X
ADIEU, CHÈRE MAMAN, AU REVOIR DANS LE CIEL !
Quand l’exaspération eut atteint son maximum et que les gens épuisés par la faim, tentèrent de s’en tirer par le suicide ou l’évasion, il y eut un peu de détente. Nous pouvions écrire dix mots chez nous, et, demander des petits paquets de deux kilos et demi contenant 500 g de graisse, 500 g de sucre, 500 g de confitures et 1 kg de pain. Nous pouvions aussi attendre des visites, mais seulement des plus proches parents.
J’ai attendu le dimanche avec impatience. Nous n’avions que cinq minutes pour parler et comme il existait entre nous et les visiteurs une distance de deux mètres, avec un grillage tel que nous ne pouvions presque pas nous voir, nous devions presque crier pour nous comprendre. J’appris ainsi d’Imi que maman était gravement malade. À un moment où la police ne semblait pas prêter une grande attention à moi, je lui demandai avec insistance de cacher des raisins sous la confiture dans mes petits paquets. Le restant n’avait pas d’importance pour moi, mais des raisins, surtout des raisins, il devait m’en envoyer toujours pour pouvoir continuer la messe. C’était pour moi d’un intérêt vital. Dieu merci ! Imi l’avait compris. J’étais rassuré.
Mon cœur battait très fort, quand je reçus le premier paquet. J’ouvris le sac de linge blanc et j’en retirai un beau pain rond et blanc. J’avais aussi assez de pain pour les hosties à la rigueur pour un an. Puis je pris le pot de confitures ; avec prudence j’en retirai environ un tiers au moyen d’une cuiller et… oh ! bonheur ! le reste du pot contenait de beaux raisins. Si je pouvais recevoir une petite grappe tous les mois, je resterais pourvu également en vin de messe. Que j’étais heureux et reconnaissant ! Je proposai à mes confrères d’en faire autant et quelques-uns y consentirent. Mais la plupart secouèrent la tête en signe de désapprobation.
— De là viendront de grandes difficultés. Si la police venait à découvrir cette fraude, c’en serait également fini des petits paquets et ils nous jetteraient à la cellule des bas-fonds.
Je n’osai pas insister davantage, car pour la plupart ce petit paquet de vivres avait plus d’importance qu’une sainte messe.
Par un frais matin de printemps, j’avais à peine fini de célébrer la messe que mon nom fut proclamé. Un gardien de jour se trouvait près de la porte et tenait un télégramme à la main. Je pris le papier en tremblant. Tous vinrent autour de moi, car c’était la première fois qu’un télégramme était envoyé dans notre chambre. C’est alors que je lus :
“Maman est décédée ce matin. ”
Tout vacillait autour de moi et je pleurais. Le papier tomba de mes mains. Ils le ramassèrent et j’entendis quelqu’un lire tout haut :
— Maman est décédée ce matin !
— Prions pour le repos de son âme, proposa mon vieil ami, le vieux curé.
Chacun se mit à genoux et nous avons prié.
— Notre Père, que votre volonté soit faite. Donnez-lui la paix et que la lumière éternelle luise pour elle.
Je la voyais à travers mes larmes, telle que je l’avais vue la dernière fois à la tombée de la nuit. Ma vaillante petite mère, c’est en vain que tu as attendu ton fils prêtre au chevet de ton lit pour mourir… J’entendais de loin encore la conversation des autres :
— Ce matin, elle est décédée.
— Non, disait un autre, regarde la date. Ce télégramme a été envoyé il y a huit jours déjà.
— Elle est déjà enterrée, fit remarquer un autre.
— Il semble bien que ce camp soit situé plus loin de Budapest que du Pôle Nord, entendis-je dire par le vieux curé. (La mère d’I… R… est décédée le 1er mars 1950.)
Un par un, ils sont venus me serrer la main et me présenter leurs condoléances. Je ne pouvais pas dire un mot. Enfin je cachai ma tête dans les mains et je ne retins plus mes larmes. Personne ne peut deviner combien de peine on éprouve quand, en de telles circonstances, on est soi-même enterré vivant. J’étais inconsolable et je ne pouvais que prier la Mère des Douleurs.
Quand papa est mort, j’étais en Flandre et à cause de la guerre, qui était commencée, je ne pouvais pas revenir à la maison pour l’enterrement. Maintenant c’étaient mes liens qui m’empêchaient d’aller sur la tombe de maman bien que je ne me trouvasse qu’à 30 km de là. Je me sentais un peu coupable, parce que pendant sa vie je lui avais consacré si peu de temps. Mais discrète comme elle était, elle n’avait jamais insisté : elle voyait tout mon travail et elle comprenait qu’un prêtre doit être auprès des autres. Je priais beaucoup pour elle, car j’étais sûr que ma captivité avait été la grande cause de sa maladie et qu’elle avait offert toute sa souffrance pour l’apostolat de son fils.
