Les Quatre-temps de septembre

Dom Guéranger ~ L’Année liturgique
Les Quatre-Temps de septembre

L’Église commence à pratiquer en ce jour[1] le jeûne appelé des Quatre-Temps, lequel s’étend aussi au vendredi et au samedi suivants. Cette observance n’appartient point à l’économie de la commémoraison de notre Salut dans l’année liturgique : elle est une des institutions générales de l’Année ecclésiastique. On peut la ranger au nombre des usages qui ont été imités de la Synagogue par l’Église ; car le prophète Zacharie parle du jeûne du quatrième, du cinquième, du septième et du dixième mois. L’introduction de cette pratique dans l’Église chrétienne semble remonter aux temps apostoliques ; c’est du moins le sentiment de saint Léon, de saint Isidore de Séville, de Rhaban Maur et de plusieurs autres écrivains de l’antiquité chrétienne : néanmoins, il est remarquable que les Orientaux n’observent pas ce jeûne.

Dès les premiers siècles, les Quatre-Temps ont été fixés, dans l’Église Romaine, aux époques où on les garde encore présentement ; et si l’on trouve plusieurs témoignages des temps anciens dans lesquels il est parlé de Trois Temps et non de Quatre, c’est parce que les Quatre-Temps du printemps, arrivant toujours dans le cours de la première semaine de Carême, n’ajoutent rien aux observances de la sainte Quarantaine déjà consacrée à une abstinence et à un jeûne plus rigoureux que ceux qui se pratiquent dans tout autre temps de l’année. Les intentions du jeûne des Quatre-Temps sont les mêmes dans l’Église que dans la Synagogue : c’est-à-dire de consacrer par la pénitence chacune des saisons de l’année.

L’hiver, le printemps et l’été, marqués à leur début par l’abstinence et le jeûne, ont vu tour à tour la bénédiction du ciel descendre sur les mois dont ils se composent ; l’automne recueille les fruits que la miséricorde divine, apaisée par les satisfactions des hommes pécheurs, a daigné faire germer du sein de la terre maudite (Gen. 3, 17). La semence précieuse confiée au sol dans le temps des frimas, a percé la glèbe dès les premiers beaux jours ; quand Pâque s’est annoncé, elle a donné aux champs la gracieuse parure d’émeraude qui leur convenait pour s’associer au triomphe du Seigneur ; bientôt, image fidèle de ce qu’au même temps devaient être nos âmes sous les feux de l’Esprit-Saint, sa tige a grandi sous l’action de l’ardent soleil, l’épi jaunissant a promis cent pour un au laboureur, la moisson s’est accomplie dans la joie ; et maintenant les gerbes entassées dans les greniers du père de famille invitent l’homme à faire monter sa pensée vers le Dieu de qui lui sont venus tous ces biens. Qu’il ne se dise pas, comme fit ce riche de l’Évangile après une récolte abondante : « Mon âme, te voilà beaucoup de biens en réserve pour plusieurs années ; repose-toi, mange, bois, fais bonne chère ! » Et Dieu lui dit, ajoute l’Évangile : « Insensé ! cette nuit on va te redemander ton âme ; ce que tu as amassé, pour qui sera-ce (s. Luc 12, 16-21) ? » Pour nous, si nous voulons être véritablement riches selon Dieu et mériter son aide dans la conservation, non moins que dans la production des fruits de la terre, employons, au commen­cement de cette nouvelle saison, les mêmes moyens de pénitence qui nous ont été par trois fois déjà si utiles. C’est au reste un commandement formel de l’Église, obligeant, sous peine de péché grave, quiconque n’est pas dispensé légitimement de l’abstinence et du jeûne en ces trois jours.

