Lettre encyclique Ubi primum
Condamnation de l’indifférentisme en matière de religion

Lettre encyclique Ubi primum
Condamnation de l’indifférentisme en matière de religion

Aux Vénérables Frères Patriarches, Primats, Archevêques et Évêques
Léon XII
Vénérables Frères, Salut et Bénédiction Apostolique.

Dès que nous avons été élevés à la haute dignité du pontificat, nous nous sommes immédiatement mis à nous exclamer avec saint Léon le Grand : « Seigneur, j’ai entendu votre voix et j’ai eu peur ; j’ai regardé votre œuvre et j’ai été rempli de crainte. Car quoi de plus extraordinaire et de plus effrayant que le travail pour les faibles, l’élévation pour les humbles, la dignité pour les non méritants ? Cependant, ne désespérons pas et ne nous décourageons pas, car nous ne comptons pas sur nous-mêmes, mais sur Celui qui agit en nous ». C’est ainsi que, par modestie, ce Pontife jamais assez loué a parlé ; Nous, en hommage à la vérité, nous le disons et le confirmons.

Nous aussi, Vénérables Frères, nous étions impatients de vous parler dès que possible, et de vous ouvrir notre cœur, vous qui êtes notre couronne et notre joie ; tout comme nous avons confiance que vous trouverez votre joie et votre couronne dans le troupeau qui vous est confié. Mais en partie d’autres travaux importants de Notre mission apostolique, et en partie surtout les douleurs d’une longue maladie, Nous ont empêché jusqu’à présent, à Notre peine et à Notre regret, de réaliser Nos désirs. Mais Dieu, qui est généreux en miséricorde et abondamment généreux envers les suppliants et ceux qui prient avec confiance, Dieu, qui nous a inspiré cette intention, nous accorde aujourd’hui de la réaliser. Cependant, le silence que nous avons gardé de force jusqu’à présent n’a pas été entièrement sans réconfort. Celui qui console les humbles nous a consolés par l’affection religieuse de votre dévouement et de votre zèle pour Nous : dans de tels sentiments nous reconnaissons bien la piété de l’unité chrétienne, si bien que nous nous sommes réjouis et avons remercié Dieu de plus en plus. Ainsi, en témoignage de Notre affection, Nous vous envoyons cette lettre pour vous inciter à poursuivre sur la voie des commandements divins et à mener avec plus de vigueur les combats du Seigneur. De cette façon, la victoire du troupeau du Seigneur glorifiera le zèle du berger.

Vous n’ignorez pas, Vénérables Frères, ce que l’Apôtre Pierre a enseigné aux évêques en ces termes : « Faites paître en vous le troupeau de Dieu, non pas par la force, mais de bon gré, selon la volonté de Dieu ; non pas dans l’espoir d’un gain honteux, mais de bon gré ; non en dominant sur ceux qui sont votre partage, mais devenant les modèles du troupeau, du fond du cœur. » [I P, 5, 2–3].

De ces paroles, vous comprenez clairement quelle conduite vous est proposée, de quelles vertus vous devez de plus en plus enrichir votre cœur, de quelles abondantes connaissances vous devez orner votre esprit, et quels fruits de piété et d’affection vous devez non seulement produire, mais partager avec votre troupeau. C’est ainsi que vous atteindrez le but de votre ministère, car, étant devenu dans vos âmes la forme de votre troupeau, et donnant du lait aux uns, et une nourriture plus solide aux autres, vous ne vous contenterez pas d’informer ce même troupeau de la doctrine, mais vous le conduirez par vos travaux et vos exemples à une vie tranquille en Jésus-Christ et à l’obtention de la félicité éternelle avec vous, comme l’exprime le chef des Apôtres lui-même : « Et quand le prince des bergers paraîtra, vous obtiendrez une couronne de gloire impérissable » [1 P, 5, 4].

Nous voudrions vraiment vous rappeler tant de considérations, mais nous n’en aborderons que quelques-unes, car nous devrons nous étendre plus longuement sur des sujets de plus grande importance, comme l’exige la nécessité de ces temps malheureux.

C’est ainsi que l’Apôtre, en écrivant à Timothée, nous a enseigné quelles sages précautions et quel sérieux examen sont nécessaires pour conférer les ordres mineurs, et surtout les ordres sacrés : « Ne te hâte pas d’imposer les mains à quelqu’un trop tôt » [1 Tm, 5, 22].

Quant au choix des pasteurs qui, dans vos diocèses, doivent être chargés du soin des âmes, et en ce qui concerne les séminaires, le Concile de Trente a donné des règles précises, précisées ensuite par Nos Prédécesseurs : tout cela vous est si bien connu qu’il n’est pas nécessaire de s’y attarder davantage.

Vous savez, Vénérables Frères, combien il est important que vous résidiez constamment et personnellement dans vos diocèses ; c’est une obligation que vous avez contractée en acceptant votre ministère, comme le déclarent plusieurs décrets des Conciles et les Constitutions Apostoliques, confirmées en ces termes par le saint Concile de Trente : « Car, par un précepte divin, il a été ordonné à tous ceux à qui est confié le soin des âmes de connaître leurs brebis, d’offrir pour elles le saint Sacrifice, de les nourrir par la prédication de la parole divine, par l’administration des Sacrements et par l’exemple de toute bonne œuvre, d’avoir une sollicitude paternelle pour les pauvres et pour toutes les autres personnes qui sont dans l’affliction », et pour pourvoir à tous les autres devoirs pastoraux, qui ne peuvent certainement pas être assurés et remplis par ceux qui ne veillent pas sur leur troupeau, ni ne l’assistent, mais l’abandonnent comme des mercenaires, le saint Synode les exhorte et les exhorte afin que, attentifs aux préceptes divins, et s’étant vraiment fait les modèles de leur troupeau, ils le nourrissent et le guident dans la justice et la vérité ». Nous aussi, impressionnés par l’obligation d’un devoir si grand et si grave, pleins de zèle pour la gloire de Dieu, nous louons de tout cœur ceux qui observent scrupuleusement ce précepte. Si certains n’obéissent pas pleinement à cette obligation (dans un si grand nombre de bergers, il peut y en avoir : cela ne doit pas surprendre, si pénible que cela puisse être), par les entrailles de la miséricorde de Jésus-Christ, nous les avertissons, les exhortons et les supplions de penser sérieusement que le juge suprême cherchera dans leurs mains le sang de ses brebis et prononcera un jugement très sévère contre ceux qui en ont la charge.

Cette terrible sentence, comme vous le savez sans doute, touchera non seulement ceux qui négligent personnellement leur résidence, ou tentent de s’y soustraire sous quelque vain prétexte, mais aussi ceux qui refusent sans raison valable de prendre sur eux la tâche de la visite pastorale et de l’accomplir selon les prescriptions canoniques. Ils ne seront jamais obéissants au décret tridentin s’ils ne prennent pas soin de s’approcher personnellement des brebis et, comme le fait le bon berger, de nourrir les bonnes, de rechercher les dispersées et, enfin, en les rappelant et en agissant tantôt avec douceur, tantôt avec force, de les ramener au bercail.

En vérité, les évêques qui n’obéissent pas avec la sollicitude voulue aux obligations de résidence et de visite pastorale n’échapperont pas au jugement redoutable du Pasteur suprême notre sauveur, en prétendant comme justification qu’ils ont rempli ces devoirs par l’intermédiaire de ministres spéciaux.

Car c’est à eux, et non aux ministres, qu’est confié le soin du troupeau ; c’est à eux qu’ont été promis les charismes. Il s’ensuit que les brebis sont beaucoup plus disposées à entendre la voix de leur berger que celle d’un substitut, et qu’elles prennent avec plus de confiance et reçoivent d’un cœur plus joyeux la nourriture salutaire de la main du premier plutôt que du second, comme de la main de Dieu, dont elles reconnaissent l’image dans leur évêque. Tout cela, en plus de ce qui a été dit jusqu’à présent, est abondamment confirmé par l’expérience elle-même, qui est la maîtresse des choses.

Il suffirait d’avoir écrit ce qui précède, Vénérables Frères : à vous, dis-je, qui n’êtes pas ingrats en taisant les dons, ni orgueilleux en présumant des mérites. Tels doivent être, sans doute, ceux qui veulent passer de vertu en vertu [Ps 83, 8], progresser avec un esprit ardent, et imitant les exemples des saints évêques anciens et récents, se glorifient d’avoir vaincu les ennemis de l’Église et d’avoir réformé en Dieu les coutumes corrompues. Que la phrase d’or de saint Léon le Grand soit toujours présente à votre esprit : « Dans cette bataille, on n’obtient jamais une victoire si heureuse que, après le triomphe, le besoin ne se fasse pas sentir de soutenir de nouvelles batailles ».

Combien de batailles, en vérité, et combien cruelles ont été allumées à notre époque, et se manifestent presque chaque jour contre la Religion Catholique ! Qui, en se les remémorant et en les méditant, peut retenir ses larmes ?

