Qui fait schisme ?
par Mgr Marcel Lefebvre

Les questions et accusations posées par Mgr Viganò ne sont pas nouvelles… Mgr Lefebvre dit qu’il faudra bien y répondre un jour. Mgr Viganò a jugé que ce jour était venu.

Le Figaro : Monseigneur, n’êtes-vous pas au bord du schisme ?

Mgr Lefebvre : C’est la question que se posent beaucoup de catholiques à la lecture des dernières sanctions prises par Rome contre nous !

Les catholiques, pour la plupart, définissent ou imaginent le schisme comme la rupture avec le pape. Ils ne poussent pas plus loin leur investigation. Vous allez rompre avec le pape ou le pape va rompre avec vous, donc vous allez au schisme. Pourquoi rompre avec le pape est-ce faire schisme ? Parce que là où est le pape là est l’Église catholique. C’est donc en réalité s’éloigner de l’Église catholique. Or l’Église catholique, c’est une réalité mystique qui existe non seulement dans l’espace et sur la surface de la terre, mais aussi dans le temps et dans l’éternité.

Pour que le pape représente l’Église et en soit l’image, il doit non seulement être uni à elle dans l’espace mais aussi dans le temps, l’Église étant essentiellement une tradition vivante. Dans la mesure où le pape s’éloignerait de cette tradition, il deviendrait schismatique, il romprait avec l’Église. Les théologiens comme saint Bellarmin, Cajetan, le cardinal Journet et bien d’autres ont étudié cette éventualité. Ce n’est donc pas une chose inconcevable. Mais, en ce qui nous concerne, c’est le Concile Vatican II et ses réformes, ses orientations officielles, qui nous préoccupent plus que l’attitude personnelle du pape, plus difficile à découvrir.

Ce Concile représente, tant aux yeux des autorités romaines qu’aux nôtres, une nouvelle Église, qu’ils appellent l’Église Conciliaire. Nous croyons pouvoir affirmer, en nous en tenant à la critique interne et externe de Vatican II, c’est-à-dire en analysant les textes et en étudiant les avenants et aboutissants de ce Concile, que celui-ci, tournant le dos à la Tradition et rompant avec l’Église du passé, est un concile schismatique. On juge l’arbre à ses fruits. Désormais, toute la grande presse mondiale, américaine et européenne, reconnaît que ce Concile est en train de ruiner l’Église catholique à tel point que même les incroyants et les gouvernements laïcs s’en inquiètent.

Un pacte de non-agression a été conclu entre l’Église et la maçonnerie. C’est ce qu’on a couvert du nom d’aggiornamento, d’ouverture au monde, d’œcuménisme. Désormais, l’Église accepte de n’être plus la seule religion vraie, seule voie de salut éternel. Elle reconnaît les autres religions comme des religions sœurs. Elle reconnaît comme un droit accordé par la nature de la personne humaine que celle-ci soit libre de choisir sa religion et qu’en conséquence un État catholique n’est plus admissible.

Admis ce nouveau principe, c’est toute la doctrine de l’Église qui doit changer son culte, son sacerdoce, ses institutions. Car tout jusqu’alors dans l’Église manifestait qu’elle était seule à posséder la Vérité, la Voie et la Vie en Notre-Seigneur Jésus-Christ qu’elle détenait en personne dans la sainte Eucharistie, présent grâce à la continuation de Son sacrifice. C’est donc un renversement total de la tradition et de l’enseignement de l’Église qui s’est opéré depuis le Concile et par le Concile.

Tous ceux qui coopèrent à l’application de ce bouleversement acceptent et adhèrent à cette nouvelle Église conciliaire comme la désigne Son Excellence Mgr Benelli dans la lettre qu’il m’adresse au nom du Saint-Père, le 25 juin dernier, et entrent dans le schisme.

L’adoption des thèses libérales par un concile ne peut avoir eu lieu que dans un concile pastoral non infaillible et ne peut s’expliquer sans une secrète et minutieuse préparation que les historiens finiront par découvrir à la grande stupéfaction des catholiques qui confondent l’Église catholique et romaine éternelle avec la Rome humaine et susceptible d’être envahie par des ennemis couverts de pourpre. Comment pourrions-nous, par une obéissance servile et aveugle, faire le jeu de ces schismatiques qui nous demandent de collaborer à leur entreprise de destruction de l’Église ?

