La spiritualité du martyre
10. Prisonnier avec l’Eucharistie

XII
COLLABORER AVEC LES COMMUNISTES ?

Le responsable de la salle des prêtres était un jeune chapelain. Il avait échoué en prison par hasard et, de ce fait, n’avait qu’une seule pensée : en sortir le plus rapidement possible. À plusieurs reprises il tâcha de me convaincre de collaborer avec les autorités du camp de concentration. Une conversation m’apprit que les autorités désiraient que les prêtres introduisent conjointement un recours en grâce. Cela impliquait naturellement un engagement de coopération avec le gouvernement pour le développement et la prospérité de l’État démocratique. Le chef de salle se dépensait sans compter pour rallier les voix de tous les ecclésiastiques en vue du recours en grâce. Il espérait gagner aussi mon concours, mais là il se trompait lourdement dans ses calculs. Au lieu de m’associer à son œuvre, j’inaugurai de mon côté une puissante offensive en sens contraire. Un jeune curé qui avait environ mon âge était mon principal auxiliaire. Il y eut de grandes discussions dans la salle, car les points de vue étaient totalement divergents. Le nôtre était le suivant : pourquoi mendier une remise de peine puisque nous étions innocents et maintenus en détention sans jugement ? En tout cas, il ne pouvait être question de collaborer avec le régime communiste. Tout cela fit tellement de bruit dans notre chambrée que les autorités du camp préférèrent enterrer provisoirement le projet de requête. Le chef de salle fut transféré en cellule pour avoir échoué dans sa mission. Il revint parmi nous après une quinzaine de jours mais on le déposséda de sa fonction de préposé.

Être nommé chef de salle était une charge qui rapportait divers avantages. Bien entendu on ne nommait que ceux qui se pliaient à la volonté des autorités. Néanmoins, les prêtres avaient le droit de désigner eux-mêmes les candidats éventuels. Vu la mésaventure du recours en grâce, il ne restait plus qu’un vague candidat à briguer le poste de chef de salle. Il se trouvait parmi nous depuis un mois et les autorités du camp l’appelaient parfois pour de longues discussions. Un jour, le prêtre le plus âgé, un Jésuite, se leva et dit :

— Décidons de nommer notre jeune Père X… comme candidat chef de salle, par unanimité de voix.

Me levant aussi, je remarquai calmement :

— Je proteste, car il n’y a pas eu de véritable élection.

— Mais qui y aurait-il d’autre pour assumer cette responsabilité, s’écria le vieux Jésuite. Tout le monde a peur depuis les ennuis du dernier chef de salle.

— Ah oui ? demandai-je. A-t-on vraiment demandé l’avis de chacun d’entre nous ?

Il se fit un grand silence.

— Par exemple, ajoutai-je, il n’y a personne qui m’ait rien demandé. Afin que vous vous rendiez compte que tout le monde n’a pas peur, pour ma part, je veux bien postuler la charge de préposé pour autant que cela vous convienne. Les conséquences éventuelles m’importent peu. Mais je tiens à préciser dès maintenant que je ne bougerai pas un doigt en faveur du recours en grâce !

Il régna un silence de mort dans la salle. Mon bon ami, le jeune curé, vint me serrer la main.

— Eh bien, dit le jeune Père, puisqu’il y a un second candidat on pourra procéder au vote.

Il y eut de nouvelles et interminables discussions. Les membres des ordres religieux formaient la majorité, car on en avait arrêté un grand nombre. Je me rendais compte qu’il s’agissait maintenant de l’honneur de la salle des prêtres. Si je sortais perdant — ce qui était probable — le projet du recours en grâce allait être adopté. Si j’étais élu, le projet était à l’eau, mais pour moi la partie serait dure à tenir, car les autorités ne toléreraient pas d’activités subversives. On passa finalement au vote : le jeune Père gagna par cinq voix. Je respirai, soulagé d’une part, et quand même un peu déçu de l’autre. Les communistes avaient donc réussi, même ici, dans la prison, à infiltrer leur politique de zizanie, de persuasion. Même chez nous ecclésiastiques ! C’est la méthode habituelle dont ils usent pour arriver à leurs fins.