Prenez garde, Vénérables Frères, « Ce n’est pas la petite étincelle » dont parle saint Jérôme ; ce n’est pas – dis-je – la petite étincelle que l’on voit à peine quand on regarde, mais une flamme qui cherche à dévorer la terre entière, à détruire les murs, les villes, les plus vastes forêts et toute la terre ; c’est un levain qui, joint à la farine, cherche à corrompre toute la pâte. Dans cette situation alarmante, le service de notre apostolat serait totalement inadéquat si Celui qui veille sur Israël et qui dit à ses disciples : « Voici, je suis avec vous tous les jours jusqu’à la fin des temps » [Mt, 28, 20], ne daignait pas être non seulement le gardien des brebis, mais aussi le berger des bergers eux-mêmes.

Mais, qu’est-ce que tout cela signifie ? Il y a une secte, connue de vous, qui, s’appelant à tort philosophique, a exhumé des cendres les phalanges éparses de presque toutes les erreurs. Cette secte, se présentant sous les apparences caressantes de la piété et de la libéralité, professe le tolérantisme (comme elle l’appelle), ou l’indifférentisme, et l’étend non seulement aux affaires civiles, dont nous ne parlons pas, mais encore aux affaires religieuses, enseignant que Dieu a donné à tous les hommes une large liberté, afin que chacun puisse sans danger embrasser et professer la secte et l’opinion qu’il préfère, selon son propre jugement. L’apôtre Paul nous met en garde contre de telles illusions impies : « Je vous exhorte, frères, à contrôler ceux qui suscitent des divisions et des scandales contre la doctrine que vous avez apprise, et à vous en détourner. Ainsi, ils ne servent pas notre Seigneur Jésus-Christ, mais leur propre ventre, et par des paroles douces et des bénédictions, ils séduisent les âmes simples » [Rm 16, 17–18].

Il est vrai que cette erreur n’est pas nouvelle, mais à notre époque, elle fait rage contre la stabilité et l’intégrité de la foi catholique. En effet, Eusèbe, citant Rodon, rapporte que cette folie avait déjà été propagée par Apelles, un hérétique du IIe siècle, qui affirmait qu’il n’était pas nécessaire d’approfondir la foi, mais que chacun devait s’accrocher à l’opinion qu’il s’était forgée. Apelles soutenait que ceux qui plaçaient leur espoir dans le Crucifié seraient sauvés, à condition que la mort les atteigne au cours des bonnes œuvres. Rhétorius aussi, comme l’atteste Augustin, babillait que tous les hérétiques marchaient dans le droit chemin et prêchaient des vérités. « Mais c’est tellement absurde, observe le Saint-Père, que cela me semble incroyable ». Par la suite, cet indifférentisme s’est tellement répandu et accru que ses adeptes non seulement reconnaissent toutes les sectes qui, en dehors de l’Église catholique, admettent oralement la révélation comme base et fondement, mais encore affirment sans vergogne que les sociétés qui, rejetant la révélation divine, professent le simple déisme et même le simple naturalisme sont également dans la bonne voie. L’indifférentisme de Rhétorius a été jugé par Saint Augustin comme absurde en droit et en mérite, même s’il était circonscrit dans certaines limites. Mais une tolérance s’étendant au déisme et au naturalisme – théories qui étaient rejetées même par les anciens hérétiques – pourrait-elle jamais être admise par une personne utilisant la raison ? Cependant (Oh temps ! Oh philosophie mensongère !) une pareille pseudo-philosophie est approuvée, défendue et soutenue.

En effet, il n’a pas manqué d’écrivains qualifiés qui, professant la vraie philosophie, ont attaqué ce monstre et démoli certaines œuvres avec des arguments invincibles. Mais il est évidemment impossible que Dieu, qui est suprêmement vrai, et lui-même la Vérité suprême, la Providence la plus excellente et la plus sage, et le rémunérateur des bonnes œuvres, puisse approuver toutes les sectes qui prêchent des principes faux, souvent contradictoires, et qu’il puisse assurer la récompense éternelle à ceux qui les professent ; et il est de même superflu de faire d’autres considérations sur ce sujet. Car nous avons des prophéties bien plus certaines, et en vous écrivant, nous parlons de sagesse entre savants, non de la sagesse de ce monde, mais de la sagesse du mystère divin, dans lequel nous sommes instruits ; par la foi divine, nous croyons qu’il y a un seul Seigneur, une seule foi, un seul baptême, et qu’aucun autre nom n’a été donné aux hommes sur la terre pour opérer leur salut que celui de Jésus-Christ de Nazareth : nous déclarons donc qu’en dehors de l’Église il n’y a pas de salut.

Pour la vérité, oh, richesses sans limites de la sagesse et de la connaissance de Dieu ! Oh, incompréhensible pensée de Lui ! Dieu, qui anéantit la sagesse des sages (cf. 1 Co 1, 18), semble avoir consigné les ennemis de son Église et les détracteurs de la Révélation surnaturelle à ce sens réprouvé [Rm 1, 28] et à ce mystère d’iniquité qui était inscrit sur le front de la femme impudente dont parle Jean [Ap 1, 5]. Car quelle plus grande iniquité que celle de ces orgueilleux, qui non seulement se détachent de la vraie religion, mais encore veulent tromper les simples par toutes sortes d’arguties, par des paroles et des écrits pleins de sophismes ? Que Dieu se lève et empêche, vainque et annihile cette licence débridée de parler, d’écrire et de diffuser de tels écrits.

Que dire de plus maintenant ? L’iniquité de nos ennemis augmente tellement que, outre la collusion de livres pernicieux et contraires à la foi, ils vont jusqu’à détourner au détriment de la Religion les écrits sacrés qui nous ont été accordés d’en haut pour l’édification de la Religion elle-même.

Vous savez bien, Vénérables Frères, qu’une société vulgairement appelée Biblique se répand aujourd’hui hardiment sur toute la terre, et que, au mépris des traditions des Saints Pères et contre le décret bien connu du Concile de Trente, elle entreprend de toutes ses forces et avec tous les moyens dont elle dispose de traduire, ou plutôt de corrompre la Sainte Bible, en la transformant en la langue vernaculaire de toutes les nations. De là découle une raison fondée de craindre que, comme dans certaines traductions déjà connues, pour d’autres il faille dire, comme conséquence d’une interprétation pervertie, qu’au lieu de l’Évangile du Christ nous trouvons l’Évangile de l’homme ou, pire encore, l’Évangile du diable.

Pour conjurer ce fléau, plusieurs de nos prédécesseurs ont publié des Constitutions, et dans ces derniers temps, Pie VII, de sainte mémoire, a envoyé deux projets de loi, l’un à Ignace, archevêque de Gnesna, et l’autre à Stanislas, archevêque de Mohilow. Nous y trouvons de nombreux témoignages, soigneusement et sagement tirés des écritures divines et de la tradition : ils nous montrent combien cette subtile invention peut nuire à la foi et aux mœurs.

Nous aussi, Vénérables Frères, en vertu de Notre engagement, nous vous exhortons à tenir votre troupeau soigneusement éloigné de ces pâturages mortels. Faites-le savoir, priez, insistez sur le sujet et sur le tort, avec patience et doctrine, afin que vos fidèles, se référant scrupuleusement aux règles de notre Congrégation de l’Index, soient persuadés que « si l’on permet que la Bible soit traduite en langue vulgaire sans permission, il en résultera, à cause de l’imprudence des hommes, plus de mal que de bien ».

L’expérience prouve la véracité de cette hypothèse. Saint Augustin, ainsi que d’autres Pères, le confirme par ces mots : « Les hérésies et certains dogmes pervers qui empêchent les âmes et les plongent dans l’abîme naissent chez ceux qui ne comprennent pas bien les écritures sacrées : les ayant mal comprises, ils soutiennent l’erreur avec témérité et arrogance ».

Voilà, ô Vénérables Frères, où va cette société qui ne néglige rien pour parvenir à l’affirmation de son but impie. Car elle se plaît non seulement à imprimer ses propres versions, mais aussi à les diffuser dans toutes les villes parmi le peuple. De plus, afin de séduire les âmes des simples, elle prend soin tantôt de les vendre, tantôt, avec une perfide libéralité, de les distribuer gratuitement.

Si quelqu’un veut chercher la véritable origine de tous les maux que nous avons déplorés jusqu’ici, et d’autres que, par souci de brièveté, nous avons omis, il sera sans doute convaincu que c’est aux origines mêmes de l’Église, comme aujourd’hui, qu’il faut la chercher dans le mépris obstiné de l’autorité de l’Église : de cette Église qui, comme l’enseigne saint Léon le Grand, « par la volonté de la Providence reconnaît Pierre dans le Siège Apostolique, et dans la personne du Pontife Romain voit et honore son successeur : celui en qui résident le soin de tous les pasteurs et la protection des brebis qui leur sont confiées, et dont la dignité n’est pas diminuée même si c’est un héritier indigne ».

« En Pierre, donc (comme l’affirme à ce propos le saint docteur susmentionné), la force de tous est consolidée, et l’aide de la grâce divine est dirigée afin que la fermeté accordée à Pierre au nom du Christ, par Pierre soit transmise aux Apôtres ».

