux. Plus tard, les fidèles se refroidirent à l’égard de ce divin mystère ; et nous voyons, pour les Gaules, par un canon du concile d’Agde, en 506, que beaucoup de chrétiens avaient perdu sur ce point leur ferveur première. Il y est déclaré que les laïques qui ne communieront pas à Noël, à Pâques et à la Pentecôte, ne seront plus comptés pour catholiques (Concil. Agath., canon 18). Cette disposition du concile d’Agde passa en loi presque générale dans l’Église d’Occident. On la retrouve entre autres dans les règlements d’Egbert, archevêque d’York, et dans le troisième concile de Tours. En divers lieux cependant, on voit la communion prescrite pour les dimanches du Carême, et pour les trois derniers jours de la Semaine sainte, sans préjudice de la fête de Pâques. Ce fut au commencement du XIIIe siècle, au 4ème concile général de Latran, en 1215, que l’Église, témoin de la tiédeur qui envahissait toujours plus la société, détermina avec regret que les chrétiens ne seraient strictement obligés qu’à une seule communion par an, et que cette communion aurait lieu à Pâques. Afin de faire sentir aux fidèles que cette condescendance est la dernière limite qui puisse être accordée à leur négligence, le saint concile déclare que celui qui osera enfreindre cette loi pourra être interdit de l’entrée de l’église pendant sa vie, et privé de la sépulture chrétienne après sa mort, comme s’il avait renoncé lui-même au lien extérieur de l’unité catholique[1]. Ces dispositions d’un concile œcuménique montrent assez l’importance du devoir qu’elles sont destinées à sanctionner ; en même temps elles nous font apprécier douloureusement le triste état d’une nation catholique au sein de laquelle des millions de chrétiens bravent chaque année les menaces de l’Église leur mère, en refusant de se soumettre à un devoir dont l’accomplissement serait la vie de leurs âmes, en même temps qu’il est la profession essentielle de leur foi. Et quand il faut ensuite retrancher du nombre de ceux qui ne sont pas sourds à la voix de l’Église et viennent s’asseoir au festin pascal, ceux pour lesquels la pénitence quadragésimale a été comme si elle n’existait pas, on se livrerait à la crainte et à l’inquiétude sur le sort de ce peuple, si quelques indices consolants ne venaient de temps en temps relever les espérances, et promettre à l’avenir des générations plus chrétiennes que la nôtre.

La période des cinquante jours qui séparent la fête de Pâques de celle de la Pentecôte a constamment été l’objet d’un respect tout spécial dans l’Église. La première semaine, consacrée plus spécialement aux mystères de la Résurrection, devait être célébrée avec une pompe spéciale ; mais le reste de la cinquantaine n’a pas laissé d’avoir aussi ses honneurs. Outre l’allégresse qui plane sur toute cette partie de l’année, et dont l’Alleluia est l’expression, la tradition chrétienne assigne deux usages particuliers au temps pascal qui servent à le différencier du reste de l’année. Le premier consiste dans la défense de jeûner durant les quarante jours ; c’est l’extension du précepte antique qui prohibe le jeûne au dimanche ; toute cette joyeuse période devant être considérée comme un seul et unique dimanche. Les Règles religieuses les plus austères de l’Orient et de l’Occident acceptèrent cette pratique, qui parait remonter au temps des Apôtres. L’autre observance spéciale, et qui s’est conservée littéralement dans les Églises de l’Orient, consiste à ne pas fléchir les genoux dans les offices divins de Pâques à la Pentecôte. Nos usages occidentaux ont modifié cette pratique, qui a régné chez nous durant des siècles. L’Église latine a admis depuis longtemps la génuflexion à la messe dans le temps pascal ; et les seuls vestiges qu’elle ait conservés de l’ancienne discipline à ce sujet sont devenus presque imperceptibles aux fidèles qui ne sont pas familiarisés avec les rubriques intimes du service divin.

