La spiritualité du martyre
5. Prisonnier avec l’Eucharistie

MON PROTECTEUR, LE DÉTECTIVE

Je supportais difficilement la lumière éblouissante, quand je fus conduit à travers de nombreux corridors vers une petite chambre. Le gardien resta dehors à la porte. Peu après entrèrent deux détectives : un grand maigre et un petit trapu. Ils me regardèrent longuement et fixement, puis s’assirent à un bureau. Ils ne prononcèrent pas un mot, tandis qu’ils feuilletaient toute une liasse de papiers.

Enfin le petit trapu prit la parole :

“Vous avez eu suffisamment de temps pour réfléchir à vos crimes !”

— Des crimes ! m’exclamai–je. Quels crimes ? Ou bien serait-ce peut-être un crime de soigner 230 pauvres orphelins et de me tuer à la besogne pour eux ? de construire pour eux un foyer et de les élever à devenir de bons chrétiens ?

— Oui, cria le grand maigre. C’est en cela que consiste justement votre faute, de ne pas élever ces enfants dans un esprit démocratique.

— Si cela est une faute, répondis-je doucement, alors vraiment j’ai commis une faute grave. Mais j’en porte avec fierté toute la responsabilité. Oui, si la charité, qui est miséricorde, est coupable, alors je reconnais ma faute. Car j’avais beaucoup d’amour et de compassion pour les orphelins, les pauvres abandonnés, les opprimés.

— Ne nous prêchez pas sur la charité et la miséricorde, cria le petit en colère ; nous ne connaissons pas ces mots de charité et de miséricorde. Ne pensez pas que vous échapperez de nos mains. Voyez cette montagne de papiers ; c’est la liste de vos fautes.

Dans mon cœur, tout devint subitement si clair. L’opprimante incertitude m’abandonna.

— Dieu est mon Juge… Vous ne pouvez rien contre moi, dis-je résolument..

Le grand maigre sauta sur moi avec les poings fermés. Je le regardai, droit dans les yeux, un frisson traversa mon dos.

Je connaissais cet homme. Tout à coup le visage méchant changea, le poing se détendit. Hésitant, il se retourna et alla s’asseoir. Il prit nerveusement une cigarette de sa poche et demanda du feu à son camarade. Je voyais comment ses mains tremblaient. Il tira sur sa cigarette, s’enveloppa de fumée et cacha son visage dans un nuage. Oui ! je connaissais cet homme et il m’avait également reconnu. Mais où l’avais-je rencontré ?

 C’est en vain que je cherchais à me souvenir.

Le petit me parlait, me posait toutes sortes de questions. L’autre ne faisait que de temps à autre une observation. À partir de ces questions je pouvais en déduire que j’étais épié depuis plusieurs mois. Ils savaient tout sur moi, ce qui se passait chez mes garçons, quels chants ils chantaient, quelles devises étaient peintes sur les murs, comment nous écoutions les émissions américaines, au moment où le cardinal Mindszenty fut condamné, quelles relations nous avions avec la Belgique. Ils savaient que l’ambassadeur de Belgique à Budapest, monsieur C…, nous avait rendu visite avec sa femme et sa fille, et qu’ils avaient offert un goûter aux jeunes. Ils savaient aussi que nous chantions des chants flamands en marchant à travers la ville. Ils considéraient comme un délit le fait de n’avoir pas puni A…, mais au contraire de l’avoir loué, quand il avait défendu le cardinal Mindszenty avec ses poings et d’avoir prié publiquement à l’église pour que le cardinal soit libéré…

J’écoutais étonné cette longue liste de péchés. Il y en avait encore bien davantage. J’étais accusé de ce que les jeunes avaient promené le délégué de la Croix Rouge suisse à travers la ville sur un char orné et de ce qu’ils avaient chanté à son départ : “Revenez chez nous quand notre pays sera libéré de nouveau Ils m’accusaient aussi de n’avoir pas signé.la feuille de nationalisation, mais d’avoir au contraire, aidé par d’odieux capitalistes de l’Ouest, éduqué les orphelins en domestiques du capitalisme.

Le 1er mai, les jeunes ne voulaient pas participer au cortège, mais ils étaient toujours là à la procession. Le drapeau rouge ne flottait jamais au mât de l’orphelinat, mais bien le drapeau belge et le lion de Flandre. Quand le groupe des jeunes fut dissout, ils ont encore essayé de reconquérir leur maison. Et tandis que ces petits se dirigeaient vers l’hôtel de ville, monsieur l’abbé faisait encore en plus un sermon excitant ! Mes paroles étaient littéralement citées.

— Est-ce que toutes ces accusations sont exactes ? me demanda l’homme maigre d’une voix peu sûre.

— Oui, messieurs, tout ce dont vous m’accusez est exact, et de tout cela j’en porte l’entière responsabilité. Mais je ne savais pas que dans un pays où la liberté de religion est garantie par le paragraphe 54 de la Constitution, ces faits cités pouvaient être considérés comme accusations. Je me demande où est la liberté, cette liberté dont on fait tant, de cas et surtout, où est la liberté de religion, quand on veut condamner quelqu’un uniquement parce qu’il essaie de donner aux enfants une formation chrétienne ?

— Vous n’êtes pas ici pour poser des questions et pour nous faire la leçon, cria le petit, rouge de colère. Je vais vous apprendre où vous êtes !