L’autorité déléguée par Notre-Seigneur au pape, aux évêques et au sacerdoce en général est au service de la foi en sa divinité et de la transmission de Sa propre vie divine. Toutes les institutions divines ou ecclésiastiques sont destinées à cette fin. Tous les droits, toutes les lois, n’ont pas d’autre but. Se servir du droit, des institutions, de l’autorité pour anéantir la Foi catholique et ne plus communiquer la vie, c’est pratiquer l’avortement ou la contraception spirituelle. Qui osera dire qu’un catholique digne de ce nom peut coopérer à un crime pire que l’avortement corporel ?

C’est pourquoi nous sommes soumis et prêts à accepter tout ce qui est conforme à notre foi catholique, telle qu’elle a été enseignée pendant deux mille ans, mais nous refusons tout ce qui lui est opposé. On nous objecte : c’est vous qui jugez de la foi catholique. Mais n’est-ce pas le devoir le plus grave de tout catholique de juger de la foi qui lui est enseignée aujourd’hui par celle qui a été enseignée et crue pendant vingt siècles et qui est inscrite dans des catéchismes officiels comme celui de Trente, de saint Pie X et dans tous les catéchismes d’avant Vatican II ? Comment ont agi tous les vrais fidèles face aux hérésies ? Ils ont préféré verser leur sang plutôt que de trahir leur foi.

Que l’hérésie nous vienne de quelque porte-parole que ce soit aussi élevé en dignité qu’il puisse être, le problème est le même pour le salut de nos âmes. À ce propos il y a chez beaucoup de fidèles une ignorance grave de la nature et de l’extension de l’infaillibilité du pape. Beaucoup pensent que toute parole sortie de la bouche du pape est infaillible.

D’autre part, s’il nous apparaît certain que la foi enseignée par l’Église pendant vingt siècles ne peut contenir d’erreur, nous avons beaucoup moins l’absolue certitude que le Pape soit vraiment pape. L’hérésie, le schisme, l’excommunication ipso facto, l’invalidité de l’élection sont des causes qui éventuellement peuvent faire qu’un pape ne l’ait jamais été ou ne le soit plus.

Dans ce cas, évidemment très exceptionnel, l’Église se trouverait dans une situation semblable à celle qu’elle connaît après le décès d’un souverain pontife. Car enfin un problème grave se pose à la conscience et à la foi de tous les catholiques depuis le début du pontificat de Paul VI. Comment un pape vrai successeur de Pierre, assuré de l’assistance de l’Esprit-Saint, peut-il présider à la destruction de l’Église, la plus profonde et la plus étendue de son histoire en l’espace de si peu de temps, ce qu’aucun hérésiarque n’a jamais réussi à faire ?

À cette question il faudra bien répondre un jour, mais laissant ce problème aux théologiens et aux historiens, la réalité nous contraint à répondre pratiquement selon le conseil de saint Vincent de Lérins : « Que fera donc le chrétien catholique si quelque parcelle de l’Église vient à se détacher de la communion de la loi universelle ? Quel autre parti prendre sinon préférer au membre gangrené et corrompu, le corps dans son ensemble qui est sain, et si quelque contagion nouvelle s’efforce d’empoisonner, non plus une petite partie de l’Église mais l’Église tout entière à la fois ! Alors encore son grand souci sera de s’attacher à l’antiquité, qui, évidemment, ne peut plus être séduite par aucune nouveauté mensongère ! ».

Nous sommes donc bien décidés à continuer notre œuvre de restauration du sacerdoce catholique quoi qu’il arrive, persuadés que nous ne pouvons rendre de meilleur service à l’Église, au pape, aux évêques et aux fidèles. Qu’on nous laisse faire l’expérience de la tradition.

+ Mgr Marcel Lefebvre

Écône, le 2 août 1976 – Interview pour le Figaro

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