Le Temps pascal est donc tout entier comme un seul jour de fête ; c’est ce qu’attestait Tertullien dès le IIIème siècle, lorsque, reprochant à certains chrétiens sensuels le regret qu’ils éprouvaient d’avoir renoncé par leur baptême à tant de fêtes qui décoraient l’année païenne, il leur disait : « Si vous aimez, les fêtes, vous en trouvez chez nous : non pas des fêtes d’un jour, mais de plusieurs. Chez les païens, la fête est une fois célébrée pour l’année ; pour vous maintenant, autant de huitième jour, autant de fêtes. Additionnez toutes les solennités des gentils, vous n’arriverez pas à notre cinquantaine de la Pentecôte. » (De Idolatria, cap. 14) Saint Ambroise, écrivant pour les fidèles sur le même sujet, fait cette remarque : Si les Juifs, non contents de leur sabbat hebdomadaire, célèbrent un autre sabbat qui dure toute une année, combien plus devons-nous faire pour honorer la résurrection du Seigneur ! Aussi nous ont-ils appris à célébrer les cinquante jours de la Pentecôte comme partie intégrante de la Pâque. Ce sont sept semaines entières ; et la fête de la Pentecôte en commence une huitième. Durant ces cinquante jours, l’Église s’interdit le jeûne, comme au dimanche où le Seigneur est ressuscité ; et tous ces jours sont comme un seul et même dimanche. » (In Lucam, lib. 8, cap. 15)

Mystique du temps pascal

De toutes les saisons de l’Année liturgique, le Temps pascal est sans contredit, le plus fécond en mystères ; on peut même dire que ce temps est le point culminant de toute la Mystique de la liturgie dans la période annuelle. Quiconque a le bonheur d’entrer avec plénitude d’esprit et de cœur dans l’amour et l’intelligence du mystère pascal, est parvenu au centre même de la vie surnaturelle ; et c’est pour cette raison que notre Mère la sainte Église, s’accommodant à notre faiblesse, nous propose à nouveau chaque année cette initiation. Tout ce qui a précédé n’en était que la préparation : la pieuse attente de l’Avent, les doux épanchements du Temps de Noël, les graves et sévères pensées de la Septuagésime, la componction et la pénitence du Carême, le spectacle déchirant de la Passion, toute cette série de sentiments et de merveilles n’était que pour aboutir au terme sublime auquel nous sommes arrivés. Et afin de nous faire comprendre qu’il s’agit dans la solennité pascale du plus grand intérêt de l’homme ici-bas, Dieu a voulu que ces deux grands mystères qui n’ont qu’un même but, la Pâque et la Pentecôte, s’offrissent à l’Église naissante avec un passé qui comptait déjà quinze siècles : période immense qui n’a pas semblé trop longue à la divine Sagesse pour préparer, au moyen des figures, les grandes réalités dont nous sommes aujourd’hui en possession,

En ces jours s’unissent les deux grandes manifestations de la bonté de Dieu envers les hommes : la Pâque d’Israël et la Pâque chrétienne ; la Pentecôte du Sinaï et la Pentecôte de l’Église ; les symboles accordés à un seul peuple, et les vérités livrées sans ombre à la plénitude des nations. Nous aurons à montrer en détail l’accomplissement des figures anciennes dans les réalités de la Pâque et de la Pentecôte nouvelles, le crépuscule de la loi mosaïque faisant place au jour parfait de l’Évangile ; mais ne sommes-nous pas d’avance saisis d’un saint respect, en songeant que les solennités que nous célébrons en ces jours comptent déjà plus de trois mille ans d’existence, et qu’elles doivent se renouveler chaque année, jusqu’à ce que retentisse la voix de l’Ange qui criera : « Il n’y a plus de temps ( Apoc. 10, 6), et que s’ouvrent les portes de l’éternité ?

L’éternité bienheureuse est la véritable Pâque ; et c’est pour cette raison que la Pâque d’ici-bas est la Fête des fêtes, la Solennité des solennités. Le genre humain était mort, il était accablé sous la sentence qui le retenait dans la poussière du tombeau ; les portes de la vie lui étaient fermées. Or voici que le Fils de Dieu sort du sépulcre et entre en possession de la vie éternelle ; et ce n’est pas lui seulement qui ne mourra plus ; son Apôtre nous apprend qu’il « est le premier-né entre les morts » (Col. 1, 18). La sainte Église veut donc que nous nous regardions comme déjà ressuscités avec lui, comme déjà en possession de la vie éternelle. Ces cinquante jours du Temps pascal, nous disent les Pères, sont l’image de la bienheureuse éternité. Ils sont consacrés tout entiers à la joie ; toute tristesse en est bannie ; et l’Église ne sait plus dire une parole à son Epoux divin sans y mêler l’Alleluia, ce cri du ciel dont retentissent sans fin les rues et les places de la Jérusalem céleste, ainsi que nous le dit la sainte Liturgie (Pontificale Rom. In dedicat. Eccles). Durant neuf semaines nous avons été sevrés de ce chant d’admiration et d’allégresse ; il nous fallait mourir avec le Christ notre victime ; mais maintenant que nous sommes sortis du tombeau avec lui. et que nous ne voulons plus mourir de cette mort qui tue l’âme et qui fit expirer sur la croix notre Rédempteur, l’Alleluia est à nous.

