Tout en tête de l’examen de conscience « de mes péchés cachés, délivrez-moi Seigneur » j’ai posé la question « Ai-je inspiré à mes enfants le désir du martyre, meilleur moyen de proclamer la foi à la face d’un monde indifférent à Dieu ? Leur ai-je inspiré le désir du martyre pour imiter Jésus-Christ qui s’est fait obéissant jusqu’à la mort ? »
C’est pour illustrer cette proposition surprenante que je me propose de publier quelques récits de martyrs. Voici le premier récit qui se passe dans la nuit du 24 au 25 mai 1871, à la prison de la Roquette, à Paris, sous la Commune.
Le P. Guerrin, des Missions étrangères, occupait la cellule 22, qui communiquait avec la cellule 21, où se trouvait un des otages laïques, marié et père de famille, M. Chevriot, proviseur au lycée de Vanves. Après lui avoir prodigué toutes les consolations et tous les encouragements de la charité la plus affectueuse, le P. Guerrin, dans la nuit qui suivit l’assassinat de l’archevêque et des cinq autres victimes, fit observer à son compagnon que l’appel des condamnés s’était fait et se ferait probablement encore sans contrôler leur identité ; que, par suite, une substitution de personnes serait chose facile, et que, si l’on procédait par fournées, les survivants auraient quelque chance de recevoir en temps utile le secours des libérateurs qu’il était encore permis d’espérer. Le hasard avait fait que le P. Guerrin se trouvait vêtu d’habits bourgeois au moment de son arrestation ; il avait laissé pousser en prison sa barbe et ses moustaches, et son extérieur n’avait en ce moment rien qui pût révéler un membre du clergé. Se fondant sur toutes ces circonstances heureusement réunies, dit-il avec une touchante simplicité, le P. Guerrin proposa à son voisin de répondre pour lui et de prendre sa place, si, lors du premier appel, le nom de ce père de famille était prononcé le premier.
« Vous êtes marié, lui dit-il, vous avez une femme, un enfant, auxquels vous devez vous conserver, s’il est possible ; ce sont des liens aussi par trop douloureux à briser, et votre sacrifice est bien autrement pénible que le nôtre. Pour moi, prêtre, missionnaire, le martyre que j’ai été chercher en Chine sans le trouver, eh bien ! je le trouverai ici : peu importe que ce soit aujourd’hui plutôt que demain, surtout si je puis le rendre utile et le faire contribuer à vous sauver la vie. »
On ne pouvait proposer plus simplement, comme une chose toute naturelle, allant pour ainsi dire de soi et sans contestation possible, un acte héroïque d’abnégation ; et ce ne fut qu’à grand’peine, après un long débat, sur des instances réitérées et avec la menace de se refuser absolument à profiter de cette substitution, que le compagnon du P. Guerrin put obtenir de lui la promesse de renoncer à son généreux projet.
Source : Les martyrs, par Dom Leclerc osb, tome 15