Il se passa quand même presque un mois avant qu’on décidât de voter pour ou contre le recours en grâce. Entre temps on nous avait amené d’autres compagnons de détention. Les voyant, je tressaillis de joie et tombai à leur cou… il s’agissait de deux chanoines et d’un jeune séminariste de V… Je retrouvais enfin des prêtres de ma ville chérie ! On était venu les cueillir au milieu de la nuit deux mois auparavant. Leur crime consistait à avoir obéi â leur évêque en citant devant les tribunaux ecclésiastiques quelques curés qui s’étaient associés à des manifestations publiques communistes en y prenant la parole.

C’est alors que j’entendis pour la première fois parler des “prêtres de la paix” qui collaboraient avec le régime dont ils renforçaient ainsi l’autorité. Ce qui se passait ici, parmi les prêtres arrêtés, se passait aussi au dehors, dans le monde. Les communistes introduisaient une scission dans l’Église de Hongrie pour briser plus facilement sa résistance.

Les chanoines me donnèrent des nouvelles de ma petite église ; j’appris qu’elle était bien entretenue et regorgeait de fidèles qui parfois priaient aussi pour moi. Tout ce que j’avais institué était momentanément encore sauvegardé. Petite Mère s’y trouvait, ainsi que ma nièce et une vingtaine d’Aiglons. L’évêque s’occupait d’eux personnellement. Ils paraissaient oubliés par les bonzes du Parti… On parlait souvent de moi à V…en espérant mon retour et on avait essayé à plusieurs reprises d’obtenir ma libération en déléguant un groupe de pétitionnaires à la mairie… J’écoutais tout cela avec une profonde émotion.

Les chanoines avaient triste mine et respiraient la misère. Je leur donnai tout ce dont je pouvais me passer et je mis aussi mon petit coin à leur disposition. Lorsqu’ils furent quelque peu équipés, je leur fis part de ce qui se passait ici en leur demandant de ne pas signer le recours en grâce. Ils me promirent de se conformer à cette ligne de conduite. Entre temps, décembre arriva avec son cortège de journées sombres et froides. Au cours d’un dimanche on nous lut le texte du document discuté en nous enjoignant d’y apposer notre signature. Je demandai la parole, ce qui me fut accordé.

— Mes très honorés confrères, leur dis-je, réfléchissez bien à ce que vous allez faire. Par votre signature, par cette promesse, vous prendrez la décision de collaborer avec le régime communiste. Les autorités du camp n’ont pas l’intention de vous libérer, elles veulent simplement se rendre compte de l’esprit qui règne dans notre salle et sur qui elles peuvent compter. Ceux qui refusent de signer peuvent s’attendre à encore plus de brimades et de souffrances. Vous qui signerez, n’attendez pas une notable amélioration de votre sort ; par contre vous aggraverez certainement le nôtre. C’est pourquoi je vous prie de vous abstenir, ne fût-ce que par charité fraternelle.

Un Jésuite âgé, qui, en fait, était le Supérieur du groupe des Jésuites, se leva et dit :

— Pour ma part, je préférerais ne pas signer, mais cela équivaut à courir le risque d’être séparés et éparpillés parmi les détenus laïques. En ce cas, nos jeunes confrères ne pourront plus continuer leurs études et nous perdrons certains avantages. Si tout le monde signe, l’autorité se rendra compte que nous sommes unis ; on nous permettra de rester ensemble et peut-être même de dire la messe. Peut-être aurons-nous certaines facilités supplémentaires…

Et, en premier, il apposa sa signature au bas du document, suivi par beaucoup d’autres et aussi par les chanoines de V… Sur les vingt-quatre internés présents, nous ne restions plus que six à nous abstenir. Il s’agissait exclusivement de prêtres séculiers dont trois appartenaient à mon évêché. Aussi mon nom fut-il porté sur la liste noire et, à divers signes, je compris que j’étais destiné à mourir en prison. Les autorités étaient au courant de tout ; il y avait, parmi nous aussi, des espions qui rapportaient tous les incidents et toutes les conversations. Ils connaissaient l’histoire de chacun de nous ainsi que son attitude vis-à-vis du communisme. C’est alors que je compris qu’un service de renseignements réglé au bouton constituait justement la principale force de la tyrannie rouge. Ils se tenaient parfaitement au courant de tout, même de l’événement le plus infime dans le plus humble des villages. C’est cela qui se trouve à la base de leur formidable puissance.