La sage prévoyance de Dieu, qui a disposé dans une pleine harmonie l’œuvre visible de ce monde et l’œuvre surnaturelle de la grâce, a voulu placer la résurrection de notre divin Chef en ces jours où la nature elle-même semble aussi sortir du tombeau. Les champs étalent leur verdure, les arbres des forêts ont retrouvé leur feuillage, le chant des oiseaux réjouit les airs, et le soleil, type radieux de Jésus triomphant, verse des flots de lumière sur la terre régénérée. Au temps de Noël, cet astre, se dégageant avec peine des ombres qui semblaient menacer de l’éteindre pour toujours se montrait en harmonie avec l’humble naissance de notre Emmanuel, au sein d’une nuit profonde, sous les langes de l’humilité ; aujourd’hui, pour parler avec le Psalmiste, « c’est un géant qui s’élance dans la carrière ; et il n’est pas un être qui ne se sente ranimé par sa vivifiante chaleur. » (Ps. 18, 6, 7) Entendez sa voix dans le divin cantique, où il convie l’âme fidèle à s’unir à cette vie nouvelle qu’il communique à toute ce qui respire : « Lève-toi, ma colombe, lui dit-il, et viens. L’hiver a achevé son cours, les pluies ont cessé ; les fleurs se sont écloses sur la terre qui est à nous ; on entend la voix de la tourterelle, le figuier pousse ses fruits, et la vigne en fleur envoie ses suaves parfums. » (Cant. 2, 10-13)

Nous avons dit au chapitre précédent pourquoi le Fils de Dieu avait choisi le dimanche de préférence à tout autre jour, pour triompher de la mort et proclamer la vie. Il ne pouvait montrer plus énergiquement que toute la création se renouvelle dans la Pâque, qu’en ouvrant l’immortalité à l’homme, en sa personne, au jour même où, quarante siècles auparavant, il avait tiré la lumière du néant. Non seulement l’anniversaire de sa résurrection glorieuse devient désormais le plus grand des jours : mais, chaque semaine, le dimanche sera aussi une Pâque, un jour sacré. Israël, par l’ordre de Dieu, fêtait le Sabbat, pour honorer le repos du Seigneur après les six jours de son œuvre ; la sainte Église, qui est l’Épouse, s’associe à l’œuvre même de l’Époux. Elle laisse s’écouler le samedi, ce jour que son Époux passa dans le lugubre repos du sépulcre ; mais, illuminée des splendeurs de la Résurrection, elle consacre désormais à la contemplation de l’œuvre divine le premier jour de la semaine, qui vit tour à tour sortir des ombres et la lumière matérielle, première manifestation de la vie sur le chaos, et celui-là même qui, étant la splendeur éternelle du Père, a daigné nous dire : « Je suis la lumière du monde. » (s. Jean 8, 12)