Nous avons démontré précédemment la nécessité de l’initiative privée qui s’impose, sur le terrain de la pénitence, au chrétien désireux d’avancer dans les voies du salut. En cette matière pourtant, comme dans toutes les autres, l’œuvre privée n’atteint jamais au mérite et à l’efficacité de l’action publique ; car l’Église revêt de sa dignité même, et de la puissance de propitiation qui s’attache aux démarches de l’Épouse, les actes de pénitence accomplis en son nom dans l’unité du corps social. Saint Léon aime à revenir sur cette donnée fondamentale de l’ascétisme chrétien, dans les discours qu’il adressait au peuple de Rome, à l’occasion de ce jeûne du septième mois. « Bien, dit-il, qu’il soit loisible à chacun de nous d’affliger son corps par des peines volontaires, et de refréner, tantôt plus doucement, tantôt plus sévèrement, les convoitises charnelles qui luttent contre l’esprit : il faut, néanmoins, qu’à certains jours, soit célébré par tous un jeûne général. La dévotion est plus efficace et plus sainte, alors que, dans les œuvres de la piété, l’Église entière s’unit d’un seul esprit et d’une seule âme. Tout ce qui revêt le caractère public est en effet préférable au privé, et l’on doit comprendre qu’un plus grand intérêt est en cause là où s’applique le zèle de tous. Que l’observance particulière du chrétien ne relâche donc rien de sa diligence ; que chacun, implorant le secours de la protection divine, se munisse, à part soi, de la céleste armure contre les em­bûches des esprits de malice. Mais le soldat de l’Église, bien qu’il puisse se comporter vaillamment dans les combats singuliers, luttera toutefois plus sûrement et plus heureusement à son rang officiel dans l’armée du salut ; qu’il soutienne donc, en la compa­gnie de ses frères, et sous le commandement de l’invincible roi, la guerre universelle (Leo, Sermo 4 De jej. sept. mensis). »

Une autre année, en ces mêmes jours, le saint pape et docteur insistait plus énergiquement encore et plus longuement sur ces considérations, qu’on ne saurait trop rappeler aux tendances individualistes de la piété moderne. Nous ne pouvons lui em­prunter que quelques-unes de ses pensées, renvoyant le lecteur au recueil de ses admirables discours. « L’observance réglée d’en haut, déclare-t-il, l’emporte toujours sur les pratiques d’initiative privée, quelles qu’elles puissent être ; la loi publique rend l’action plus sacrée que ne peut faire un règlement particulier. L’exercice de mortification que chacun s’impose d’après son propre arbitre, ne regarde, en effet, que l’utilité d’une partie et d’un membre ; le jeûne qu’entreprend l’Église universelle, au contraire, ne laisse personne à part de la purification générale ; et c’est alors que le peuple de Dieu devient tout-puissant, lorsque les cœurs de tous les fidèles se rassemblent dans l’unité de la sainte obéissance, et que, dans le camp de l’armée chrétienne, les dispositions sont pareilles de tous côtés et la défense la même en tous lieux. Voici donc qu’aujourd’hui, mes bien-aimés, le jeûne solennel du sep­tième mois nous invite à nous ranger sous la puissance de cette invincible unité. Élevons vers Dieu nos cœurs ; dérobons quelque chose de la vie présente pour accroître nos biens éternels. La rémission plénière des péchés s’obtient sans peine, quand toute l’Église se réunit dans une seule prière et une seule confession. Si le Seigneur promet d’octroyer toute demande au pieux accord de deux ou trois (s. Matth. 18, 19-20), que refusera‑t-il à tout un peuple innombrable, poursuivant à la fois une même observance et priant dans l’accord d’un même esprit ? C’est une grande chose devant le Seigneur, un spectacle infiniment précieux, quand tout le peuple de Jésus-Christ s’applique ensemble aux mêmes offices, et que, sans distinction de sexe et de conditions, tous les ordres agissent d’un même cœur. S’éloigner du mal et faire le bien (Psalm. 33, 15), apparaît comme l’unique pensée de tous égale­ment ; Dieu est glorifié dans les œuvres de ses serviteurs ; l’aumône abonde ; personne ne cherche que les intérêts d’autrui, non les siens. Par cette grâce de Dieu qui fait tout en tous (1 Cor. 12, 6), le fruit est commun et commun le mérite ; car l’affection de tous peut être la même, malgré la disproportion des facultés, et ceux qui ont moins à donner s’égalent aux plus riches par l’allégresse qu’ils ressentent des largesses d’autrui. Rien de désor­donné dans un tel peuple ; aucune dissemblance, là où tous les membres du corps entier ne conspirent qu’à faire preuve d’une même vigueur d’amour. Alors l’excellence des parties rejaillit sur le tout et fait sa beauté. Embrassons donc, mes bien-aimés, cette bienheureuse solidité de l’unité sacrée, et entrons dans ce jeûne solennel avec la ferme résolution d’une volonté concordante (Léo, Sermo 3 De jej. sept. mensis). »