Il est donc évident que ce mépris de l’autorité de l’Église s’oppose au commandement du Christ aux Apôtres, et en leur personne aux ministres de l’Église qui leur succèdent : « Celui qui vous écoute m’écoute ; celui qui vous méprise me méprise ». [Lc 10, 16]. Ce mépris s’oppose aux paroles de l’apôtre Paul : « L’Église est la colonne et le fondement de la vérité » [1 Tm 3, 15]. Augustin, méditant sur ces indications, dit : « Si quelqu’un se trouve en dehors de l’Église, il sera exclu du nombre de ses enfants ; il n’aura pas Dieu pour père s’il n’aura pas l’Église pour mère ».

C’est pourquoi, Vénérables Frères, gardez en mémoire avec Augustin et méditez fréquemment les paroles du Christ et de l’Apôtre Paul, afin d’apprendre aux personnes qui vous sont confiées à respecter l’autorité de l’Église voulue directement par Dieu lui-même. Mais vous, Vénérables Frères, ne perdez pas courage. De toutes parts, déclarons-nous encore avec saint Augustin, les eaux du déluge (c’est-à-dire la multiplicité des doctrines différentes) murmurent autour de nous. Nous ne sommes pas immergés dans le déluge, mais nous sommes entourés par lui : ses eaux nous pressent, mais ne nous touchent pas ; elles nous poursuivent, mais ne nous submergent pas.

Par conséquent, nous vous invitons une fois de plus à ne pas perdre courage. Vous aurez pour vous – et nous avons certainement confiance dans le Seigneur – l’aide des princes terrestres, qui, comme le prouvent la raison et l’histoire, en défendant leur propre cause défendent l’autorité de l’Église. Car il ne sera jamais possible de rendre à César ce qui appartient à César, si nous ne rendons pas à Dieu ce qui appartient à Dieu. De plus, pour reprendre les mots de saint Léon, les bons offices de Notre ministère seront pour vous tous. Dans les adversités, dans les doutes, dans tous vos besoins, ayez recours à ce Siège Apostolique. « Dieu, comme le dit saint Augustin, a placé la doctrine de la vérité sur la chaire de l’unité ».

Enfin, nous vous implorons par la miséricorde du Seigneur. Aidez-nous par vos vœux et vos prières adressés à Dieu, afin que l’Esprit de grâce demeure en nous et que vos jugements ne soient pas incertains : que Celui qui vous a inspiré le plaisir de l’unanimité sollicite le don de la paix en commun avec nous, afin que dans tous les jours de Notre vie passée au service du Dieu tout-puissant, prêts à vous prêter notre appui, nous puissions élever avec confiance cette prière au Seigneur : « Père saint, gardez en Votre nom ceux que Vous m’avez confiés ». En gage de Notre confiance et de Notre amour, Nous vous accordons de tout cœur la Bénédiction apostolique, à vous et à votre troupeau.

Donné à Rome, à Sainte-Marie-Majeure, le 5 mai 1824, la première année de Notre Pontificat.

Le 13 avril saint Herménégilde, roi martyr

Bréviaire du jour
et Dom Guéranger, Année liturgique
Le 13 avril saint Herménégilde, roi martyr

Lectures des matines
Livre des Dialogues de saint Grégoire, pape

Livre 3, chapitre 31

Fils de Léovigilde, roi des Visigoths, le roi Herménégilde, fut converti de l’hérésie arienne à la foi catholique par les prédications du vénérable Léandre, Évêque de Séville, avec lequel je suis lié depuis longtemps d’une étroite amitié. Son père, demeuré arien, s’efforça, et de le gagner par des promesses, et de l’effrayer par des menaces, pour le ramener à l’hérésie. Comme Herménégilde répondait avec une constance inébranlable qu’il ne pourrait jamais quitter la vraie foi après l’avoir connue, son père irrité le priva de ses droits au trône et le dépouilla de tous ses biens. Un traitement si dur n’ayant pu abattre son courage,- Léovigilde le fit jeter dans une étroite prison et charger de fers au cou et aux mains. Le jeune roi commença alors à mépriser les royaumes de la terre, et à rechercher par les plus ardents désirs le royaume du ciel. Couvert d’un ciliée, et gisant à terre accablé par ses liens, il adressait des prières au Dieu tout-puissant, pour qu’il le fortifiât ; et plus il reconnaissait par sa captivité même le néant des biens qui avaient pu lui être ravis, plus il regardait avec dédain la gloire de ce monde qui passe.

La fête de Pâques étant survenue, son perfide père lui envoya durant le silence d’une nuit profonde un Évêque arien, afin qu’il reçût la communion eucharistique de cette main sacrilège, et qu’il rentrât par ce moyen en grâce auprès de son père. Mais Herménégilde, tout dévoué à Dieu, adressa à l’Évêque arien, quand il l’aborda, les reproches qu’il était de son devoir de lui faire, et repoussa avec une juste indignation ses propositions insidieuses ; car, s’il gisait corporellement sous le poids de ses chaînes, intérieurement il se tenait dans une sécurité profonde et conservait toute l’élévation de son âme. Mais quand l’Évêque revint auprès de Léovigilde, ce prince arien frémit de rage et envoya aussitôt ses appariteurs pour tuer dans sa prison le très courageux confesseur de la foi ; ces ordres s’exécutèrent. Dès que les satellites furent entrés, ils lui fendirent la tête d’un coup de hache, mais en lui ôtant ainsi la vie du corps, ils ne purent lui enlever que ce que l’héroïque victime avait constamment méprisé en sa personne. Les miracles ne manquèrent pas pour manifester la véritable gloire dont il jouissait ; dans le silence de la nuit on entendit tout à coup le chant des Psaumes qui retentissait près du corps de ce roi martyr, d’autant plus véritablement roi qu’il avait obtenu la couronne du martyre.

Quelques-uns rapportent aussi que des flambeaux allumés parurent la nuit autour de son corps, ce qui porta tous les fidèles à le révérer comme celui d’un Martyr, ainsi qu’ils le devaient. Le père, plein de perfidie et souillé du sang de son fils, se sentit enfin touché de repentir ; il déplora ce qu’il avait fait, mais ce regret n’alla pas jusqu’à lui obtenir le salut. Tout en reconnaissant la vérité de la foi catholique, il fut retenu par la crainte que lui inspirait son peuple, et n’eut pas le courage de se convertir. Une maladie l’ayant réduit à l’extrémité, il recommanda à l’Évêque Léandre, qu’il avait auparavant persécuté avec tant de rigueur, le roi Récarède. son fils, qu’il laissait plongé dans l’hérésie, afin que les exhortations du saint Prélat opérassent en lui l’heureux changement qu’elles avaient produit en son frère. Après avoir fait cette recommandation, Léovigilde mourut. Le roi Récarède, suivant alors, non les traces de son coupable père, mais l’exemple de son frère le Martyr, renonça aux erreurs de l’hérésie arienne, amena à la vraie foi toute la nation des Visigoths, et refusa de recevoir sous ses étendards, dans tout son royaume, ceux qui ne craindraient pas de se constituer les ennemis de Dieu en restant infectés d’hérésie. Il ne faut pas s’étonner que le frère d’un Martyr soit devenu le prédicateur de la vraie foi : les mérites du second aident le premier à ramener un grand nombre d’âmes au sein [de l’Église] du Dieu tout-puissant.

Hymne des matines

Sur le trône royal de la vaillante Ibérie,
Ô Herménégilde, lumière et gloire des martyrs,
Que l’amour du Christ introduit
Aux saintes assemblées du ciel,

Tu demeures inébranlable dans la souffrance
Pour garder à Dieu le service juré ;
Rien à tes yeux ne surpasse cet honneur
Et sagement, tu écartes les plaisirs dangereux.

Comme tu contiens ces passions
Qui servent de nourriture au vice naissant,
Tu marches sans hésiter
Sur le chemin où la vérité te guide.

Honneur continuel au Père, Seigneur du monde
Et que nos prières célèbrent le Fils,
Qu’elles exaltent le divin Flamine
par des louanges souveraines.
Amen.

Hymne des laudes

Par aucune flatterie, ton père ne t’entraîne,
Tu n’es pris ni par le repos d’une vie opulente
Ni par l’éclat des diamants
Ni par l’ambition de régner.

De ses cruelles menaces, le tranchant du glaive
Ne t’effraie pas plus que l’homicide fureur
Du bourreau car, comparant le durable au périssable,
Tu préfères les joies du ciel.

Et maintenant, protège-nous du séjour d’en-haut
Dans ta clémence et, tandis que nous chantons
La palme que ta mort a conquise,
D’une oreille favorable reçois nos prières.

Honneur continuel au Père, Seigneur du monde
Et que nos prières célèbrent le Fils,
Qu’elles exaltent le divin Flamine
par des louanges souveraines.
Amen.

Dom Guéranger, l’Année Liturgique

Le mystère de la Pâque nous apparaît aujourd’hui à travers les palmes d’un Martyr. Herménégilde , jeune prince visigoth, est immolé par l’ordre d’un père que l’hérésie aveugle ; et la cause de son trépas est la constance avec laquelle il a repoussé la communion pascale qu’un évêque arien voulait le contraindre à recevoir de ses mains. Le martyr savait que la divine Eucharistie est le signe auguste de l’unité catholique, et qu’il n’est pas permis de participer à la chair de notre Agneau pascal avec ceux qui ne sont pas dans la véritable Église. Une consécration sacrilège peut mettre les hérétiques en possession du divin Mystère, si le caractère sacerdotal existe en celui qui a osé franchir la barrière de l’autel du Dieu qu’il blasphème ; mais le catholique qui sait qu’il ne lui est pas même permis de prier avec les hérétiques, tremble à la vue du Mystère profané, et s’éloigne pour ne pas faire outrage au Rédempteur jusque dans le Mystère qu’il n’a établi que pour s’unir à ses fidèles.