Que la semaine donc s’écoule tout entière avec son Sabbat ; il nous faut, à nous chrétiens, le huitième jour, celui qui dépasse la mesure du temps ; il nous faut le jour de l’éternité, le jour où la lumière ne sera plus intermittente, ni donnée avec mesure, mais où elle s’étendra sans fin et sans limites. Ainsi parlent les saints docteurs de notre foi, quand ils nous révèlent les grandeurs du dimanche, et la sublime raison de l’abrogation du Sabbat. Sans doute il était beau à l’homme de prendre pour le jour de son repos religieux et hebdomadaire celui-là même où l’auteur de ce monde visible s’était reposé ; mais il n’y avait là cependant que le souvenir de la création matérielle. Le Verbe divin reparaît dans ce monde qu’il avait créé au commencement ; cette fois il cache les rayons de sa divinité sous l’humble voile de notre chair ; il est venu accomplir les figures. Avant d’abroger le Sabbat, il veut le réaliser en sa personne, comme tout le reste de la Loi, en le passant tout entier comme un jour de repos, après les labeurs de sa Passion, sous l’arcade funèbre du tombeau ; mais à peine le huitième jour a-t-il commencé son cours, que le divin captif s’élance à la vie et inaugure le règne de la gloire. « Laissons donc, dit à ce sujet le pieux et profond abbé Rupert, laissons le Juif, esclave de l’amour des biens de ce monde, se livrer à la joie surannée de son Sabbat, qui ne retrace que le souvenir d’une création matérielle. Absorbé dans les choses terrestres, il n’a pas su reconnaître le Seigneur qui a créé le monde ; il n’a pas voulu voir en lui le Roi des Juifs, parce qu’il disait : Heureux les pauvres ! Notre Sabbat à nous est le huitième jour, qui est en même temps le premier ; et la joie que nous y goûtons ne vient pas de ce que le monde a été créé, mais bien de ce que le monde a été sauvé. » (De divinis Officiis, lib. 7, cap. 19)

Le mystère du septénaire suivi d’un huitième jour, qui est le jour sacré, reçoit une application nouvelle et plus large encore dans la disposition même du Temps pascal. Ce temps se compose de sept semaines formant une semaine de semaines, dont le lendemain se trouve être encore un dimanche, le jour de la glorieuse Pentecôte. Ces nombres mystérieux que Dieu a posés lui-même le premier, en instituant dans le désert du Sinaï la première Pentecôte, cinquante jours après la première Pâque, furent recueillis par les Apôtres pour être appliqués à la période pascale des chrétiens. C’est ce que nous apprend le grand saint Hilaire de Poitiers, dont la doctrine est répétée par saint Isidore, Amalaire, Rhaban Maur, et généralement tous les anciens interprètes des mystères de la sainte Liturgie. « Si nous multiplions le septénaire par sept, dit l’illustre docteur des Gaules. nous reconnaîtrons que ce saint temps est vraiment le Sabbat des sabbats ; mais ce qui le consomme et l’élève à la plénitude de l’Évangile, c’est le huitième jour qui suit, ce jour qui est à la fois le premier et le huitième. Les Apôtres ont attaché à ces sept semaines une institution si sacrée, que, pendant leur durée, nul ne doit fléchir les genoux pour adorer, ni troubler par le jeûne les délices spirituelles de cette fête prolongée. La même institution s’étend à chaque dimanche ; car ce jour qui fait suite au samedi est devenu, par l’application du progrès évangélique, la perfection du samedi, et le jour que nous passons en fête et en allégresse. » (s. Hilaire, Prologus in Psalmos)

Ainsi donc nous retrouvons en grand dans la forme du Temps pascal le mystère que nous retrace chaque dimanche ; tout date pour nous désormais du premier jour de la semaine, parce que la résurrection du Christ l’a illuminé pour jamais de sa gloire, dont la création de la lumière matérielle n’était qu’une ombre. Nous venons de voir que cette institution était déjà ébauchée dans l’ancienne loi, bien que le peuple d’Israël n’en possédât pas le secret. La Pentecôte juive tombait le cinquantième jour après la Pâque, et ce jour était le lendemain des sept semaines. Une autre figure encore de notre Temps pascal se rencontrait dans l’une des institutions que Dieu avait données à Moïse pour son peuple, dans l’Année jubilaire. Chaque cinquantième année voyait les maisons et les champs qui avaient été aliénés pendant les quarante-neuf années précédentes retourner à leurs possesseurs, et les Israélites que la misère avait contraints de se vendre, recouvrer leur liberté. Cette année, appelée proprement l’année sabbatique, faisait suite aux sept semaines d’années qui avaient précédé, et portait ainsi l’image de notre huitième jour, dans lequel le fils de Marie ressuscité nous affranchit de l’esclavage du tombeau, et nous remet en possession de l’héritage de notre immortalité.