N’oublions point dans nos prières et nos jeûnes, en ces jours, les nouveaux prêtres et les autres ministres de l’Église qui vont rece­voir samedi l’imposition des mains. L’Ordination de septembre n’est pas généralement la plus nombreuse de celles que le Pontife accomplit dans le cours de l’année. L’auguste fonction à laquelle le peuple chrétien doit ses pères et ses guides dans les sentiers de la vie, offre cependant un intérêt particulier à cette époque de l’année, qui répond mieux qu’aucune autre à l’état présent du monde, incliné comme il l’est vers sa ruine. L’année penche, elle aussi, à son déclin. L’astre vainqueur, que nous avions vu s’élever au temps de Noël comme un géant, pour triompher des frimas et restreindre l’empire des ténèbres, s’abaisse maintenant, comme épuisé, vers l’horizon ; chaque jour le voit s’éloigner du zénith glorieux où nous admirâmes son éclat incomparable, à l’heure de l’Ascension de notre Emmanuel ; ses feux ont perdu leur ardeur ; et si le temps pendant lequel il répand sa lumière égale encore la durée des ombres, son disque déjà pâlissant annonce l’arrivée des longues nuits où la nature, dépouillée de ses derniers ornements sous l’effort des tempêtes, paraît s’ensevelir pour jamais dans le linceul glacé qui l’étreint. Ainsi le monde, illuminé jadis par l’Homme-Dieu et réchauffé par l’Esprit-Saint, voit en nos temps se refroidir la charité (s. Matth. 24, 12), diminuer la lumière et les feux du Soleil de justice. Chaque révolution arrache à l’Église des joyaux qu’elle ne retrouve plus après l’orage; les bourrasques se multiplient cependant, et la tempête devient l’état normal des sociétés. L’erreur domine, et fait la loi ; l’iniquité abonde. Quand viendra le fils de l’homme, disait le Seigneur, pensez-vous qu’il trouve encore de la foi sur la terre (s. Luc 18, 8) ?

Levez donc vos têtes, enfants de Dieu ; car votre rédemption est proche (Ibid. 21, 28-31). Mais d’ici l’heure pourtant où les cieux et la terre, renouvelés pour le règne éternel, s’épanouiront dans l’enivrante lumière de l’Agneau victorieux (Apoc. 21), des jours plus mauvais encore doivent s’écouler où les élus eux-mêmes seraient séduits, s’il était possible (s. Marc 13, 22). Combien il importe qu’en ces temps malheureux, les pasteurs du troupeau soient à la hauteur de leur vocation dangereuse et sublime ! Jeûnons donc et prions ; si multipliées que soient déjà les pertes subies dans les rangs des chrétiens autrefois fidèles aux pratiques de la pénitence, ne défaillons pas. Serrés dans notre petit nombre autour de l’Église, implorons l’Époux : qu’il daigne multiplier ses dons sur ceux qu’il appelle à l’honneur plus redoutable que jamais du sacerdoce ; qu’il leur infuse sa divine prudence pour déjouer les embûches, son zèle indompté à la poursuite des âmes ingrates, sa persévérance jusqu’à la mort à maintenir, sans réticence et sans compromis, la plénitude de la vérité confiée par lui au monde et dont la garde intacte doit être, au dernier jour, le témoi­gnage de la fidélité de l’Épouse.

