La spiritualité du martyre
11. Prisonnier avec l’Eucharistie

XX
MON CHER PETIT ENFANT À CROQUER

L’ambiance devenait toujours très pénible à l’approche de Noël. Pour comprendre cela il faut connaître la chaude intimité avec laquelle on célèbre cette fête en Hongrie. Pendant ces froides journées de décembre chacun sombrait dans un profond mutisme comme si la grisaille avait aussi glacé nos cœurs. J’avais déjà passé trois Noëls en détention mais, dans la salle des prêtres, nous avions trouvé moyen de célébrer cette grande fête liturgique. Sans rien de spécial pour égayer la veillée, nous étions à même de célébrer la Sainte Messe et, après l’office, de bavarder en évoquant les souvenirs des Noëls de nos jeunes années. Nous prenions notre repas du soir en commun. À cette époque-là, nous obtenions encore des paquets et chacun gardait quelque chose en surprise : un morceau de pain blanc, même s’il était devenu dur comme pierre, ou un peu de confiture ou quelques morceaux de sucre… cela donnait une atmosphère de fête à la soirée. 

Mon quatrième Noël en prison, cette fois-ci dans la foule des laïcs, s’annonçait sous des auspices lugubres, d’autant plus que j’étais dans l’impossibilité de célébrer l’Eucharistie. Le froid et la faim torturaient si péniblement mes compagnons que je ne réussissais pas à leur remonter quelque peu le moral. Le fait que les grandes enquêtes de l’été passé n’avaient amené aucune amélioration de notre sort nous déprimait. La plupart d’entre nous n’avaient plus aucune nouvelle de leurs parents, enfants, épouse ou famille. Moi je n’avais aucune nouvelle de mes chers Aiglons. Nous étions coupés du monde extérieur, confinés dans notre peine solitaire. Et je me creusais en vain la tête pour trouver quelque chose qui pourrait égayer quelque peu la fête de la Nativité qui approchait.

Peu à peu un projet se dessina dans mon esprit. Je devais tâcher de me procurer un petit enfant, l’image du Nouveau-né couché dans sa crèche. Le cadre d’une étable était tout trouvé : c’est bien à cela que notre salle aux murs gris et nos paillassons ressemblaient le plus. Mais l’Enfant ? J’avais remarqué que l’un des détenus, un bon ami, artiste sculpteur, pétrissait des figurines adorables en mie de pain. Je lui demandai s’il pouvait fabriquer un Enfant Jésus.

— Oh ! oui, dit-il joyeusement. Si vous me fournissez du pain je vous sculpterai un Enfant Divin si beau que quiconque le verra s’attendra à le voir prendre la parole. Il sera vraiment à croquer !

— Bon, alors je fournirai le pain.

— Mais quelle taille doit-il avoir, cet enfant ?

— Eh bien, la taille de ceux qu’on voit dans nos églises, environ 30 à 40 cm de long.

— Hum, hum, dit-il en secouant pensivement la tête. Est-ce que vous vous rendez compte qu’il me faudrait un bon kilo de pain pour y arriver !

— Un kilo de pain ! Dis donc, un kilo de pain est une fortune inestimable. Chacun de nous dévore le morceau qu’il reçoit le matin jusqu’à la dernière miette.

Il était impensable d’obtenir une ration supplémentaire. Économiser un kilo équivaudrait au moins à une semaine sans pain ! Mais je ne pouvais pas hésiter : il fallait fêter Noël. Je mis ma main dans celle de l’artiste pour conclure notre accord :

— C’est bien. Tu auras le pain nécessaire même si je dois m’en priver,  mais je veux avoir un petit Enfant Jésus.

— Vous l’aurez, m’assura mon ami, et vous serez satisfait du résultat.

Michel-Ange ne pouvait pas avoir été plus impatient que moi en guettant la silhouette de Moïse se dégageant petit à petit du marbre. Tout en récitant le rosaire, j’observais les doigts agiles de mon ami qui façonnaient le pain. Éclairé d’un maigre rayon de lumière qui filtrait à travers un trou d’aération, jour après jour, ses doigts bleuis de froid pétrissaient la mie de pain avec de l’eau. Cela me semblait merveilleux de voir la masse informe se transformer et, à la veille de Noël, l’artiste mettre la dernière touche à un beau petit enfant tout souriant.

— Je te l’avais promis, n’est-ce pas, qu’ilserait adorable à croquet !

J’étais tellement comblé de joie que j’en avais oublié ce qu’il m’avait coûté de privations.

La nuit tomba rapidement, une nuit sombre et triste, sans lumière, sans feu, sans repas de fête. Les gens pensaient à leur famille, ils étaient encore plus déprimés que d’habitude.

