MON SOUCI A PROPOS DES JEUNES
Je pouvais comprendre à partir des lettres et des visites que de grandes difficultés avaient surgi à X… Bien que K… ait collaboré avec moi depuis le début, elle était néanmoins encore trop jeune pour porter seule toutes les responsabilités dans ces circonstances difficiles. De plus, elle avait perdu beaucoup d’estime à X…, à cause du comportement douteux de son beau-frère, qui nous avait volés et dénoncés. C’est pour cette raison précisément que je confiai à ma nièce le soin et la responsabilité principale du foyer. Elle avait été religieuse et elle était plus âgée que K…, mais du fait qu’elle n’avait passé que six mois dans notre milieu, elle comprenait moins bien l’esprit des jeunes. Elle cherchait continuellement des possibilités pour placer tous les enfants et pour ne plus les garder près d’elle. Le nombre des jeunes avait diminué. Il y régnait une mésentente.
K… luttait pour les jeunes. Ma nièce, elle, s’occupait de son affaire. Toutes les deux étaient animées de bonnes intentions, mais la divergence de leur manière de voir était désastreuse dans ces circonstances. Finalement l’évêque d’X… les convoqua et se mit lui-même d’accord avec elles pour le meilleur arrangement des choses. E… prit tout sur elle et K… s’en alla travailler dans une fabrique de meubles à Budapest, car, en plus, on manquait beaucoup d’argent. Ainsi elle n’était à la maison que le soir et les jeunes échappaient à ses soins. C’est ainsi que j’ai perdu un à un les meilleurs de mes jeunes. A… qui avait été placé chez ses grands-parents, a été envoyé par eux dans un collège communiste. Après une année et demie, il fut renvoyé parce qu’il s’opposait continuellement à la doctrine de Marx, Lénine et Engels. Il travailla ensuite dans un garage et devint chauffeur. L…, son petit frère, qui depuis toujours m’était si attaché, fut aussi conduit dans un institut communiste. En vain, j’essayai de différentes façons de les sauver, mais leurs grands-parents n’étaient pas d’accord. On n’aurait jamais dû les leur envoyer, mais ici, du camp de concentration, je ne pouvais rien faire.
Également Z…, un très chic garçon, fut pris par un membre de sa famille et tomba dans un très mauvais milieu. Beaucoup de mes bons gars, même ceux qui avaient une vocation pour le sacerdoce, ont été ainsi perdus. Combien de nuits sans sommeil, tout cela ne m’a-t-il pas donné ! Combien je me sentais impuissant, ce qui me préoccupait sans cesse ! J’écrivis à K… qu’elle ne devait pas aller à la fabrique, mais elle y allait quand même. J’écrivis à E… qu’elle ne pouvait pas laisser partir des jeunes, mais elle les laissait s’en aller quand même. Je ne comprenais pas leur comportement. C’était à en devenir fou de me trouver dans cette incapacité d’agir ! Plus tard, j’ai mieux compris leur attitude. En fait, ils ne pouvaient pas faire autrement. En réalité elles luttaient très courageusement. Bien que, d’une part, ces premiers mois de ma captivité ne fussent pas si pénibles, étant donné la souplesse du régime, c’était, d’autre part, pour moi, les mois les plus durs, à cause du souci constant dû à la perte de mes jeunes. La maladie de ma mère ne me laissait pas non plus de paix. En fait, c’était plus grave pour elle qu’on ne l’avait dit au début. Je pouvais m’en douter, car je lui écrivais beaucoup de lettres et elle ne me répondait jamais ! Si cela lui avait été possible, elle l’aurait certainement fait.
DE NOUVEAU AUX MAINS DE LA POLICE SECRÈTE
À tous ceux qui voulaient célébrer le matin, je donnais quelques gouttes de vin. Comme je m’étais tant évertué pour maintenir la possibilité d’avoir l’Eucharistie, il était naturel que je fusse désigné par les autres comme gardien du trésor de notre chambre. Le soin et la conservation de l’Eucharistie me fut confié.
Il y avait bientôt trois mois que je me trouvais dans le camp de concentration de Kistarxa. Plus de 2.000 personnes étaient là en prison. Les gardiens étaient des agents de police et ils nous traitaient assez humainement. Ceux surtout qui travaillaient avaient bien des avantages et ils pouvaient facilement aller d’une chambre à l’autre pour y visiter des amis et des connaissances.
Durant toute la journée, la radio hurlait dans la cour. Nous pouvions également recevoir des livres et des journaux. Mais… cela ne dura pas longtemps. Les agents de police furent remplacés par la police secrète du n°… rue A…, et ceux-ci transformèrent le camp en une prison terrible.