Autresliturgies

Nous trouvons au Sacramentaire gélasien la forme en laquelle le jeûne des Quatre-Temps était annoncé à nos pères.

Annonce des jeûnes des mercredi, vendredi et samedi

Frères très aimés, la purification annuelle du jeûne qui sanc­tifie le corps et l’âme nous est annoncée par le retour de ce mois salutaire. Donc, mercredi et vendredi, unissons-nous d’un commun zèle pour offrir à Dieu le jeûne spirituel ; et samedi, célébrons les saintes veilles de la piété chrétienne en l’Église du bienheureux Pierre, sur l’intercession duquel notre foi fonde son espérance. Ainsi en ces jours saints, les souillures du péché dues à la fragilité de la chair seront effa­cées par le jeûne et l’aumône, avec l’aide de notre Seigneur Jésus-Christ, qui, étant Dieu, vit et règne avec le Père et l’Esprit-Saint dans les siècles des siècles.

L’ancienne Préface du Mercredi des Quatre-Temps de septembre était ainsi conçue.

Préface

Il est vraiment digne de vous rendre grâces, Dieu éternel. Si, en effet, vous avez voulu que, la récolte des fruits de la terre étant accomplie, nous vous rendissions grâces par l’abstinence, c’était afin de nous donner à connaître, par l’expression même de notre culte, que nous avons reçu ces biens pour y puiser de quoi suffire aux besoins de notre faiblesse, non pour favoriser les excès du corps ; afin aussi que le prélèvement de notre sobriété devînt l’aliment du pauvre : en sorte qu’à la fois et ce salutaire châtiment rabattît l’orgueil de notre mortalité, et cette piété nous rendit les imitateurs de votre bonté ; faisant ainsi que l’usage de vos dons dans le temps nous apprît à désirer avidement les éternels.

On regretterait de ne pas rencontrer dans cette Année liturgique le chant sublime par lequel quatre fois l’année, au commence­ment des saisons, l’Église glorifie avec les trois enfants de Baby­lone le Seigneur Dieu de nos pères.

Hymne

Vous êtes béni, Seigneur Dieu de nos pères ;
R/. Et digne de louange, et plein de gloire dans tous les siècles.

Et béni est votre glorieux, votre saint Nom ;
R/. Et digne de louange, et plein de gloire dans tous les siècles.

Vous êtes béni dans le saint temple de votre gloire ;
R/. Et digne de louange, et plein de gloire dans tous les siècles.

Vous êtes béni sur le trône saint d’où vous régnez ;
R/. Et digne de louange, et plein de gloire dans tous les siècles.

Vous êtes béni, appuyé sur le sceptre de votre divinité ;
R/. Et digne de louange, et plein de gloire dans tous les siècles.

Vous êtes béni, assis sur les Chérubins, contemplant les abîmes ;
R/. Et digne de louange, et plein de gloire dans tous les siècles.

Vous êtes béni, marchant sur l’aile des vents et sur les ondes de la mer ;
R/. Et digne de louange, et plein de gloire dans tous les siècles.

Que vous bénissent et tous les Anges et tous vos Saints ;
R/. Et qu’ils vous louent, et qu’ils vous glorifient dans tous les siècles.

Que vous bénissent les cieux, la terre, la mer et tout ce qu’ils renferment ;
R/. Et qu’ils vous louent, et qu’ils vous glorifient dans tous les siècles.

Gloire au Père, et au Fils, et au Saint-Esprit ;
R/. Au digne de louange, au plein de gloire dans tous les siècles.

Comme il était au commencement, et maintenant, et toujours, et dans les siècles des siècles. Amen.
R/. Au digne de louange, au plein de gloire dans tous les siècles.

Vous êtes béni, Seigneur Dieu de nos pères ;
R/. Et digne de louange, et plein de gloire dans tous les siècles.

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[1] Les Quatre-temps de Septembre sont les plus anciens avec ceux de décembre. Ils ont toujours lieu dans la semaine qui suit le 3ème dimanche de septembre. Par commodité, le Missel Romain les place après le 17ème dimanche après la Pentecôte.