La spiritualité du martyre
3. Prisonnier avec l’Eucharistie

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DANS LES MAINS DE LA POLICE SECRÈTE

Budapest n’est pourtant pas à une distance trop longue, mais il me sembla que nous roulions depuis très longtemps et que le chemin n’en finissait pas. Finalement, après une longue route, sans parler, nous arrivâmes au célèbre n8.., de la rue A…. Je fus d’abord soigneusement fouillé. Je n’avais rien d’autre avec moi que mon bréviaire, le Nouveau Testament et un chapelet. Naturellement, ils m’ont pris ces objets, qui, bien que de peu de valeur, m’étaient si chers. Je dus même donner mes chaussettes et mon linge de corps. Quand un de mes détectives remarqua la chaînette du scapulaire autour de mon cou, il l’arracha avec un rire brutal.

“Qu’est-ce que cela ?”, demanda-t-il.

— C’est, répondis-je simplement, l’habit de Notre-Dame.

Avec une remarque moqueuse, il le jeta sur la table. Je soupirai fort… Puissé-je, au moins, conserver mon scapulaire !

“Notre-Dame du Saint-Scapulaire, suppliai-je avec insistance, obtenez, au moins, que je ne sois pas privé de votre saint habit.”

Un autre détective, qui jusqu’à ce moment avait regardé avec indifférence, prit mon scapulaire. Il le regarda avec attention, puis il dit à son compagnon :

— Cela n’a ni valeur, ni utilité ! et le laissa.

Oh ! pouvaient-ils se rendre compte dans ces circonstances, que mon scapulaire avait pour moi une valeur plus grande que tous les trésors du monde. Notre-Dame le savait et elle sut me le rendre. S’ils m’avaient dépouillé de tout, son habit au moins me couvrirait et me protégerait. De fait, pendant ces longues années de vie en prison, ce petit scapulaire de Notre-Dame m’a vraiment protégé.

Je tremblais de froid, car nous étions déjà à la fin d’octobre et le temps était triste, pluvieux et frais. Avec ma petite veste, ma culotte courte, sans chaussettes ni chemise, j’avais l’allure d’un mendiant. J’étais aussi épuisé après une nuit si agitée, pleine d’anxiété, sans sommeil. Les hommes de la police secrète trouvaient amusant de m’humilier et de m’insulter avec toutes sortes de mots grossiers. Je fus amené dans une petite chambre, et là, je dus rester tourné vers le mur. Un policier se trouvait derrière moi. Lentement les heures s’écoulaient. Mes pieds pesaient du plomb, mais je devais rester tout droit sans m’appuyer. Je ne pouvais pas bouger. La garde derrière moi avait déjà été relayée à deux reprises. Personne ne m’adressait la parole et aussi j’avais assez de temps pour réfléchir. Mes pensées allaient continuellement à X…, auprès de mes jeunes. J’oubliais ma propre misère, tellement j’étais préoccupé de leur sort. Probablement, pensais-je, ils sont également jetés en prison avec K… et ma nièce Elisabeth. Les deux jeunes, qui étaient auprès de moi, avaient en effet été également appréhendés et dans l’obscurité je n’avais pas pu voir s’ils étaient emmenés. D’après le bruit que j’avais perçu, il devait y avoir plusieurs automobiles. Quelques jours auparavant, j’avais appris que les communistes, ayant su qu’il restait encore des jeunes regroupés, étaient décidés à les arrêter. J’avais alors conseillé aux jeunes de quitter X….

Peut-être aurait-il mieux valu retourner au lac Balaton ! Mais ils m’avaient demandé si j’allais les accompagner. J’avais refusé catégoriquement.

“Non ! mes garçons, ma place est ici à X…”

Les jeunes s’étaient regardés, interloqués et, comme un seul homme, ils avaient répondu :

“Alors, nous ne partirons pas non plus ! Nous restons auprès de notre père, peu importe ce qui arrivera. Là où se trouve Atya (le père), là aussi doivent se trouver les enfants.”