Les usages mystérieux dans le service divin, qui sont caractéristiques du Temps pascal dans la discipline actuelle, se réduisent à deux principaux : la répétition continuelle de l’Alleluia, dont nous avons parlé tout à l’heure, et l’emploi des couleurs blanche et rouge, selon que le demandent les deux solennités dont l’une ouvre cette période sacrée, et dont l’autre la termine. La couleur blanche est exigée par le mystère de la Résurrection, qui est le mystère de la lumière éternelle, lumière sans ombre ni tache, et qui produit dans ceux qui la contemplent le sentiment d’une inénarrable pureté et d’une béatitude toujours croissante. La Pentecôte, qui, dès cette vie, nous donne l’Esprit-Saint avec ses feux qui embrasent, avec son amour qui consume, demandait d’être exprimée par une couleur distincte. La sainte Église a choisi le rouge, pour exprimer le mystère du divin Paraclet se manifestant dans les langues de feu qui descendirent sur tous ceux qui étaient renfermés dans le Cénacle. Nous avons dit plus haut qu’il ne restait que peu de traces, dans la liturgie latine, de l’antique usage de ne pas fléchir les genoux au Temps pascal.

Les fêtes des Saints, qui ont été suspendues dans tout le cours de la Semaine sainte, le seront encore durant les huit premiers jours du Temps pascal ; mais ensuite elles vont reparaître sur le Cycle, joyeuses et abondantes, comme de brillantes planètes autour du divin Soleil. Elles lui feront cortège dans son Ascension glorieuse ; mais telle est la grandeur du mystère de la Pentecôte, que, dès la veille de ce jour à jamais mémorable pour l’Église, elles demeurent encore suspendues jusqu’après l’expiration complète du Temps pascal.

Les rites de l’Église primitive à l’égard des néophytes qui ont été régénérés dans la nuit de Pâques, offrent encore un grand nombre de traits du plus touchant intérêt. Ce n’est pas ici le moment d’en parler ; car ils ne se rapportent qu’aux deux octaves de la Pâque et de la Pentecôte. Nous les exposerons et nous en donnerons l’explication, à mesure qu’ils se présenteront à nous dans la marche de la sainte Liturgie.

Pratique du temps pascal

La pratique de ce saint temps se résume dans la joie spirituelle qu’il doit produire chez les âmes ressuscitées avec Jésus-Christ, joie qui est un avant-goût du bonheur éternel, et que le chrétien doit désormais maintenir en lui, cherchant toujours plus ardemment la Vie qui est dans notre divin Chef, et fuyant avec une énergie constante la mort, fille du péché. Durant la période qui a précédé, il nous a fallu nous affliger, pleurer nos fautes, nous livrer à l’expiation, suivre Jésus jusqu’au Calvaire ; la sainte Église nous impose maintenant de nous réjouir. Elle-même a banni toutes ses tristesses, elle ne gémit plus comme la colombe ; elle chante comme l’Épouse qui a retrouvé l’Époux.

Afin de rendre ce sentiment de joie pascale plus universel, elle s’est accommodée à la faiblesse de ses enfants. Après leur avoir rappelé la nécessité de l’expiation, elle a concentré toute la vigueur de la pénitence chrétienne dans les quarante jours qui viennent de s’écouler ; et tout à coup, rendant la liberté à nos corps en même temps qu’aux sentiments de nos âmes, elle nous a fait aborder à une région où il n’y a plus qu’allégresse, lumière et vie, où tout est joie, calme, douceur et espérance d’immortalité. C’est ainsi qu’elle a su produire dans les âmes même les moins élevées un sentiment analogue à celui qu’éprouvent les plus parfaites : en sorte que dans le concert qui s’élève de la terre à la louange de notre adorable triomphateur, il n’y ait pas de dissonance, et que tous, fervents et tièdes, unissent leurs voix dans un transport universel.

Le plus profond liturgiste du XIIème siècle, Rupert, Abbé de Deutz, exprime ainsi cet heureux stratagème de la sainte Église : « Il est, dit-il, des hommes charnels qui ne savent pas ouvrir leurs yeux pour contempler les biens spirituels, si ce n’est à l’occasion de quelque incident corporel qui leur donne l’impulsion. L’Église a dû chercher, pour les émouvoir, un moyen proportionné à leur faiblesse. Dans ce but, elle a disposé le jeûne quadragésimal, qui est la dîme de l’année offerte à Dieu, en sorte que cette sainte carrière ne doive se terminer qu’a la solennité de Pâques, et qu’ensuite viennent cinquante jours consécutifs, durant lesquels il ne se rencontre pas un seul jeûne. Il advient de là que les hommes mortifient leurs corps, étant soutenus par l’espérance que la fête de Pâques viendra les délivrer de ce joug de pénitence ; ils préviennent par leurs désirs l’arrivée de la solennité ; chacun des jours du Carême est pour eux comme la station du voyageur ; ils les comptent soigneusement, dans la pensée que le nombre en décroît progressivement ; et c’est ainsi que cette auguste fête désirée de tous devient chère à tous, comme l’est la lumière à ceux qui cheminent dans l’obscurité, la source jaillissante à ceux qui ont soif, et la tente dressée par le Seigneur lui-même au voyageur fatigué. » (De divinis Officiis, lib. 4, cap. 27)