Mais je n’ai jamais regretté mon refus de signer.

Ce “cardinal noir”, mis au courant de tout par ses espions, faisait déporter les prêtres qui n’agissaient pas conformément aux directives du gouvernement. Des prêtres de la paix furent nommés à la tête des meilleures paroisses, surtout à Budapest, et ainsi il y eut des divergences d’opinion et des frictions entre le clergé et les fidèles.

— Si seulement on avait écouté le Cardinal Mindszenty, déplorai-je tout haut.

En effet, il avait prévenu le clergé de refuser tout contact avec les communistes et de ne pas donner de cours dans leurs établissements scolaires. Il nous avait averti que chaque concession, chaque pas fait en direction des communistes, en amèneraient inévitablement d’autres et que tout avantage obtenu serait payé d’un lourd tribut. Je me rendis compte avec étonnement que mon exclamation n’était pas du goût de tous mes compagnons. Bon nombre d’entre eux accusaient le Cardinal de manquer de souplesse, d’être trop rigide dans sa ligne de conduite. Ils allaient jusqu’à dire que l’attitude du Cardinal était la cause de notre perte de liberté.

XIX
MON APOSTOLAT AUPRÈS DES LAÏCS

Les occupants de la salle formaient un tout de composition fort disparate. Il y avait là des Grecs, des Autrichiens, des Allemands, des Polonais, des Yougoslaves, des Italiens et des Roumains. La majorité était catholique, environ une quarantaine d’entre eux ; puis il y avait des protestants, des juifs, des libres penseurs et quelques personnes qui n’avaient pas été baptisées. L’échantillonnage comprenait des. aristocrates, des comtes, des riches industriels, de simples ouvriers, des paysans, des médecins, des écrivains, des artistes, des vagabonds et moi-même comme ecclésiastique.

Dès les premiers jours je me rendis compte que ma tâche serait dure. Lorsque je lus mon bréviaire pour la première fois, un libre penseur se moqua de moi et me demanda avec ironie si je croyais vraiment aux paroles que je balbutiais tout bas.

— En passant par l’Autriche en vélo, lui rétorquai-je amicalement, j’ai rencontré partout de grands crucifix le long des routes et, voyant les Tyroliens s’agenouiller pieusement et prier devant ces symboles, je me suis dit que dans ce pays il y avait des chrétiens vraiment convaincus.

L’homme se mit à sangloter amèrement :

— Oh mon cher Tyrol !… Y avez-vous vraiment été, mon Révérend Père ?

Et il vint s’asseoir près de moi. Pendant presque une heure nous évoquâmes sa patrie chérie et il vint souvent me parler de ses belles montagnes et de lointaines randonnées en vélo.

Un capitaine de vaisseau me salua avec contentement. Après de longues années il se trouvait enfin en face d’un prêtre, détenu comme lui en prison. Cet officier avait une conscience chargée et beaucoup de problèmes dans sa vie. Il dut régler avant tout l’irrégularité concernant son mariage. Lorsqu’il fut d’accord pour le faire, je l’admis aux sacrements. Débordant de bonheur, il ne put retenir des larmes de joie. Chaque dimanche il vint chez moi pour communier. Un Yougoslave était grand sportif : je le gagnai à notre cause en imitant ses sauts acrobatiques, et, comme je m’étais entraîné régulièrement à faire de la gymnastique, je le surpassai même à certains exercices. Ayant ainsi gagné son estime, je pus lui parler du Christ car il n’avait eu aucune instruction religieuse. Et le grain tomba dans de la bonne terre. Lorsque, un peu plus tard, il se mit à rendre du sang et fut transporté à l’hôpital, il prit congé en sanglotant, me pria de le bénir et de penser à lui dans mes prières.