XI
DES NOUVEAUX
LA DISSOLUTION DES ORDRES RELIGIEUX
Avec le printemps, revint l’espoir. Beaucoup attendaient une amnistie pour le 4 avril, parce que, depuis de nombreux mois personne n’avait été libéré et que, au contraire, on amenait toujours davantage de nouveaux prisonniers. Dans toutes les chambres il y avait tant de monde qu’ils étaient deux ou trois dans tous les lits. Après Pâques en effet, quelques-uns furent libérés, mais pas un seul prêtre. Au contraire, il arriva encore trois prêtres qui avaient en fait terminé leur temps de détention, mais qui furent placés dans notre camp au lieu d’être libérés. D’après eux, notre camp était pire que la prison d’où ils sortaient. Dans notre chambre, c’était si triste pendant les beaux jours du mois de mai ! Au début un peu de soleil pénétrait par les fenêtres, mais par ordre de la police secrète toutes les fenêtres furent peintes d’une couleur gris foncé, qui ne laissait pas passer le moindre rayon de lumière. Nous étions comme enfermés dans des caveaux. Seulement au plafond, par un petit trou, un peu d’air frais pouvait passer, et c’est vers ce point que je regardais pendant des heures ce tout petit morceau de ciel bleu, tout en récitant mon Rosaire. Dans mon imagination, je transmettais aux nuages qui passaient, mes amitiés à tous mes jeunes et à mes amis de Flandre.
Au début de l’été, les gardiens de jour amenèrent trois Jésuites dans notre chambre. Nous avons appris d’eux que tous les ordres religieux avaient été dissous par l’État. Tous les religieux avaient été conduits avec leur modeste pécule dans quelques lieux de rassemblement. Ils ne savaient pas ce que l’avenir leur réservait.
Ces Jésuites avaient tenté de s’échapper et avaient été arrêtés. Chaque jour désormais des religieux seront incarcérés, de telle façon que notre petite chambre sera pleine à craquer. Il n’y avait que vingt-quatre places pour s’étendre et nous étions déjà soixante ! Notre chambre était au deuxième étage, exactement au-dessous de la plate-forme du bâtiment. Avec l’échauffement du soleil brûlant, on y étouffait. C’était à en mourir de chaleur. Jour et nuit, nous étions ruisselants de sueur. Il était cependant interdit d’ouvrir les fenêtres, même la nuit. Pendant les quatre étés passés au camp de concentration, j’ai toujours ressenti que l’été était bien plus difficile à supporter que l’hiver. On pouvait se défendre contre le froid en s’habillant plus chaudement, en marchant de long en large, mais contre cette chaleur d’enfer, il n’y avait aucun adoucissement possible.
Dans un coin de la chambre, j’avais pris possession d’une petite table qui était devenue mon lit. Elle était étroite et courte, de telle façon que mes deux jambes y pendaient. Trois vieux curés enlevaient, pour la nuit, leur dentier et le mettaient dans un vase avec de l’eau. Ce vase se trouvait toujours sur ma table. Mais une nuit, quand je me tournai en tous sens, anxieusement, sur ma table très dure, le vase rempli d’eau avec les dentiers tomba juste sur la tête d’un jeune prêtre qui dormait sous ma table. Celui-ci était par ailleurs assez nerveux, mais quand il reçut cette eau froide et trois dentiers sur la tête, il fut si effrayé, qu’il cria au meurtre et à l’incendie et sauta debout. C’est ainsi qu’il frappa du pied sur les mains d’un autre serviteur de Dieu qui commença aussi à crier comme un hystérique et qui frappa, en agitant ses mains, le visage d’un vieux prêtre. Ce fut un chahut et des hurlements inimaginables ! On sautait l’un sur l’autre, des têtes s’entrechoquaient ; partout où l’on marchait, on touchait soit une tête, soit un bras, soit un pied. Les gardiens pénétrèrent précipitamment dans la chambre et il leur fallut beaucoup de peine et de temps pour ramener un peu d’ordre dans la chambre. Elle avait l’allure d’un champ de bataille. De la paisible hauteur où je me trouvais, je regardais ce spectacle en souriant. Depuis longtemps je n’avais pas autant ri, surtout quand je vis un curé retirer ses dents d’un soulier, tandis qu’un autre, tout en maugréant, arrangeait son trésor indispensable au-dessous d’un lit. Personne ne savait au juste ce qui était arrivé et pourquoi ce chahut nocturne avait été provoqué.