Le sang du martyr fut fécond. L’Espagne asservie à l’erreur secoua ses chaînes ; un concile tenu à Tolède consomma la réconciliation que la sainte victime avait commencée. Ce fut un spectacle sublime et rare dans les siècles de voir une nation entière se lever pour abjurer l’hérésie ; mais cette nation a été bénie du ciel. Soumise bientôt à la terrible épreuve de l’invasion sarrasine, elle sut en triompher par ses armes, et sa foi toujours pure depuis lui a mérité le plus beau des titres pour un peuple, celui de Catholique.

Le Pape Urbain VIII a composé les deux Hymnes pour l’Office du saint Martyr.

Courageux témoin de la vérité du Symbole de la foi, Herménégilde, nous vous offrons aujourd’hui nos hommages et nos actions de grâces.

Votre mort courageuse a montré l’amour que vous aviez pour le Christ, et votre mépris des honneurs de la terre nous apprend à les mépriser. Né pour le trône, un cachot est devenu votre séjour ici-bas ; et c’est de là que vous êtes parti pour le ciel, le front ceint des palmes du martyre, couronne mille fois plus éclatante que celle qui vous était offerte pour prix d’une honteuse apostasie. Priez maintenant pour nous ; l’Église, en inscrivant votre nom sur le Cycle sacré, vous y convie en ces jours. La Pâque fut le jour de votre triomphe ; obtenez qu’elle soit pour nous une véritable Pâque, une complète résurrection qui nous conduise sur vos traces jusqu’à l’heureux séjour où vos yeux contemplent Jésus ressuscité. Rendez-nous fermes dans la foi, dociles à l’enseignement de la sainte Église, opposés à toute erreur et à toute nouveauté. Veillez sur l’Espagne votre patrie, qui doit à votre sang versé en témoignage de la vraie foi tant de siècles de pure orthodoxie ; préservez-la de toute défection, afin qu’elle ne cesse jamais de mériter le beau titre qui fait sa gloire.

Encouragements de Mélanie Calvat pour la persécution

« Cette crise ne fait que commencer. Bientôt, les privilèges de l’Église catholique lui seront enlevés et transférés à la Franc-Maçonnerie qui deviendra comme religion d’État. La persécution violente succédera logiquement à la persécution tranquille qui désorganise le gouvernement de l’Église depuis 1880. Mis au pied du mur Continuer la lecture de « Encouragements de Mélanie Calvat pour la persécution »

La dernière lettre de nouvel an de l’abbé Robert à ses paroissiens

Cette lettre fut écrite par un prêtre insermenté, c’est-à-dire ayant refusé le schisme révolutionnaire de 1790, prêtre du Doubs qui poursuivit son ministère de façon héroïque auprès de ses paroissiens et de bien d’autres catholiques. Deux-cent trente ans plus tard on peut la reprendre sans avoir quasiment rien à y changer. On peut surtout la mettre en application, c’est pourquoi je vous la publie. Je ne saurais mieux dire et je la prends à mon compte pour vous souhaiter une bonne et sainte année.

Abbé François Pivert


30 décembre 1793

Mes chers et bien chers Paroissiens

Je ne puis m’empêcher en finissant cette malheureuse année et sur le point d’en commencer une nouvelle de vous faire les souhaits ordinaires. Autrefois, je vous les faisais tranquillement au pied de nos autels, où tous assemblés nous faisions quelques réflexions sur l’année qui venait de finir et sur celle que nous avions commencée.

Continuer la lecture de « La dernière lettre de nouvel an de l’abbé Robert à ses paroissiens »

Saint Ignace, martyr
« être broyé sous la dent des bêtes comme froment de Dieu, pour devenir le pain de Jésus-Christ. »

Saint Ignace fut un grand évêque, un homme d’une rare sainteté ; mais sa gloire est surtout son martyre. Conduit devant l’empereur Trajan, il subit un long interrogatoire :

« — C’est donc toi, vilain démon, qui insulte nos dieux ?
« — Nul autre que vous n’a jamais appelé Théophore un mauvais démon.
« — Qu’entends-tu par ce mot Théophore ?
« — Celui qui porte Jésus-Christ dans son cœur.
« — Crois-tu donc que nous ne portons pas nos dieux dans notre cœur ?
« — Vos dieux ! ce ne sont que des démons ; il n’y a qu’un Dieu Créateur, un Jésus-Christ, Fils de Dieu, dont le règne est éternel.
« — Sacrifie aux dieux, je te ferai pontife de Jupiter et père du Sénat.
« — Tes honneurs ne sont rien pour un Prêtre du Christ ».

Trajan, irrité, le fait conduire en prison. « Quel honneur pour moi, Seigneur, s’écrie le Martyr, d’être mis dans les fers pour l’amour de Vous ! » et il présente ses mains aux chaînes en les baisant à genoux.

Continuer la lecture de « Saint Ignace, martyr « être broyé sous la dent des bêtes comme froment de Dieu, pour devenir le pain de Jésus-Christ. » »

Un apostat qui s’est bien racheté par le martyre

Un apostat qui s’est bien racheté par le martyre

Extrait de : Le Père Six, curé de Phat-Diem, vice-roi en Annam, par Mgr Armand Olichon, 1941

À l’époque des faits, l’abbé Triêm est grand séminariste.

Le 16 janvier 1858, le petit Séminaire de Ke-Bang, où se sont réfugiés les élèves de Vinh-Tri, est assiégé par le préfet de Nam-Dinh, escorté de 700 soldats. Le blocus et les fouilles durèrent seize heures. Le feu fut mis au presbytère, à l’école cléricale, à l’église, au couvent des reli­gieu­ses indigènes, les Amantes de la Croix.

Les habitants du village avaient pris la fuite. Quatorze chrétiens et quatre élèves de l’école furent arrêtés. Parmi ces derniers se trouvait Jean Phap, le petit frère de l’abbé Triêm. Chargés d’une lourde cangue, tous furent conduits à Nam-Dinh et jetés en prison.

Alors se déroula une scène de toute beauté, dont le récit dut arracher des larmes de fierté au frère du petit martyr.

Un jour, l’abbé Triêm, lui-même en fuite, apprit qu’un jeune homme demandait à le voir. C’était un élève du Petit Sémi­naire, l’un des compagnons de Jean Phap dans ses combats, mais non, hélas ! dans sa victoire.

En apercevant l’abbé Triêm, il éclata en sanglots :

— Je demande à voir le Seigneur-Maître (c’est ainsi que les chrétiens désignent l’évêque). Je suis perdu j’ai foulé aux pieds la croix !

Pierre Triêm eut grand’peine à obtenir un récit cohérent des événements du 16 janvier. Il connaissait le visiteur : Paul Bot, âgé de dix-sept ans, élève de septième au Petit Séminaire. Peu à peu, cependant, en phrases hachées, il obtint un récit du drame.

Les séminaristes avaient été séparés des autres chrétiens pour être jugés à part.

— Traduits devant le tribunal du mandarin nous fûmes sommés de fouler aux pieds la croix placée à terre, au milieu du prétoire… Grâce à Dieu, personne de nous ne faiblit… Alors, on nous attache à quatre piquets, la face contre terre, et le mandarin nous fait frapper de quarante coups de rotin. Au bout de quelques jours, nous fûmes amenés une deuxième fois devant le tribunal. Même sommation. Même refus. Une seconde fois, nous fûmes battus de verges…

— Mais alors, petit frère, pourquoi pleurer ? Tu n’as rien à te reprocher I…

— C’est que la troisième fois, le juge, voyant qu’il n’obtenait rien de nous par la crainte, changea de méthode : « Par pitié pour votre jeunesse, dit-il, je ne veux plus vous obliger à marcher sur la croix. Laissez-vous seulement transporter sans rien dire par-dessus le signe dessiné à terre.

Pierre Triêm avait compris.

— Et alors ? demanda-t-il, la gorge serrée.

— Alors, trois d’entre nous se lais­sèrent soulever par les extrémités de leur cangue, et les soldats nous transportèrent de l’autre côté du signe de la croix… Je fus l’un de ceux-là. J’ai renié mon Dieu. !…

Pierre Triêm n’osait interroger davantage.

— Et Jean ? murmura-t-il enfin.

— Jean Phap fut le seul à protester ! Lorsque les satellites du mandarin voulurent saisir sa cangue, il se débattit de toutes ses forces… C’était pourtant le plus jeune de nous quatre, il n’avait que quatorze ans… Alors, en riant, les soldats le soulevèrent. Il se débattait de son mieux, repliant ses petites jambes et criant de toutes ses forces « Non, je ne marche pas sur la croix ! Non, je ne renie pas mon Dieu ! »

L’abbé Triêm pleurait silencieusement.

— Qu’ont-ils fait de lui ? demanda-t-il à voix basse.