Je couchais mon “enfant de pain” sur une botte de paille dans un coin de la pièce. J’avais réussi à cacher un petit bout de chandelle et, à un moment donné je l’allumais. Une clarté étrange se répandit à travers la salle et se refléta sur la petite crèche primitive. Toute la salle se mit à vibrer. L’un après l’autre, les hommes sortirent tous de l’ombre pour s’approcher et voir. Tous ces malheureux, ces durs, ces prisonniers désespérés au cœur déchiré… Certains avaient des larmes aux yeux car, en prison, on ne fête Noël que dans ses souvenirs. Ils pensaient à ceux qu’ils aimaient et qui, quelque part en Hongrie ou en émigration, allumaient les bougies de leur arbre de Noël en pensant avec amertume aux absents. Quelqu’un entama à voix basse un cantique ; la plupart s’y joignirent en étouffant leur voix. C’était comme si les murs s’étaient subitement écroulés, comme si les mitrailleuses, les miradors s’étalent effacés de notre existence. Il n’y avait plus que Noël, paix, joie, sympathie et amitié.

Le plus dur de la salle, un boxeur aux larges épaules qui ne m’avait encore jamais adressé la parole, prit ma main dans sa grande patte d’ours. Il prononça à voix haute de sorte que tout le monde pût l’entendre :

— Mon Révérend, nous vous remercions d’avoir fait descendre l’Enfant du haut du ciel jusque chez nous !

Mon ami autrichien entonna le “Stille Nacht, heilige Nacht” de sa belle voix et, l’un après l’autre, on chanta tous les cantiques de Noël. L’ambiance était si merveilleuse que de ma vie je n’oublierai cette sérénade devant l’Enfant Jésus.                     ‘

La petite bougie jetait déjà ses dernières lueurs lorsque nous entendîmes des pas lourds dans le corridor. D’un geste rapide je cachai l’enfant sous ma chemise. On souffla la bougie et chacun regagna en hâte sa couchette. Une clef grinça dans la serrure, la lumière électrique s’alluma brusquement. Clignant des yeux, nous aperçûmes un malheureux poussé brutalement dans la salle et accablé d’injures. Nous jetions tous des regards curieux vers le nouveau qui se tenait au milieu de la salle, pâle, décharné, les vêtements en loques. C’était un jeune homme d’environ dix-huit ans, aux longs cheveux blonds et aux traits enfiévrés.

— Comment t’appelles-tu ? demandai-je.

— J’ai faim… répondit-il faiblement.

— D’où viens-tu ? demanda le chef de salle.

— Il y a plusieurs jours que je n’ai plus rien mangé, dit-il d’une voix rauque.

Entre temps nous formions tous un cercle autour de lui. “Qu’as-tu fait ? Pourquoi t’a-t-on arrêté ?”. Les questions fusaient.

Il haussa nerveusement les épaules et cria plus qu’il ne suppliait :

— Donnez-moi un morceau de pain ! Je ne peux plus me tenir debout, tellement j’ai faim !

On se regarda en silence. Chacun avait la même pensée. Du pain… Où pourrions-nous aller chercher du pain ? Même en une veillée de Noël, comment pourrions-nous, pauvres internés affamés nous-mêmes, offrir un morceau de pain sec à ce malheureux !

— Du pain, mon ami, ricana quelqu’un amèrement, peut-être en aurons-nous demain s’ils ne nous ont pas oubliés. Si ton nom se trouve déjà sur la liste des détenus tu en auras bien aussi un petit morceau.

Chancelant, le jeune homme s’avança vers, un paillasson et s’y laissa choir.

— Demain… avant demain je serai mort ! murmura-t-il désespéré.

Nous nous sentions terriblement désarmés et honteux de notre impuissance.

— Oh ! donnez-moi donc un peu de pain, un tout petit morceau de pain… Oh mère, ma petite mère, personne ne me donne à manger ici, sanglotait-il.

Oh, cette impuissance à aider cette misère qui crie vengeance au ciel ! Il n’y a que la haine pour inventer une chose aussi horrible que de torturer ainsi un homme pendant la nuit de l’Amour Divin… À Noël on se fait des cadeaux ; le plus infime des mendiants est gâté en ces jours. Et nous ne pouvons rien donner, rien, rien ! Les larmes voilaient mes yeux… et tout à coup je me souvins de l’Enfant Jésus que j’avais caché sous la chemise.

— Camarades ! amis ! Nous avons du pain !

Et sortant l’enfant de sous la chemise je m’écriais :

— Regarde ! Voici un petit Jésus bien gentil, vraiment à croquer !

Je tendis joyeusement le petit chef-d’œuvre. Je vis mon ami le sculpteur esquisser un geste instinctif comme pour me retenir. Mais je dis au jeune homme :

— Tiens, prends-le, c’est du pain, cela te fera du bien.