Tous les avantages furent supprimés d’un seul coup. Personne ne pouvait plus travailler et personne non plus ne pouvait quitter les chambres. Tout fut fermé. Partout on aménagea des fermetures de fer. Nous ne pouvions plus recevoir de colis, ni de visites. Il était également interdit de réciter le bréviaire ou d’écrire des lettres. Chose très pénible, pour nous prêtres, nous ne pouvions plus recevoir de vin pour la messe et nos provisions seraient bientôt épuisées. Le nombre des gardiens fut doublé quand nous exprimâmes trop bruyamment notre opinion sur ce régime de terreur. Il en résulta que beaucoup furent emmenés aux cellules des bas-fonds où ils restèrent des mois tout seuls, et soumis à de terribles tortures. Le dimanche, plus de messe non plus dans la cour. Les journaux et les livres furent interdits. Partout, dans chaque chambre, on recrutait des espions qui étaient prêts à tout pour obtenir plus de nourriture. La police secrète était ainsi à la hauteur de tout.
Les radios furent enlevées. Nous n’étions plus autorisés à nous promener dans la cour que pendant dix minutes, chaque chambre séparément, en file l’un derrière l’autre, la tête courbée et les mains derrière le dos. Cette période de transition dura environ un mois. Les gens devenaient malades et maigrissaient. Ils étaient taciturnes et découragés. Dans notre chambre de prêtres, l’atmosphère générale était devenue très pesante. Chaque jour, il n’y avait plus qu’une seule messe dans notre chambre. La police secrète le permettait encore parce qu’elle était convaincue que notre provision de vin serait bientôt épuisée. Heureusement nous pouvions encore recevoir des colis et je demandais avec un peu de raisins. Je les pressais dans un petit mouchoir et j’en gardais le jus dans des petits verres sous mon lit. Quand ce jus commençait à fermenter j’attendais qu’il soit tout à fait prêt et avec un mince tuyau en caoutchouc je le faisais passer dans un autre petit verre. J’obtenais ainsi du bon vin, pur et clair, pour la messe. Je pouvais ensuite, agenouillé sur mon lit, offrir, chaque matin, dans le secret, la messe. Mon calice était un petit vase, une salière.
Il y avait un risque continuel de voir notre chambre envahie et fouillée. C’est pour cette raison que je gardais toujours l’Eucharistie dans un petit sac sur mon cœur. Oh ! combien de consolation, de force et de joie profonde j’ai éprouvées du fait d’être toujours près de Jésus !
J’avais aussi souvent la possibilité de donner un petit morceau de l’hostie quelque part dans le corridor, à un malade qui attendait l’arrivée du médecin, ou en descendant l’escalier pour chercher mon pauvre bol de soupe. En effet beaucoup de compagnons de prison savaient que je portais Notre-Seigneur sur moi. Parfois ils me chuchotaient leur confession, ou, quand ils n’en avaient pas la possibilité, je leur donnais un signe d’avoir le regret de leurs fautes et je leur donnais ensuite l’absolution. Je leur donnais parfois la communion dans un petit morceau de papier. Souvent des prêtres prisonniers m’ont mis en garde pour que je cesse, parce que c’était trop dangereux et que toute la chambre des prêtres en pâtirait si la police secrète arrivait un jour à le savoir. Mais je trouvais cela trop pusillanime et je continuais d’agir dans le même sens.
Outre la garde policière sur les grandes tours du camp et partout près des murs, veillait aussi la police secrète à l’intérieur du bâtiment. Ils étaient aidés dans leur tâche par les gardiens du jour, “napos” en hongrois. Il y en avait ainsi une vingtaine dans chaque pavillon. Ils formaient une sorte de gouvernement autonome des prisonniers. Ils exerçaient surtout un contrôle et pouvaient pénétrer dans toutes les chambres. C’étaient souvent des communistes qui étaient punis pour l’un ou l’autre délit. Ils étaient bien prisonniers eux-mêmes, mais ils devaient sans cesse épier les autres et rapporter toute infraction contre le règlement du camp. Comme ces gens espéraient retrouver plus vite leur liberté grâce à leur délation, ils étaient au fond plus dangereux que la police elle-même.
Je pus cependant faire agir en ma faveur deux de ces gardiens de jour et ils sont devenus mes meilleurs alliés pour distribuer le Saint-Sacrement dans les autres chambres, même à l’hôpital et dans les cellules privées. Mes deux Tarcisius portaient avec bien du danger pour eux-mêmes la Sainte Hostie à travers tout le camp. Bien qu’ils fussent eux-mêmes épiés, la police secrète ne put jamais les prendre. C’était habituellement le matin, pendant l’exercice de gymnastique que je leur remettais mon précieux trésor. De temps à autre, la nuit, quand ils faisaient la garde, ils se glissaient près de mon lit pour recevoir l’hostie. Je devais souvent admirer leur habileté et leur audace. La police qui le savait, a longtemps cherché, a même menacé et utilisé la ruse, mais elle n’a jamais su trouver la vraie piste. C’était un miracle continuel que le Seigneur restait ainsi parmi nous, malgré la surveillance et l’isolement.