Les sanglots du coupable redoublèrent :

— Ils ne l’ont pas tué tout à fait, mais, avant de l’envoyer en exil, ils lui ont fait subir d’affreux supplices. Le mandarin le fit s’agenouiller sur la planche hérissée de clous. Ce fut en vain. Il dit qu’il aimait mieux mourir que de renier Jésus-Christ…

— Ce fut tout ?…

— Non. Le mandarin, l’ayant fait reconduire en prison et battre de verges, l’appela une dernière fois au prétoire. Cette fois, le bourreau tenait à la main des tenailles rougies au feu. « Si tu ne veux pas marcher sur le signe de la croix, dit le juge, je te fais arracher la peau… »

Le petit Jean marcha vers le bourreau et tendit ses bras… On le ramena en prison sanglant, évanoui, mais pur de tout péché. Aujourd’hui, il est avec les bannis de Lang-son…

L’abbé Triêm, à genoux, priait et souriait dans ses larmes.

Quand il se releva, il prit doucement le front du pauvre apostat prostré à ses pieds :

Mais toi-même, malheureux enfant, qu’es-tu devenu depuis lors ?

— Je me suis enfui du côté de mon village natal. Ma mère, veuve, y habite seule…

Ici, un hoquet coupa sa voix.

Pierre Triêm releva la tête du coupable et le força de continuer.

— Ma mère m’a maudit !… « Jamais, dit-elle, je ne permettrai à un renégat, fût-il mon enfant, d’habiter sous ce toit. Si tu étais mort, mon fils, je te pleurerais comme un martyr. Aujourd’hui, je pleure de honte d’avoir enfanté un apostat. »

Le pauvre Paul Bot suppliait l’abbé Triêm de le conduire à l’évêque pour qu’il pût obtenir son pardon et racheter sa faute. Avec sa prudence ordinaire, Pierre Triêm démontra à son jeune camarade que l’abso­lution de l’évêque n’était pas indispensable, qu’il pouvait obtenir son pardon du premier prêtre qu’il rencontrerait, et qu’il ne lui resterait qu’à accomplir sa pénitence. Cette pénitence fut héroïque.

Quelques semaines après, l’abbé Triêm recevait de Paul Bot une lettre où il racontait qu’il s’était confessé et qu’il était réconcilié avec l’Église, mais qu’il désirait faire encore quelque chose de plus. Il demandait s’il lui serait permis, pour réparer davantage son crime, de retourner devant le mandarin de Nam-Dinh pour confesser la foi.

Le destinataire de la lettre répondit aussitôt à Paul qu’ayant accompli tout ce que lui avait ordonné son confesseur, il pouvait demeurer en paix ; que si, cepen­dant, confiant en Dieu, il allait confesser la foi devant le tribunal de Nam-Dinh, cet acte glorifierait certainement l’Église d’une façon héroïque.

Au reçu de cette réponse, le jeune séminariste se revêtit de ses plus beaux habits et prit le chemin de Son-Mieng, où habitait sa mère.

— Salut, ô ma mère. lui dit-il. Il y a quelques semaines, à Nam-Dinh, j’ai commis un acte de lâcheté, je me suis laissé transporter par-dessus le signe de la croix ; mon acte vous a fait beaucoup de peine. Je vous en demande pardon, comme j’en ai demandé pardon à Dieu ; j’ai fait toute ma pénitence, mais aujourd’hui je veux retour­ner à la ville, devant le grand mandarin, et lui rendre l’acte qu’il m’a fait accomplir par surprise. Je viens, ô ma mère, vous saluer et vous demander la permission de partir.

Ensuite, par quatre fois, le jeune homme s’inclina en se prosternant jusqu’à terre ; c’est ainsi qu’on salue les supérieurs, en Annam, dans les grandes circonstances.

— Tu peux aller et faire ce que tu dis, mon fils, lui répond cette mère héroïque ; je t’ai offert au bon Dieu depuis longtemps pour être son prêtre, c’est à lui que tu appartiens. Qu’il te soutienne !

Le lendemain, le juge de Nam-Dinh venait de s’asseoir à son tribunal, lorsqu’on vit un jeune homme entrer précipitamment et se placer en face de lui.

— Salut, grand mandarin ! s’écria-t-il. Je suis le séminariste Bot. Il y a quelques semaines, vous m’aviez fait apostasier en me trompant. Vos soldats m’ont transporté par-dessus la croix, mais, cet acte, je le réprouve ; je ne veux pas le garder pour moi, je vous le rapporte et je vous le rends.

Le juge, interloqué, fit chasser l’inso­lent du prétoire. Mais le courageux jeune homme y rentra et jeta à nouveau son défi à la face du mandarin. Celui-ci le fit alors flageller durement, tandis que la courageuse victime répétait sans cesse :

— Cet acte n’est pas à moi, il est au grand mandarin ; je le lui rends.

Enfin, furieux de ne pouvoir le faire taire, le grand mandarin ordonna de le ligoter et de le jeter aux éléphants.

Quand le noble martyr fut étendu, pieds et mains liés, sur le sol du parc à éléphants, les énormes bêtes s’approchèrent lentement. D’ordinaire, ces monstres écrasent immé­dia­tement leurs victimes. Pour Paul, il n’en fut pas ainsi ; ils semblaient le respecter. Deux heures durant, ils considérèrent cet innocent couché à terre, qu’on entendait murmurer des invocations pieuses ou redire :

— Cet acte n’est pas à moi je le rends au grand mandarin.

Enfin, le cornac, impatienté, se mit à exciter ses bêtes. L’une d’elles, s’appro­chant du martyr leva sur sa poitrine sa patte monstrueuse. Une dernière prière, un cri, le bruit d’os qui s’écrasent, du sang, une pauvre loque humaine : l’Église d’Annam comptait un bienheureux de plus.

En attendant la sentence de l’Église, le corps du petit séminariste Paul Bot, pénitent et martyr, repose aujourd’hui dans la chapelle du Petit-Séminaire de la Mission de Phat-Diem…

Le livre de Tobie

Note sur le livre de Tobie

Vous ne trouverez le livre de Tobie que dans les bibles catholiques, car les protestants ne le comptent pas parmi les livres de la Bible, tandis que Dieu nous a révélé, et l’Église nous l’affirme par la voix du concile de Trente, voix infaillible donc, que ce livre est bien inspiré et fait partie de la révélation divine. Mais comme les protestants rejettent l’enseignement de la Tradition révélée, il leur est facile de conserver ce qui leur convient et de rejeter le reste. Les modernistes font tout pour affirmer que ce livre n’est pas historique et qu’il est trop beau pour être vrai. Voilà pourquoi je vous donne le texte intégral de ce livre.

Ce livre forme un tout parfaitement coordonné et disposé avec un art admirable. Il est partagé en six sections formant autant de tableaux : Vertus et épreuves de Tobie ; vertus et épreuves de Sara ; voyage du jeune Tobie en Médie ; son mariage avec Sara ; son retour à Ninive et la guérison de son père ; conclusion : manifestation de l’ange Raphaël, dernières années de Tobie. Certains textes écrivent Tobit au lieu de Tobie.

L’histoire de Tobie nous offre un parfait modèle de la vie domestique et renferme les exemples les plus instructifs et les plus touchants de toutes sortes de vertus, surtout celles de la vie de famille et du mariage.

Mais il nous instruit aussi sur l’importance des anges pour protéger, former et guider les hommes.

Chapitre 1

Tobie, de la tribu et d’une ville de Nephthali, qui est dans la haute Galilée au-dessus de Naasson, derrière le chemin qui conduit à l’occident, ayant à sa gauche la ville de Séphet, fut emmené captif au temps de Salmanasar, roi des Assyriens ; et, même dans sa captivité, il n’abandonna pas la voie de la vérité ; en sorte qu’il distribuait tous les jours ce qu’il pouvait avoir à ses frères, à ceux de sa nation qui étaient captifs avec lui.

Et quoiqu’il fût le plus jeune de tous dans la tribu de Nephthali, il ne fit rien paraître de puéril dans ses actes.

Car lorsque tous allaient aux veaux d’or que Jéroboam, roi d’Israël, avait faits, il fuyait seul la compagnie de tous.

Et il allait à Jérusalem au temple du Seigneur, et il y adorait le Seigneur, le Dieu d’Israël, offrant fidèlement les prémices et les dîmes de tous ses biens, et, la troisième année, il distribuait toute sa dîme aux prosélytes et aux étrangers. Il observait ces choses et d’autres semblables conformément à la loi de Dieu, n’étant encore qu’un enfant.

Mais, lorsqu’il fut devenu homme, il épousa une femme de sa tribu, nommée Anne, et en eut un fils auquel il donna son nom. Et il lui apprit dès son enfance à craindre Dieu, et à s’abstenir de tout péché.

Lors donc qu’ayant été emmené captif avec sa femme, son fils et toute sa tribu, il fut arrivé dans la ville de Ninive, quoique tous mangeassent des mets des gentils, il garda néanmoins son âme, et il ne se souilla jamais de leurs mets.

Et parce qu’il se souvint de Dieu de tout son cœur, Dieu lui fit trouver grâce devant le roi Salmanasar, qui lui donna pouvoir d’aller partout où il voudrait, et la liberté de faire ce qu’il lui plairait.