Heureux temps que celui où, dans toute l’armée des chrétiens, comme parle saint Bernard, nul ne s’abstenait du devoir, où justes et pécheurs marchaient d’un même pas dans la carrière des observances chrétiennes ! Aujourd’hui la Pâque ne produit plus la même sensation dans notre société. Sans aucun doute, la cause en est dans la mollesse et la fausse conscience, qui portent un si grand nombre de personnes à se conduire à l’égard de la loi du Carême, comme si elle n’existait pas pour eux. De là vient que tant de fidèles voient arriver la Pâque comme une grande fête, il est vrai, mais sont à peine remués par cette impression de joie vive que l’Église porte empreinte dans toute son attitude en ces jours. Bien moins encore sont-ils dans la disposition de conserver et d’entretenir, pendant une période de cinquante jours, cette allégresse qu’ils ont partagée en si faible mesure, au jour tant désiré par les vrais chrétiens. Ils n’ont pas jeûné, ils n’ont pas gardé l’abstinence durant la sainte Quarantaine ; la condescendance de l’Église envers leur faiblesse n’a pas même suffi ; il leur a fallu d’autres dispenses ; heureux quand ils ne se sont pas exemptés d’eux-mêmes et sans remords de ces derniers restes du devoir chrétien ! Quelle sensation peut produire en eux le retour de l’Alléluia ? Leurs âmes n’ont pas été épurées par la pénitence ; et elles seraient assez agiles pour suivre le Christ ressuscité, dont la vie est désormais plus du ciel que de la terre !

Mais n’allons pas contre les intentions de la sainte Église, en nous attristant par ces pensées décourageantes ; prions plutôt le divin Ressuscité, afin que, dans sa toute-puissante bonté, il éclaire ces âmes des splendeurs de sa victoire sur le monde et la chair, et qu’il les élève jusqu’à lui. Rien ne doit nous distraire de notre bonheur en ces jours. Le Roi de gloire lui-même nous dit : « Est-ce que les enfants de l’Époux peuvent s’attrister pendant que l’Époux est avec eux ? » (s. Matth. 9, 15) Jésus est avec nous pour quarante jours encore ; il ne souffrira plus, il ne mourra plus : que nos sentiments soient donc en rapport avec son état de gloire et de félicité qui doit durer toujours. Il nous quittera, il est vrai, pour monter à la droite de son Père ; mais de là il nous enverra le divin Consolateur qui demeurera avec nous, afin que nous ne soyons pas orphelins. (s. Jean 14) Que ces douces et enivrantes paroles soient donc notre nourriture et notre breuvage en ces jours : « Les enfants de l’Époux ne doivent pas s’attrister pendant que l’Époux est avec eux. » Elles sont la clef de toute la sainte Liturgie dans cette saison ; ne les perdons pas de vue un seul instant, et nous éprouverons que si la componction et la pénitence du Carême nous ont été salutaires, la joie pascale ne nous le sera pas moins. Jésus en croix et Jésus ressuscité, c’est toujours le même Jésus ; mais en ce moment il nous veut autour de lui, avec sa sainte Mère, avec ses disciples, avec Madeleine, tous éblouis et ravis de sa gloire, oubliant tous, dans ces heures trop rapides, les angoisses de la douloureuse Passion.