Il arrivait si fâché vers moi que je pensai vraiment ma dernière heure arrivée et je me retirai un peu en arrière. Mais, avec étonnement, je voyais comment l’autre le retenait et lui chuchotait quelque chose à l’oreille. Je respirai, allégé ! Oui, certainement, cet homme me connaissait, j’en devenais sûr.

— Vous, les prêtres catholiques, vous savez prêcher, continua le petit en colère. Oui, vous savez exciter les gens contre nous, mais vous ne faîtes rien.

Maintenant, c’était à mon tour de me mettre en colère.

— Quoi ? Nous ne faisons rien ? Je n’en parle pas volontiers, mais je puis vous certifier que depuis mon ordination, je n’ai rien fait d’autre que de travailler pour le prochain. Je donnais tout pour les pauvres, pour les enfants abandonnés, jusqu’à mon dernier centime, jusqu’à ma dernière paire de souliers. Pendant les bombardements de Budapest, je mis ma propre vie en danger pour aider des centaines de personnes. La plus haute distinction civile me fut alors remise. Pendant la persécution des Juifs, j’en cachai 18, bien que celui qui essayait d’en sauver un risquât d’être fusillé.

L’homme grand sursauta nerveusement et me fixa. À ce moment surgit soudain un souvenir dans mon esprit. Je le regardai franchement dans les yeux et je poursuivis, :

 — Pendant des mois, je les cachai, je leur apportai à manger et je les soignai. Parmi eux se trouvait une vieille petite mère qui me parlait toujours de son cher fils. Souvent elle m’a montré sa photo…

L’homme grand fit un signe :

— Cela est suffisant. Nous nous sommes trop éloignés du sujet.

Je jubilais intérieurement. Maintenant j’en étais sûr : il était le fils de cette vieille petite mère juive.

— En effet, répondis-je, il est inutile de détailler comment toute ma vie a été remplie d’efforts pour venir en aide aux autres. Vous avez vous-même lu tout cela sur ma liste d’accusations. S’il était vrai, que nous, prêtres catholiques, nous ne faisons que parler et parler toujours, alors je ne serais pas ici comme accusé ; il n’y aurait pas autant d’églises, d’orphelinats, d’hôpitaux, d’écoles, d’instituts sociaux pour aveugles, sourds-muets et handicapés, et culturellement, nous ne serions pas aussi avancés que nous le sommes en ce moment.

— Vous passez encore à côté de la question, interrompit le gros, avec impatience ; mais faites attention, maintenant je vais montrer votre plus grande faute : vous êtes un espion pour la Belgique.

Cette accusation arriva comme un coup de tonnerre par temps clair. Elle était vraiment inattendue.

— Moi? Espion pour la Belgique ? balbutiai-je.

— Oui, oui, certainement. Maintenant vous êtes “coincé”, n’est-ce pas ? dit-il en ricanant. Vous êtes chargé par les autorités belges d’espionner la Hongrie démocratique.

— Mais cela est tout de même ridicule,répondis-je. Comment la Belgique pourrait se préoccuper de ce qui se passe ici ?

— Par conséquent, vous ne voulez pas le reconnaître ?

— Non, jamais, parce que ce n’est pas vrai ! criai-je tremblant de colère.

— Vous voulez nous faire croire que toute cette aide que vous avez reçue de Belgique, vous l’avez reçue ainsi sans aucune rétribution de votre part. Non, non, vous devez payer cela en espionnant,

— Les bienfaiteurs belges ont aidé et soutenu mes orphelins par pure humanité. Ils ne désirent et n’attendent pour cela aucune rétribution sur terre, mais ils savent que Dieu connaît leur charité et m’oubliera pas.

— Dieu ! Dieu ! ricanait le gros, nous verrons si Dieu va vous sauver. Mais je vous conjure, reconnaissez que vous êtes espion pour la Belgique, autrement nous avons des moyens pour vous y contraindre.

— Même si je devais en mourir, je suis innocent dans cette affaire, et jamais je ne reconnaîtrai quelque chose de semblable ni le soussignerai.

Entre temps, l’homme grand marchait sans arrêt de long en large. Il regardait sa montre avec impatience.

— Pour aujourd’hui, ce sera suffisant, dit-il à l’autre. Laissez-le reconduire dans sa cellule de la cave. Je pense bien qu’il parlera autrement dans huit jours. Nous avons perdu suffisamment de temps.

Je voyais que le petit n’était pas content ; il grommelait quelque chose en lui-même, mais il appuya néanmoins sur la sonnette électrique et aussitôt un gardien vint me prendre. Je regardai un peu l’homme grand et je vis quelque chose d’encourageant dans son regard. Tout en descendant encore beaucoup d’escaliers, je remerciais le Seigneur. Que ses voies sont tout de même mystérieuses ! Comment se serait déroulé cet interrogatoire si je m’étais trouvé auprès d’autres détectives ? Oui, le grand m’avait reconnu dès le début et il devenait maintenant mon protecteur. S’il continuait à s’occuper de mon affaire dans l’avenir, je ne devrais plus rien craindre de grave.

Dans ma cellule, je devenais calme. Je savais au moins de quoi ils m’accusaient. J’étais surtout tranquillisé par le fait que ni K…, ni ma nièce, ni les jeunes n’avaient été nommés. Ils n’étaient donc probablement pas en prison. Il semblait que j’étais seul concerné dans l’affaire. Avec cette pensée, je me suis endormi.