Oui ! il était possible, que maintenant, là où je me trouve, dans cette sombre prison, eux aussi se trouvent enfermés. De nouveau, le garde fut changé. Je ne comprends pas pourquoi il devait me garder, placé derrière moi. D’ici, en effet, personne ne pouvait s’enfuir ! Je ne savais même plus si c’était le jour ou la nuit. La forte lumière électrique brillait dans mes yeux. Je titubais à rester debout, sans manger et dans le froid, mais surtout de cette forte tension d’esprit. Peu à peu je me sentais arrivé à bout de forces… mais je m’encourageais à persévérer, à ne pas donner de signes de défaillance. “Seigneur, aidez-moi !” Oui ! je le comprenais, ils voulaient m’affaiblir complètement, m’épuiser, pour que, ensuite, selon leur volonté et leurs intentions, je fasse et signe facilement des aveux de mes fautes. La porte s’ouvrit ; mon gardien se mit au garde à vous. Un officier apparut :

“Si vous souhaitez dire quelque chose et si vous êtes conscient de votre faute, vous pouvez parler.”

Je me retournai lentement :

— Je n’ai pas le moindre sentiment de culpabilité… Je suis innocent. Que puis-je vous dire d’autre ? Je ne souhaite pas parler davantage.

— Oh ! vous parlerez bien encore autrement, monsieur l’abbé…

Brutalement, la porte se referma. Quand le bruit des pas ne pouvait plus être entendu, le gardien demanda tout doucement :

“Êtes-vous prêtre ?”

— Bien sûr !

Il m’avança une chaise sur laquelle je m’effondrai.

— Oh ! quel bienfait après cette longue station debout, murmurai-je, plein de gratitude.

Je ne pouvais pas en dire plus, car je m’endormis aussitôt. Il est impossible de dire combien de temps je dormis sur cette chaise. Je fus réveillé par mon gardien qui mettait un doigt sur sa bouche. En un instant, j’étais debout et je le regardai avec gratitude avant de me tourner encœ vers lé mur. Des pas approchaient ; la garde était relevée. À partir de ce moment-là, j’ai perdu la notion du temps. Que pouvait-il se passer, à l’extérieur, dans le monde libre ? Faisait-il nuit ou jour ? Peut-être avais-je tout de même dormi quelques heures. Combien d’heures durait la garde ? Ce devait être déjà samedi en tout cas ! S’ils ne m’interrogeaient pas aujourd’hui, je devais encore rester pendant toute la journée du dimanche. Je disais le chapelet sur mes doigts. Cette simple prière était mon unique consolation dans cette situation désespérée. Oh oui ! je pouvais me rappeler comment j’avais su puiser par ce moyen tant de force et tant de courage, il y a bien des années, quand je me sentais aussi misérable, abandonné et affamé que maintenant. C’était à l’âge de 17 ans, quand je suis parti en Belgique pour pouvoir être prêtre. J’ai bien prié au cours de cette longue marche et cela m’a aidé à oublier ma faim et mon épuisement. Cette prière m’accompagnait ensuite jusqu’à l’autel du Seigneur. Et, dans tous les moments difficiles de ma vie de prêtre, j’ai toujours confié mes préoccupations à Marie dans la prière du Rosaire. C’est devenu une partie de ma vie : comment pourrais-je ne pas le dire en ces heures sombres ? Mon gardien sursauta. Probablement encore un officier, pensais-je, et je ne me retournais même plus.

“Avez-vous quelque chose à dire ?”, me disait-il de sa voix rude. Je me taisais. Le gardien me donna un tel coup que je heurtais ma tête contre le mur. Il y eut ensuite un long silence. S’ils m’interrogent avec humanité, pensais-je en moi-même, alors je répondrais naturellement. Mais que pouvais-je dire à cet officier méprisant, qui attendait seulement que je lui demande grâce, ou que je lui mendie un morceau de pain !

— C’est bien comme cela ! dit-il, tandis qu’il claquait la porte en jurant.

Un autre gardien arriva. Ils échangèrent quelques mots et, malgré leurs chuchotements, je pouvais quand même comprendre que nous étions déjà le samedi soir. Le nouveau gardien était un jeune garçon. Il voyait mon épuisement complet et il me permit de m’appuyer au mur. Cette position m’apporta un léger soulagement ; je m’assoupis même un peu. Mais pas pour longtemps, car j’entendais dans le corridor le bruit de pas lourds qui approchaient. Quatre officiers entrèrent. J’essayais de rester un peu debout avec beaucoup de peine ! Ils me regardèrent sans rien dire, tout en espérant sûrement m’entendre parler, mais ce fut inutile.