Mais cette carrière toute de délices aura un terme ; la radieuse manifestation qui nous met hors de nous-mêmes s’effacera ; et il ne nous restera que le souvenir de la gloire ineffable et de la touchante familiarité de notre Rédempteur. Que ferons-nous alors en ce monde où Celui qui en était la vie et la lumière ne sera plus visible ? Chrétien, tu aspireras à une nouvelle Pâque. Chaque année te rendra ce bonheur que tu as su comprendre ; et de Pâque en Pâque tu arriveras à la Pâque éternelle qui dure autant que Dieu même, et dont les rayons arrivent jusqu’à toi comme un prélude aux joies qu’elle te réserve. Mais ce n’est pas tout : écoute la sainte Église ; elle a prévu le désenchantement auquel tu pourrais être tenté de succomber ; entends ce qu’elle demande pour toi au Seigneur : « Faites, nous vous en supplions, lui dit‑elle, que vos serviteurs expriment constamment dans leur vie le mystère de résurrection qu’ils ont reçu par la foi. » (Collecte du Mardi de Pâques) Le mystère de la Pâque ne doit pas cesser d’être visible sur la terre ; Jésus ressuscité monte au Ciel ; mais il laisse en nous l’empreinte de sa résurrection, et nous la devons conserver jusqu’à ce qu’il revienne.

Et comment, en effet, cette divine empreinte ne demeurerait-elle pas en nous, lorsque nous savons que tous les mystères de notre auguste Chef nous sont communs avec lui ? Depuis sa venue dans la chair, il n’a pas fait un pas sans nous. S’il est né en Bethléhem, nous naissions avec lui ; s’il a été crucifié à Jérusalem, notre vieil homme, selon la doctrine de saint Paul, a été attaché à la croix avec lui. S’il a été enseveli dans le tombeau, nous avons été ensevelis avec lui : d’où il suit que lorsqu’il ressuscite d’entre les morts, nous aussi nous devons marcher dans une vie nouvelle. (Rom. 6, 6-8)

Or « Jésus-Christ ressuscité d’entre les morts, ajoute le même Apôtre, ne meurt plus ; la mort n’a plus d’empire sur lui ; mort une seule fois, il est mort pour le péché ; mais maintenant il vit, et il vit à Dieu. » (Ibid. 9, 10) Nous sommes ses propres membres : son sort doit donc être le nôtre. Mourir de nouveau par le péché, ce serait renoncer à lui, nous séparer de lui, rendre inutiles pour nous cette mort et cette résurrection que nous avons partagées avec lui. Veillons donc à nous maintenir dans cette vie qui n’est pas de nous, mais qui cependant nous appartient en propre ; car celui qui l’a conquise sur la mort nous l’a donnée avec tout ce qui est à lui. Pécheurs qui avez retrouvé la vie de la grâce dans la solennité pascale, ne mourez donc plus ; faites les œuvres d’une vie ressuscitée. Justes que le mystère pascal a ranimés, montrez une vie plus abondante dans vos sentiments et dans vos œuvres. C’est ainsi que vous marcherez tous dans la vie nouvelle que nous recommande l’Apôtre.

Nous ne développerons pas ici les merveilles du mystère de la Résurrection de Jésus‑Christ ; elles ressortiront d’elles-mêmes de notre humble commentaire sur la sainte Liturgie, et mettront dans une plus grande évidence encore le devoir d’imitation imposé au fidèle à l’égard de son divin Chef, en même temps qu’elles nous aideront à comprendre la magnificence et l’étendue de l’œuvre capitale de l’Homme-Dieu. C’est ici, dans le Temps pascal, avec ses trois grandes manifestations de l’amour et du pouvoir divins, Résurrection, Ascension, descente de l’Esprit-Saint, c’est ici le point culminant de la Rédemption. Dans l’ordre des temps, tout a servi à préparer ce denoûment, depuis la promesse faite à nos premiers parents après leur faute par le Seigneur irrite et miséricordieux ; et dans l’ordre de la sainte Liturgie, depuis les semaines d’attente et de soupirs de l’Avent ; nous voici au terme, et Dieu y apparaît avec une puissance et une sagesse qui dépassent infiniment tout ce que nous pouvions prévoir. Les Esprits célestes eux-mêmes en sont confondus d’admiration et d’étonnement ; c’est ce que la sainte Église exprime dans un des cantiques du Temps pascal : « Les Anges, dit-elle, sont émus de terreur en voyant la révolution qui s’opère dans l’état de la nature humaine. La chair a péché, et c’est la chair qui la purifie ; un Dieu vient régner, et en lui la chair est unie à la divinité. » (Hymne des Matines de l’Ascension)