Je le mis entre ses mains. J’avoue que j’avais un peu de peine en voyant ou plutôt en écoutant le jeune homme croquer notre joli petit Jésus. Oui, ce petit Jésus comestible qui nous avait apporté tant de joie, qui avait paré notre nuit de Noël d’un éclat inoubliable, disparut très rapidement et jusqu’à la dernière miette dans la bouche du jeune affamé.

Les détenus regagnèrent leur place en silence. Leur poignée de main m’apprit qu’ils étaient satisfaits de cette solution. Mon ami artiste s’approcha ; de moi et, me serrant la main, me souffla avec émotion :

— N’est-ce pas que j’ai tenu la promesse que ce serait un Divin Enfant vraiment adorable… à croquer !

Étendus sur nos châlits nous entendîmes les cloches de Noël sonner dans le lointain. Un grand bonheur paisible m’envahit : nous avions quand même réussi à rendre un homme heureux !

XXI
LA CONVERSION DE MA CHAMBRE

À partir de cette veillée de Noël, l’ambiance avait complètement changé dans notre salle. Il y avait bien plus de fraternité et de compréhension parmi les internés. Le nouveau fut aidé par tout le monde et se rétablit complètement. Il s’agissait d’un jeune universitaire arrêté précisément parce qu’il pratiquait la religion. Quand j’étais en possession de la Sainte Eucharistie, il me demanda de pouvoir communier chaque jour. Il s’avéra être une aide précieuse pour mon apostolat, un parfait membre de l’Action Catholique.

Dans notre salle il y avait un petit groupe difficile à atteindre. Leur chef était un juif. Il avait bien été baptisé pendant la persécution des juifs, à la fin de la guerre mondiale, pour échapper aux poursuites, mais il ne connaissait rien aux pratiques religieuses. Je devais le gagner à notre cause, car c’est lui qui avait le plus d’influence sur la salle. Le surveillant de jour était son ami intime et, de ce fait, il jouissait de tas de privilèges : double ration de nourriture, autorisation d’apprendre l’anglais, de lire, de jouer aux échecs etc… Il nous inspirait de la crainte, car il était en bons termes avec le surveillant-chef et nous craignions qu’il ne nous “vende”. En dépit du risque évident, je décidai de l’approcher pour le rallier à notre groupe. J’appris par exemple, qu’en qualité de riche commerçant, il avait souvent été en Belgique. Ceci me donna l’occasion d’entrer en relations plus proches avec lui. Il connaissait bien les villes de Belgique et plusieurs firmes avec lesquelles il avait noué des liens commerciaux. Il me raconta comment sa fortune avait été confisquée par l’État et tout le souci qu’il avait pour le sort de ses trois petits enfants. Il y avait déjà quatre ans qu’il était détenu et il ne voyait aucune issue à sa captivité. Je tentai de le persuader que la prière était une source d’énergie qu’il n’avait pas encore essayé d’exploiter. Il m’écouta volontiers et me demanda de lui apprendre à prier, car il ne savait pas comment s’y prendre. Il me raconta que sa femme était catholique et ses enfants baptisés. Il se rappela même d’avoir parfois vu prier son épouse. Ceci était un point de départ excellent. Désormais nous priâmes secrètement ensemble et je lui donnai en secret une instruction religieuse. En même temps, je tâchai de le convaincre de transformer son comportement, éviter l’immoralité de ses propos et ses gros mots. Et il le fit vraiment. Pas seulement lui, mais aussi tout son petit groupe. Son meilleur ami qui m’avait toujours évité, me pria d’entendre sa confession générale. Un autre, qui refusait au début toute coopération, fut accepté dans le groupe des joueurs d’échecs, après qu’il eût promis de faire, lui aussi, un sérieux effort.

Mon commerçant avait déjà passé la quarantaine, mais n’avait encore jamais communié. C’est pourquoi je le préparai à accéder à la Sainte Eucharistie vers Pâques. Après m’avoir promis de se mettre, dès sa libération, en règle avec l’Église en ce qui concernait son mariage, il se confessa la veille de Pâques et fit sa première communion le jour de la Résurrection. Tout ceci se passait en secret et évoquait l’époque des catacombes. Ces petits résultats étaient pour moi une source de joie et d’encouragement. Ce n’est pas à mes paroles, mais à mes prières ferventes que je rattachais le fait que tous les catholiques, à l’exception de deux, firent leurs Pâques. Et les deux qui s’y refusèrent le firent par crainte de représailles de la part des autorités du camp.

Une profonde transformation s’était effectuée quant au mode de vie et à la mentalité de la salle. On n’entendait plus jurer ni blasphémer. On priait souvent et ma petite Bible passait de main en main. Quelques détenus fabriquèrent un chapelet en boulettes de pain. Les luttes et les discordes, fréquentes paraît-il dans les autres salles, n’avaient pas cours dans la nôtre. Les gens venaient me raconter leurs soucis et leurs petites misères ; cet échange occupait nos journées et je partageais leur peine en priant pour eux. Je n’avais vraiment plus le temps de m’occuper de mes propres regrets.