Un vieil ouvrier m’avoua ne plus s’être confessé depuis de très longues années, certainement pas depuis son mariage. Tous mes essais pour le ramener à la pratique religieuse furent vains. Je me mis à prier intensément pour lui et voilà qu’un jour il s’approcha de moi, disant qu’il désirait faire une confession générale.

Ainsi je tâchais de gagner mes compagnons de captivité par l’amitié. Je suivais en cela les conseils de saint Paul qui vous enjoint de devenir le serviteur de tous afin de les gagner pour le Christ. Dès qu’il y avait moyen je m’efforçais de rendre un petit service, partageant au besoin ma nourriture, vu qu’on avait instauré un vrai régime de famine dans tout le camp. Les paquets, lettres et visites avaient été complètement interdits. Depuis de longs mois nous n’avions plus rien d’autre que notre ration quotidienne de soupe. Le chef de salle était malheureusement fort égoïste et, aux distributions, se faisait réserver la meilleure part de la soupe, pour lui et pour ses protégés. Les hommes commençaient à dépérir de faiblesse et se montraient prêts à n’importe quoi pour une ration un peu plus copieuse. Par ce moyen je réussis à gagner l’amitié de quelques-uns d’entre eux. En dépit de ma propre grande faim, j’arrivais à épargner ma ration de pain du samedi pour la partager le dimanche avec ceux qui n’en avaient plus. Comme ils étaient heureux et reconnaissants !

Les paquets étant interdits, je n’eus plus de vin pour célébrer la messe. Les larmes aux yeux, je consacrai les ultimes gouttes de vin et les miettes séchées de pain de froment. Je suppliai avec ferveur le Christ de ne pas se retirer de moi tant que je resterais en prison, car je sentais, je savais que sans Sa Force, il me serait impossible de survivre. ;

J’avais fait la connaissance de tous les internés de la salle, et, leur dévoilant que j’étais prêtre, je m’étais mis à leur disposition de jour et de nuit. Par l’entremise de mes braves surveillants de jour tarcisiens, je pus aussi rester en contact avec mes confrères éparpillés dans d’autres salles et, tant qu’il y eut moyen, leur faire porter l’Eucharistie. Dans notre salle il y avait aussi deux Israélites, je donnai un pantalon au plus jeune, car son dénuement faisait peine à voir et je soignai l’autre qui était souvent malade : tous deux me témoignèrent beaucoup d’estime. Voyant que je lisais ouvertement mon bréviaire, ils exhibèrent un petit livre écrit en ancien hébreu et me rejoignirent, un peu à l’écart des autres, pour réciter, eux aussi, leurs prières. On finit par le faire en commun : ils récitaient les Psaumes en hébreu tandis que je le faisais en latin. Les autres n’y trouvaient rien d’étrange et nous laissaient prier en toute tranquillité. J’avais aussi noué des relations d’amitié avec un jeune officier amputé d’une jambe qui était fort sympathique. L’attitude courageuse de ce grand invalide de guerre lui valait beaucoup d’ascendant sur les autres ; aussi, lorsque je l’eus persuadé de se confesser, il me rallia tout un groupe de plus jeunes.

Le préposé de salle était un protestant convaincu. Se rendant compte de mon activité, il me donna de sérieux avertissements, mais mon jeune ami officier menaça de lui « casser la tête » avec sa jambe de bois s’il mouchardait mon apostolat auprès des autorités du camp. De nombreux petits faits témoignaient de la solidarité amicale que mes compagnons de salle avaient pour moi. Lorsque, un dimanche, on me désigna de nouveau pour la corvée des toilettes, toute la chambrée protesta auprès du surveillant de jour. Mais je les rassurai en déclarant que c’était mon occupation dominicale habituelle et que, s’ils m’aimaient, ils ne devaient pas me priver de ce service méritoire.