Le Temps pascal appartient encore à la Vie illuminative ; il en est la partie la plus élevée ; car il ne manifeste pas seulement, comme les temps qui l’ont précédé, les abaissements et les souffrances de l’Homme-Dieu. Il nous le montre dans toute sa gloire ; il nous le fait voir exprimant en son humanité le dernier degré de la transformation de la créature en Dieu. La venue de l’Esprit-Saint vient ajouter encore ses splendeurs à cette illumination ; elle révèle à l’âme les relations qui doivent l’unir à la troisième des divines Personnes. Ainsi se déclarent la voie et le progrès de l’âme fidèle, qui, étant devenue l’objet de l’adoption du Père céleste, est initiée à cette heureuse vocation par les leçons et les exemples du Verbe incarné, et consommée par la visite et l’habitation de l’Esprit-Saint. De là résulte tout l’ensemble des exercices qui la conduisent à l’imitation de son divin modèle, et la préparent pour l’union à laquelle elle est conviée par celui qui « a donné à tous ceux qui l’ont reçu de devenir enfants de Dieu, par une naissance qui n’est ni du sang, ni de la chair, mais de Dieu lui-même. » (s. Jean 1, 12, 13)

Chapitre quatrième De l’office de Complies au temps pascal

Antienne à la sainte Vierge

Une antique tradition se rapporte à cette célèbre et joyeuse Antienne. On raconte que, sous le pontificat de saint Grégoire le Grand, une peste désastreuse vint s’abattre sur la ville de Rome, pendant le Temps pascal. Afin d’en obtenir du ciel la cessation, le saint Pape ordonna une procession générale du clergé et du peuple, dans laquelle on porterait avec respect le tableau de la Sainte Vierge peint par saint Luc. L’immense et pieux cortège se dirigeait vers la basilique du Prince des Apôtres ; et à mesure que la sainte image s’avançait suivie du Pontife en prières, l’air se purifiait sur son passage, et les miasmes pestilentiels tombaient. On était arrivé au pont qui unit la ville au quartier du Vatican ; tout à coup un concert d’Anges se fait entendre au-dessus de la sainte image. Ces Esprits bienheureux chantaient : « Reine du ciel, réjouissez-vous, alleluia ; car celui que vous avez mérité de porter, alleluia, est ressuscité comme il l’avait dit, alleluia. » Après ces paroles, les voix célestes se turent ; alors le Pontife, osant unir les vœux de la terre au chant triomphal des deux, ajouta avec transport cette humble supplication : « Daignez prier Dieu en notre faveur, alleluia ; » et l’Antienne pascale de Marie se trouva ainsi composée. Grégoire, levant ensuite les yeux au ciel, aperçut sur la cime du Môle d’Adrien l’Ange exterminateur, qui, après avoir essuyé son épée ensanglantée, la remettait dans le fourreau. En mémoire de cette apparition, le Môle d’Adrien a conservé depuis le nom de Fort Saint-Ange ; et il est surmonté d’une statue colossale en bronze représentant l’Ange exterminateur qui abaisse son glaive, et le fait rentrer dans le fourreau.

Antienne

Regina cœli, laetare, alleluia,
Quia quem meruisti portare, alleluia,
Resurrexit sicut dixit, alleluia.
Ora pro nobis Deum, alleluia.V/. Gaude et laetare, Virgo Maria, alleluia ;
R/. Quia surrexit Dominus vere, alleluia.
Reine du ciel, réjouissez-vous, alleluia ;
Car celui que vous avez mérité de porter, alleluia,
Est ressuscité comme il l’avait dit, alleluia.
Daignez prier Dieu en notre faveur, alleluia.V/. Soyez dans . l’allégresse, ô Vierge Marie, alleluia ;
R/. Car le Seigneur est vraiment ressuscité, alleluia.

Oraison

O Dieu, qui avez voulu réjouir le monde par la Résurrection de Jésus-Christ, votre Fils : daignez nous faire arriver aux joies de la vie éternelle, par le secours de sa sainte Mère la Vierge Marie. Par le même Jésus-Christ notre Seigneur. Amen.

Que le secours divin demeure toujours avec nous !

Amen.

[1] Plus tard, le pape Eugène IV, dans la constitution Fide digna, donnée en l’année 1440, déclara que cette communion annuelle pouvait avoir lieu depuis le dimanche des Rameaux jusqu’au dimanche de Quasimodo inclusivement.