Un matin on nous amena un nouveau. Il avait l’air d’un naufragé : épuisé, barbu, les cheveux lui tombant sur les épaules. Sa chemise était en lambeaux. Il se précipita joyeusement à ma rencontre, mais je ne le reconnus pas. C’était un prêtre que j’avais connu lorsque j’étais à V… Il y avait plus d’un an qu’il était seul, en cellule, dans un autre bâtiment de la prison. Je partageai naturellement mes vêtements avec lui et lui offris refuge sur ma couchette. J’étais si heureux de me trouver de nouveau en compagnie d’un ecclésiastique. Lorsqu’il apprit que je portais sur moi les Saintes Espèces, il pleura de joie. Puis il se mit à me raconter ce qui lui était arrivé. Il était curé, chargé d’une paroisse, et les autorités de l’Église d’État, mécontentes de lui, l’avaient fait venir à Budapest. On le somma de cesser ses activités pastorales. Il refusa, ce qui provoqua son internement. Cinq autres prêtres avaient été emprisonnés pour la même raison et en même temps que lui. Toutes ces paroisses importantes avaient été pourvues de “prêtres de la paix”. Comme il n’était détenu que depuis un an, il put me relater les tristes conséquences de l’accord signé par les évêques au nom de l’Église. J’essayais de le réconforter et je le priais de m’aider à dispenser le secours moral à nos compagnons. Il accéda sans crainte à ma requête, en dépit des souffrances indescriptibles que lui avait causées sa réclusion solitaire.

Plus tard on nous amena aussi un Révérend Père interné auparavant dans une autre salle. Il regrettait le changement, car il trouvait que chez nous le régime était beaucoup plus dur. J’essayais de l’inclure lui aussi dans notre œuvre d’apostolat, mais il refusa énergiquement : il trouvait cela imprudent pour nous-mêmes comme pour tous les occupants de la salle. Il ne resta heureusement pas longtemps parmi nous ; on le transféra dans une autre salle. Il y avait beaucoup de va-et-vient dans nos rangs, car c’était la salle des “nouveaux”. Chaque interné devait passer quelques jours de “noviciat” dans cette salle. Rien ne pouvait être plus propice pour mon apostolat car je prenais chaque fois le nouveau sous ma protection, tâchant de l’aider, de le consoler et, si possible, de le ramener à Dieu.

Un jour j’eus une grande surprise : le nouveau se trouvait être l’officier du service secret qui m’avait arrêté à V… trois ans auparavant. Il pâlit à ma vue, mais je lui tendis la main sans rancune :

— Eh bien ! mon ami, ceci est une rencontre pour le moins inattendue pourrait-on dire.

— Oui, balbutia-t-il embarrassé, le proverbe qui dit : “Dieu ne frappe pas avec un bâton” a dit vrai.                  .

L’homme vigoureux de jadis n’était plus que l’ombre de lui-même. Il devint l’un de mes meilleurs amis. Je ressentis une pitié sincère lorsqu’il me raconta ses mésaventures. Il n’était pas catholique, mais il ne protesta jamais contre notre service religieux et lorsqu’un nouveau, de conviction communiste, nous attaquait, il le faisait taire de force.

Je priai mon ami le commerçant de faire des démarches auprès des autorités pour obtenir que mon collègue prêtre et moi-même puissions rester dans cette salle afin de poursuivre notre apostolat. Bien entendu il ne devait pas trahir la raison de cette demande ! Quelques jours plus tard nous eûmes la réponse : Tant que le surveillant en chef ne serait pas muté, on ne nous déplacerait pas et, me souffla le commerçant, il désire que vous priiez pour lui aussi… Je restais bouche bée, car ce surveillant en chef était un gradé de haut rang de la Police secrète. Il tint parole : bien que tout le monde changeât de salle au cours de l’été, un petit groupe put rester ensemble : le commerçant, l’officier invalide, l’Autrichien, le curé et moi.

Au début du printemps — c’était en 1953 — il y eut de nouveau un grand remue-ménage dans le camp de concentration. Un autocar nous amena des médecins ; nous fûmes tous examinés et même passés aux rayons X. Ceux d’entre nous qui avaient les poumons atteints furent éloignés. La nourriture s’améliora ; les rations de soupe aux fèves furent distribuées avec une louche plus grande et, le dimanche, on nous donna même un morceau de lard. Pendant tout un temps on ne vit plus arriver de nouveau, et une nuit, mon gardien tarcisien se faufila près de moi pour se munir de pain consacré et me souffla à l’oreille : “Staline est mort !”