Il allait donc trouver tous ceux qui étaient captifs, et leur donnait des avis salutaires.

Or il vint à Ragès, ville des Mèdes, ayant dix talents d’argent qui provenaient des dons qu’il avait reçus du roi.

Et parmi le grand nombre de ceux de sa race, voyant que Gabélus, qui était de sa tribu, était dans le besoin, il lui donna sous son seing cette somme d’argent.

Mais, longtemps après, le roi Salmanasar étant mort, et Sennachérib, son fils, qui régna après lui, ayant une grande haine contre les fils d’Israël, Tobie allait visiter presque tous les jours tous ceux de sa parenté, les consolait, et distribuait de son bien à chacun d’eux selon son pouvoir.

Il nourrissait ceux qui avaient faim, il donnait des vêtements à ceux qui étaient nus, et ensevelissait soigneusement ceux qui étaient morts ou qui avaient été tués.

Car le roi Sennachérib étant revenu de la Judée, fuyant la plaie dont Dieu l’avait frappé pour ses blasphèmes, il faisait tuer dans sa colère beaucoup des fils d’Israël, et Tobie ensevelissait leurs corps.

Mais, lorsque le roi l’apprit, il ordonna de le tuer, et il lui ôta tout son bien.

Alors Tobie s’enfuit avec son fils et sa femme, et, dépouillé de tout, il put se cacher, parce qu’un grand nombre l’aimaient.

Quarante-cinq jours après, le roi fut tué par ses fils ; et Tobie revint dans sa maison, et on lui rendit tout son bien.

Chapitre 2

Or, après cela, comme c’était un jour de fête du Seigneur, un grand repas fut préparé dans la maison de Tobie ; et il dit à son fils : Allez, et amenez quelques-uns de notre tribu qui craignent Dieu, afin qu’ils mangent avec nous.

Son fils partit, et revint lui annoncer qu’un des fils d’Israël gisait égorgé dans la rue. Tobie se leva aussitôt de table, et laissant là le repas, arriva à jeun auprès du cadavre. Il l’enleva et l’emporta secrètement dans sa maison, afin de l’ensevelir avec précaution lorsque le soleil serait couché.

Et après avoir caché le corps, il se mit à manger avec larmes et tremblement, se souvenant de cette parole que le Seigneur avait dite par le prophète Amos : Vos jours de fête se changeront en lamentation et en deuil. Et lorsque le soleil fut couché, il alla l’ensevelir.

Or tous ses proches le blâmaient, en disant : Déjà, pour ce sujet, on a ordonné de vous faire mourir, et vous n’avez échappé qu’avec peine à l’arrêt de mort, et de nouveau vous ensevelissez les morts ?

Mais Tobie, craignant plus Dieu que le roi, emportait les corps de ceux qui avaient été tués, les cachait dans sa maison, et les ensevelissait au milieu de la nuit.

Or il arriva un jour que, s’étant fatigué à ensevelir les morts, il revint dans sa maison, se coucha près d’une muraille et s’endormit ; et pendant qu’il dormait, il tomba d’un nid d’hirondelle de la fiente chaude sur ses yeux ; ce qui le rendit aveugle.

Dieu permit que cette épreuve lui arrivât, pour que sa patience servît d’exemple à la postérité, comme celle du saint homme Job.

Car, ayant toujours craint Dieu dès son enfance, et ayant gardé ses commandements, il ne s’attrista pas contre Dieu de ce qu’Il l’avait affligé par cette cécité ; mais il demeura immobile dans la crainte du Seigneur, rendant grâces à Dieu tous les jours de sa vie.

Et de même que des rois insultaient au bienheureux Job, ainsi ses parents et ses proches se raillaient de sa conduite, en disant :

Où est votre espérance pour laquelle vous faisiez tant d’aumônes et de sépultures ?

Mais Tobie, les reprenant, leur disait : Ne parlez pas ainsi ; car nous sommes enfants des Saints, et nous attendons cette vie que Dieu doit donner à ceux qui ne changent jamais leur foi envers lui.

Mais Anne, sa femme, allait tous les jours faire de la toile, et apportait du travail de ses mains ce qu’elle pouvait gagner pour vivre.

Il arriva donc qu’ayant reçu un jour un chevreau, elle l’apporta à la maison. Et son mari, l’ayant entendu bêler, dit : Prenez garde qu’il n’ait été dérobé ; rendez-le à ses maîtres, car il ne nous est pas permis de manger ou de toucher ce qui a été dérobé.

Alors sa femme lui répondit avec colère : Il est évident que votre espérance était vaine, et voilà le résultat de vos aumônes.

C’est ainsi, et par d’autres paroles semblables, qu’elle lui insultait.

Chapitre 3

Alors Tobie gémit et commença à prier avec larmes, en disant : Seigneur, vous êtes juste ; tous vos jugements sont équitables, et toutes vos voies sont miséricorde, et vérité, et justice.

Et maintenant, Seigneur, souvenez-vous de moi, ne prenez point vengeance de mes péchés, et ne vous souvenez pas de mes fautes, ni de celles de mes pères.

Nous n’avons point obéi à vos préceptes ; c’est pourquoi nous avons été livrés au pillage, à la captivité et à la mort, et nous sommes devenus la risée de toutes les nations parmi lesquelles vous nous avez dispersés.

Et maintenant, Seigneur, vos jugements sont grands, parce que nous n’avons pas agi selon vos préceptes, et que nous n’avons pas marché sincèrement devant vous.

Et maintenant, Seigneur, traitez-moi selon votre volonté, et commandez que mon âme soit reçue en paix ; car il vaut mieux pour moi mourir que vivre.

En ce même jour, il arriva que Sara, fille de Raguël, à Ragés, ville des Mèdes, entendit, elle aussi, les injures d’une des servantes de son père.

Car elle avait été donnée en mariage à sept maris, et un démon, nommé Asmodée, les avait tués aussitôt qu’ils s’étaient approchés d’elle.

Comme donc elle reprenait cette servante pour quelque faute, celle-ci lui répondit : Que jamais nous ne voyons de toi ni fils ni fille sur la terre, ô meurtrière de tes maris !

Ne veux-tu point me tuer aussi, comme tu as déjà tué sept maris ? À cette parole, Sara monta dans une chambre haute de la maison, où elle demeura trois jours et trois nuits sans boire ni manger.

Mais, persévérant dans la prière, elle demandait à Dieu avec larmes qu’Il la délivrât de cet opprobre.

Or il arriva que, le troisième jour, achevant sa prière, et bénissant le Seigneur, elle dit : que votre nom soit béni, Dieu de nos pères, qui faites miséricorde après vous être irrité, et qui au temps de l’affliction pardonnez les péchés à ceux qui vous invoquent.

Vers vous, Seigneur, je tourne mon visage, vers vous je dirige mes yeux.

Je vous demande, Seigneur, de me délivrer du lien de cet opprobre, ou de me retirer de dessus la terre.

Vous savez, Seigneur, que je n’ai jamais désiré un mari, et que j’ai conservé mon âme pure de toute concupiscence.

Je ne me suis jamais mêlée avec ceux qui aiment à se divertir, et je n’ai jamais eu aucun commerce avec ceux qui se conduisent avec légèreté.

Si j’ai consenti à recevoir un mari, c’est dans votre crainte, et non par passion.

Et, ou j’ai été indigne d’eux, ou peut-être n’étaient-ils pas dignes de moi, parce que vous m’avez peut-être réservée pour un autre époux.

Car votre conseil n’est pas au pouvoir de l’homme.

Mais quiconque vous honore est sûr que, si vous l’éprouvez pendant sa vie, il sera couronné ; si vous l’affligez, il sera délivré ; et si vous le châtiez, il aura accès auprès de votre miséricorde.

Car vous ne prenez pas plaisir à notre perte ; mais, après la tempête, vous ramenez le calme ; et après les larmes et les pleurs, vous nous comblez de joie.

Que votre nom, ô Dieu d’Israël, soit béni dans tous les siècles.

Ces prières de tous deux furent exaucées en même temps devant la gloire du Dieu suprême ; et le saint Ange du Seigneur, Raphaël, fut envoyé pour les guérir tous deux, eux dont les prières avaient été présentées au Seigneur en même temps.

Chapitre 4

Tobie, croyant donc que Dieu exaucerait la prière qu’il lui avait faite de pouvoir mourir, appela à lui son fils Tobie, et lui dit : Mon fils, écoutez les paroles de ma bouche, et posez-les dans votre cœur comme un fondement.

Lorsque Dieu aura reçu mon âme, ensevelissez mon corps, et honorez votre mère tous les jours de sa vie ; car vous devez vous souvenir des nombreux et grands périls qu’elle a soufferts lorsqu’elle vous portait dans son sein.

Et quand elle-même aussi aura achevé le temps de sa vie, ensevelissez-la auprès de moi.

Ayez Dieu dans l’esprit tous les jours de votre vie, et gardez-vous de consentir jamais au péché, et de violer les préceptes du Seigneur notre Dieu.

Faites l’aumône de votre bien, et ne détournez votre visage d’aucun pauvre ; car ainsi il arrivera que le visage du Seigneur ne se détournera pas de vous.