“S’il ne parle pas cette nuit, dit l’officier au gardien, emmenez-le dans le cachot de la cave le plus profond n. 33. Là, il pourra méditer jusqu’à ce qu’il en pourrisse.”

Et je restai là avec des jambes de plomb, plus courbé que droit. Oh ! qu’ils me mettent rapidement dans cette cave ! Je ne souhaitais pas mieux, pourvu que je puisse seulement m’étendre quelque part, m’étirer et m’assoupir !… Ce fut une nuit terrible, pénible et de grande souffrance. Sans cesse l’image du Christ à Gethsémani se trouvait devant moi. Enfin arriva un gardien pour me chercher ; et tout en m’appuyant au mur, je descendis les marches, lentement, vers le cachot…

III
ECCE HOMO – VOICI L’HOMME !

Avec un fracas de tonnerre, la porte en fer de la prison se referma derrière moi et j’écarquillai les yeux dans une petite cellule de la prison de la rue A…, n… Le petit réduit où je me trouvais n’avait que trois pieds de long et deux pieds de large. Un lit, fait de trois planches, était l’unique mobilier. Autant il faisait clair dans cette petite chambre, autant il faisait sombre dans mon âme. 11 y avait déjà trois jours que j’étais arraché à. mes jeunes, trois jours, sans manger, ni boire, et obligé de regarder vers un mur. L’une ou l’autre fois, on m’avait permis de m’appuyer un peu sur le mur… quand je risquais de m’évanouir ! Jusqu’à présent, on ne m’avait presque pas adressé la parole.

Que veulent-ils faire de moi ? Qu’était-il advenu de mes jeunes ? Ma vieille maman savait-elle que son fils avait été emmené, ligoté en prison ? Toutes ces pensées traversaient mon esprit, tandis que je contemplais mon misérable et triste réduit. Combien-de temps devrai-je rester ici ? En sortirai-je encore vivant ? Seigneur Jésus, Vierge Marie, ne m’abandonnez tout de même pas ! Tout d’un coup, je remarquai une inscription gravée avec de grandes lettres sur le mur : Ecce homo ! (Paroles de Pilate aux juifs en leur présentant le Christ défiguré par la flagellation.) Comme un rayon de lumière, ces lettres traversèrent mon âme assombrie ! Brillante comme la lumière du plein jour, surgit alors devant moi une belle statue de l’Ecce Homo en marbre blanc. Oh ! cette statue, combien elle m’était chère ! Elle se trouvait dans le grand séminaire de Bruges. Combien de fois par jour je la voyais, combien de fois je regardais le Seigneur ligoté. Combien de fois, oui, tous les jours, je baisais avec respect et amour les mains liées du Seigneur souffrant et innocent.’Combien de fois j’avais prié avec ardeur :

“Seigneur Jésus, permettez-moi de porter moi aussi un jour des liens pour vous.”

Oui, ce que je demandais, c’étaient des liens. Oui, cela, je l’avais demandé souvent… rien que des liens ! Et je jubilais… Oui, maintenant, j’ai reçu les liens souhaités, Dieu en soit loué !

Te Deum laudamus ! Nous vous louons Seigneur ! Tout devenait si clair dans mon âme. Un repos plein de paix envahit mon cœur. Je tombai sur mes deux genoux ; ce que j’ai demandé si souvent au séminaire de Bruges, les liens de l’Ecce Homo, maintenant je les ai reçus. Voici que maintenant, je suis vraiment le prisonnier de Notre-Seigneur et, avec une profonde joie, je récitais tout le Te Deum, suivi du Magnificat. Qu’est-ce qui pourrait bien encore me nuire ? N’avais-je pas reçu ce que j’avais demandé ? Oui, j’étais fier des liens que je. pouvais porter pour Notre-Seigneur. Dans mon cœur résonnait un chant de mes jeunes :

“La tête levée, la main dans la main, au ciel, attends la victoire.”

C’est ainsi que je m’endormis sur les rudes.planches, tout épuisé, rêvant de mes jeunes. Je. ne sais pas combien de temps j’ai dormi. Je me,. suis réveillé par le froid, car à part mon pauvre costume, ils m’avaient tout enlevé, même mes chaussettes. J’étais là, étendu sur le dos, avec la forte lumière, qui m’éblouissait en plein dans les yeux. Je regardais les murs humides de ma prison, sur lesquels brillaient des gouttes d’eau. Inévitablement, je devais penser aux larmes de mes jeunes.