Soyez charitable de la manière que vous le pourrez.

Si vous avez beaucoup, donnez abondamment ; si vous avez peu, ayez soin de donner de bon cœur de ce peu. Car vous vous amasserez une grande récompense pour le jour de la nécessité.

Car l’aumône délivre de tout péché et de la mort, et elle ne laissera pas tomber l’âme dans les ténèbres. L’aumône sera le sujet d’une grande confiance devant le Dieu suprême, pour tous ceux qui l’auront faite.

Gardez-vous, mon fils, de toute fornication ; et hors votre épouse, ne vous permettez pas de commettre le crime.

Ne souffrez jamais que l’orgueil domine dans vos pensées ou dans vos paroles, car c’est par lui que tous les maux ont commencé.

Lorsque quelqu’un aura travaillé pour vous, payez-lui aussitôt son salaire, et que la récompense du mercenaire ne demeure jamais chez vous.

Ce que vous seriez fâché qu’on vous fît, prenez garde de jamais le faire à autrui.

Mangez votre pain avec les pauvres et avec ceux qui ont faim, et couvrez de vos vêtements ceux qui sont nus.

Employez votre pain et votre vin à la sépulture du juste, et gardez-vous d’en manger et d’en boire avec les pécheurs.

Demandez toujours conseil à un homme sage.

Bénissez Dieu en tout temps, et demandez-Lui qu’Il dirige vos voies, et que tous vos desseins demeurent fermes en Lui.

Je vous avertis aussi, mon fils, que lorsque vous n’étiez qu’un petit enfant, j’ai donné dix talents d’argent à Gabélus, de Ragès, ville des Mèdes, et que j’ai sa promesse entre les mains.

C’est pourquoi cherchez de quelle manière vous parviendrez jusqu’à lui, pour retirer de lui cette somme d’argent et lui rendre son obligation.

Ne craignez point, mon fils : il est vrai que nous menons une vie pauvre ; mais nous aurons beaucoup de biens si nous craignons Dieu, et si nous nous écartons de tout péché, et si nous faisons de bonnes œuvres.

Chapitre 5

Alors Tobie répondit à son père, et lui dit : Mon père, je ferai tout ce que vous m’avez ordonné.

Mais je ne sais comment je retirerai cet argent. Cet homme ne me connaît pas, et je ne le connais pas non plus ; quelle preuve lui donnerai-je ? Je n’ai même jamais connu le chemin par où l’on va là-bas.

Alors son père lui répondit, et lui dit : J’ai son obligation entre les mains, et aussitôt que vous la lui aurez montrée, il vous rendra l’argent.

Mais allez maintenant, et cherchez quelque homme fidèle qui aille avec vous moyennant un salaire, afin que vous receviez cet argent pendant que je vis encore.

Alors Tobie, étant sorti, trouva un beau jeune homme debout, ceint et comme prêt à marcher.

Et ignorant que c’était un Ange de Dieu, il le salua, et dit : D’où venez-vous, bon jeune homme ?

Il répondit : D’avec les fils d’Israël. Tobie lui dit : Connaissez-vous le chemin qui conduit au pays des Mèdes ?

Et il lui répondit : Je le connais ; j’ai souvent parcouru tous ces chemins, et j’ai demeuré chez Gabélus notre frère, qui demeure à Ragès, ville des Mèdes, qui est situé dans la montagne d’Ecbatane.

Tobie lui dit : Attendez-moi, je vous prie, jusqu’à ce que j’aie annoncé ces choses à mon père.

Alors Tobie, étant rentré, raconta tout cela à son père ; sur quoi le père, saisi d’admiration, demanda que ce jeune homme entrât auprès de lui.

Étant donc entré, il salua Tobie, et dit : Que la joie soit toujours avec vous.

Tobie répondit : Quelle joie puis-je avoir, moi qui suis dans les ténèbres, et qui ne vois point la lumière du ciel ?

Le jeune homme lui dit : Ayez bon courage, le temps approche où Dieu doit vous guérir.

Alors Tobie lui dit : Pourrez-vous conduire mon fils chez Gabélus à Ragès, ville des Mèdes ? Et quand vous serez de retour, je vous donnerai ce qui vous sera dû.

L’Ange lui dit : Je le conduirai, et le ramènerai auprès de vous.

Tobie lui répondit : Indiquez-moi, je vous prie, de quelle famille vous êtes, ou de quelle tribu.

L’Ange Raphaël lui dit : Cherchez-vous la famille du mercenaire qui doit conduire votre fils, ou le mercenaire lui-même ?

Mais, de peur que je ne vous donne de l’inquiétude, je suis Azarias, fils du grand Ananias.

Et Tobie répondit : vous êtes d’une race illustre. Mais je vous prie de ne pas vous fâcher, si j’ai désiré connaître votre race.

L’Ange lui dit : Je conduirai votre fils en bonne santé, et le ramènerai de même.

Tobie lui répondit : Faites bon voyage ; que Dieu soit dans votre chemin, et que Son Ange vous accompagne.

Alors, ayant préparé tout ce qu’ils devaient porter dans le voyage, Tobie dit adieu à son père et à sa mère, et ils se mirent en chemin tous deux ensemble.

Et lorsqu’ils furent partis, sa mère commença à pleurer et à dire : vous nous avez ôté le bâton de notre vieillesse, et vous l’avez éloigné de nous. Plût à Dieu que cet argent, pour lequel vous l’avez envoyé, n’eût jamais existé ! Car notre pauvreté nous suffisait, et nous pouvions regarder comme une grande richesse de voir notre fils.

Et Tobie lui dit : Ne pleurez point ; notre fils arrivera sain et sauf, et il reviendra sain et sauf, et vos yeux le verront.

Car je crois que le bon Ange de Dieu l’accompagne, et qu’il dispose bien tout ce qui le concerne, et qu’ainsi il reviendra vers nous avec joie.

À cette parole, sa mère cessa de pleurer, et elle se tut.

Chapitre 6

Tobie partit donc, et le chien le suivit ; et il demeura la première nuit près du fleuve du Tigre.

Et il sortit pour se laver les pieds, et voici qu’un énorme poisson s’avança pour le dévorer. Tobie, plein d’effroi, jeta un grand cri, en disant : Seigneur, il va se jeter sur moi.

Et l’Ange lui dit : Prenez-le par les ouïes, et tirez-le à vous. Ce qu’ayant fait, il le tira à terre, et le poisson commença à se débattre à ses pieds.

Alors l’Ange lui dit : Videz ce poisson, et prenez-en le cœur, le fiel et le foie, car ils vous seront nécessaires pour des remèdes très utiles.

Ce qu’ayant fait, il fit rôtir une partie de la chair, qu’ils emportèrent avec eux en chemin ; ils salèrent le reste, qui leur devait suffire jusqu’à ce qu’ils arrivassent à Ragès, ville des Mèdes.

Alors Tobie interrogea l’Ange, et lui dit : Mon frère Azarias, je vous supplie de me dire quel remède l’on peut tirer de ce que vous m’avez ordonné de garder du poisson.

Et l’Ange, lui répondant, lui dit : Si vous mettez sur des charbons une partie de son cœur, sa fumée chasse toute sorte de démons, soit d’un homme, soit d’une femme, en sorte qu’ils ne s’en approchent plus.

Et le fiel est bon pour oindre les yeux où il y a quelque taie, et il les guérit.

Et Tobie lui dit : Où voulez-vous que nous logions ?

L’Ange lui répondit : Il y a ici un homme du nom de Raguël, votre parent et de votre tribu. Il a une fille nommée Sara ; mais il n’a pas de fils, ni d’autre fille que celle-là.

Tout son bien vous sera dû, et il faut que vous la preniez pour épouse.

Demandez-la donc à son père, et il vous la donnera en mariage.

Alors Tobie répondit et dit : J’ai entendu dire qu’elle avait déjà épousé sept maris, et qu’ils sont morts ; et j’ai entendu dire aussi qu’un démon les avait tués.

Je crains donc que la même chose ne m’arrive à moi-même, et que, comme je suis fils unique de mes parents, je ne précipite de chagrin leur vieillesse au tombeau.

Alors l’Ange Raphaël lui dit : Écoutez-moi, et je vous apprendrai quels sont ceux sur qui le démon a du pouvoir.

Ce sont ceux qui s’engagent dans le mariage de manière à bannir Dieu de leur cœur et de leur esprit, et qui ne pensent qu’à leur passion, comme le cheval et le mulet qui sont sans raison ; le démon a du pouvoir sur ceux-là.

Mais pour vous, lorsque vous l’aurez épousée, étant entré dans la chambre, vivez avec elle dans la continence pendant trois jours, et ne pensez à autre chose qu’à prier avec elle.

Cette même nuit, mettez dans le feu le foie du poisson, et le démon s’enfuira.

La seconde nuit, vous serez admis dans la société des saints patriarches.

La troisième nuit, vous recevrez la bénédiction de Dieu, afin qu’il naisse de vous des enfants en parfaite santé.

La troisième nuit passée, vous prendrez cette jeune fille dans la crainte du Seigneur, et guidé par le désir d’avoir des enfants plutôt que par la passion, afin que vous obteniez la bénédiction de Dieu, en ayant des enfants de la race d’Abraham.

Chapitre 7

Or ils entrèrent chez Raguël, qui les reçut avec joie.

Et Raguël, regardant Tobie, dit à Anne sa femme : Que ce jeune homme ressemble à mon cousin !

Après cela il leur dit : D’où êtes-vous, jeunes gens nos frères ? Ils lui dirent : Nous sommes de la tribu de Nephthali, du nombre des captifs de Ninive.

Et Raguël leur dit : Connaissez-vous mon frère Tobie ? Ils lui dirent : Nous le connaissons.

Et comme Raguël en disait beaucoup de bien, l’Ange lui dit : Tobie, dont vous nous demandez des nouvelles, est le père de ce jeune homme.

Et Raguël, s’avançant aussitôt, le baisa avec larmes, et pleurant sur son cou,

il dit : Soyez béni, mon fils ; car vous êtes le fils d’un homme de bien, du meilleur des hommes.

Et Anne sa femme et Sara leur fille se mirent à pleurer.

Et, après cet entretien, Raguël ordonna qu’on tuât un bélier et qu’on préparât le festin. Et comme il les priait de se mettre à table,

Tobie dit : Je ne mangerai et ne boirai point ici aujourd’hui, que vous ne m’ayez accordé ma demande, et que vous ne me promettiez de me donner Sara, votre fille.

À ces mots, Raguël fut saisi de frayeur, sachant ce qui était arrivé aux sept maris qui s’étaient approchés d’elle, et il commença à craindre que la même chose n’arrivât aussi à celui-ci. Et comme il hésitait, et ne répondait rien à la demande de Tobie, l’Ange lui dit : Ne craignez pas de la donner à ce jeune homme, car il craint Dieu, et c’est à lui que votre fille est due comme épouse ; c’est pourquoi nul autre n’a pu la posséder.

Alors Raguël dit : Je ne doute pas que Dieu n’ait admis mes prières et mes larmes en sa présence.

Et je crois qu’Il vous a fait venir afin que cette fille épousât quelqu’un de sa parenté selon la loi de Moïse ; et ainsi ne doutez pas que je ne vous donne ma fille comme vous le désirez.

Et prenant la main droite de sa fille, il la mit dans la main droite de Tobie, et dit : Que le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac et le Dieu de Jacob soit avec vous ; que Lui-même vous unisse, et qu’Il accomplisse sa bénédiction en vous.

Et ayant pris du papier, ils écrivirent l’acte de mariage.

Et après cela, ils mangèrent en bénissant Dieu.

Et Raguël appela Anne, sa femme, et lui ordonna de préparer une autre chambre.

Et elle y conduisit Sara, sa fille, qui se mit à pleurer.

Et elle lui dit : Aie bon courage, ma fille. Que le Seigneur du ciel compense en joie le chagrin que tu as éprouvé.

Chapitre 8

Après qu’ils eurent soupé, ils firent entrer le jeune homme auprès d’elle.

Alors Tobie, se souvenant des paroles de l’Ange, tira de son sac une partie du foie du poisson, et la mit sur des charbons ardents.

Alors l’Ange Raphaël saisit le démon, et le lia dans le désert de la haute Égypte.

Et Tobie exhorta la jeune fille et lui dit : Sara, levez-vous et prions Dieu aujourd’hui, et demain, et après-demain, car durant ces trois nuits nous nous unirons à Dieu ; et après la troisième nuit, nous vivrons dans notre mariage.

Car nous sommes les enfants des Saints, et nous ne pouvons pas nous unir comme des païens, qui ne connaissent pas Dieu.

S’étant donc levés tous deux, ils prièrent Dieu ensemble avec instance, afin qu’Il les conservât sains et saufs.

Et Tobie dit : Seigneur, Dieu de nos pères, que les cieux et la terre, la mer, les fontaines et les fleuves, avec toutes vos créatures qu’ils renferment, vous bénissent.

Vous avez fait Adam du limon de la terre, et vous lui avez donné Ève pour auxiliaire.

Et maintenant, Seigneur, vous savez que ce n’est point pour satisfaire ma passion que je prends ma sœur pour épouse, mais dans le seul désir d’une postérité par laquelle votre nom soit béni dans tous les siècles.

Sara dit aussi : Ayez pitié de nous, Seigneur, ayez pitié de nous, et faites que nous vieillissions tous deux ensemble dans une parfaite santé.

Or, vers le chant du coq, Raguël ordonna qu’on fît venir ses serviteurs, et ils s’en allèrent avec lui pour creuser une fosse.

Car il disait : Il lui sera peut-être arrivé la même chose qu’à ces sept hommes qui sont entrés auprès d’elle.

Et lorsqu’ils eurent préparé la fosse, Raguël, étant revenu près de sa femme, lui dit :

Envoyez une de vos servantes pour voir s’il est mort, afin que je l’ensevelisse avant qu’il fasse jour.

Et Anne envoya une de ses servantes, qui, étant entrée dans la chambre, les trouva sains et saufs, dormant ensemble.

Et elle revint et annonça cette bonne nouvelle. Alors Raguël et Anne, sa femme, bénirent le Seigneur, et dirent : Nous vous bénissons, Seigneur, Dieu d’Israël, parce que ce que nous avions pensé ne nous est point arrivé ; car vous nous avez fait miséricorde, et vous avez chassé loin de nous l’ennemi qui nous persécutait, et vous avez eu pitié de ces deux enfants uniques. Faites, Seigneur, qu’ils vous bénissent encore davantage, et qu’ils vous offrent un sacrifice de louange pour leur préservation, afin que toutes les nations connaissent que vous seul êtes Dieu sur toute la terre.

Et aussitôt Raguël ordonna à ses serviteurs de remplir avant le jour la fosse qu’ils avaient faite.

Il dit aussi à sa femme de préparer un festin, et tous les vivres nécessaires à ceux qui entreprennent un voyage.

Et il fit tuer deux vaches grasses et quatre moutons, pour préparer un festin à tous ses voisins et à tous ses amis.

Raguël conjura ensuite Tobie de demeurer avec lui pendant deux semaines.

Il lui donna la moitié de tout ce qu’il possédait, et déclara par un écrit que l’autre moitié qui restait reviendrait à Tobie après sa mort.

Chapitre 9

Alors Tobie appela auprès de lui l’Ange, qu’il croyait un homme, et il lui dit : Mon frère Azarias, je vous prie d’écouter mes paroles.

Quand je me donnerais à vous comme esclave, je ne pourrais pas reconnaître dignement tous vos soins.

Néanmoins je vous conjure de prendre avec vous des serviteurs et des montures, et d’aller trouver Gabélus à Ragès, ville des Mèdes, pour lui rendre son obligation et recevoir de lui l’argent, et pour le prier de venir à mes noces.

Car vous savez que mon père compte les jours, et si je tarde un jour de plus, son âme sera accablée d’ennui.

Vous voyez aussi de quelle manière Raguël m’a conjuré, et que je ne puis résister à ses instances.

Raphaël prit donc quatre serviteurs de Raguël et deux chameaux, et s’en alla à Ragès, ville des Mèdes, et ayant trouvé Gabélus, il lui rendit son obligation et reçut de lui tout l’argent.

Il lui raconta aussi tout ce qui était arrivé au jeune Tobie, et il le fit venir avec lui aux noces.

Et lorsque Gabélus fut entré dans la maison de Raguël, il trouva Tobie à table ; celui-ci se leva, et ils s’embrassèrent l’un l’autre, et Gabélus pleura et bénit Dieu, en disant : Que le Dieu d’Israël vous bénisse, car vous êtes le fils d’un homme très vertueux et juste, qui craint Dieu et fait beaucoup d’aumônes.

Que la bénédiction se répande aussi sur votre femme et sur vos parents.

Puissiez-vous voir vos fils, et les fils de vos fils, jusqu’à la troisième et la quatrième génération, et que votre race soit bénie du Dieu d’Israël, qui règne dans les siècles des siècles.

Et tous ayant répondu : Amen, ils se mirent à table ; mais dans le festin même des noces ils se conduisirent avec la crainte du Seigneur.

Chapitre 10

Pendant que Tobie différait son départ à cause de ses noces, son père s’inquiétait et disait : D’où peut venir ce retard de mon fils, et qui peut le retenir là-bas ?

Ne serait-ce pas que Gabélus est mort, et qu’il ne se trouve personne pour lui rendre l’argent ?

Il commença donc à s’attrister vivement, et Anne, sa femme, avec lui ; et ils se mirent ensemble à pleurer de ce que leur fils n’était pas revenu auprès d’eux au jour marqué.

Mais sa mère surtout versait des larmes inconsolables, et elle disait : Hélas ! hélas ! mon fils, pourquoi vous avons-nous envoyé si loin, vous la lumière de nos yeux, le bâton de notre vieillesse, la consolation de notre vie et l’espérance de notre postérité ?

Nous ne devions pas vous éloigner de nous, puisque vous seul nous teniez lieu de toutes choses.

Tobie lui disait : Taisez-vous, et ne vous troublez pas ; notre fils se porte bien ; cet homme avec qui nous l’avons envoyé est très fidèle.

Mais rien ne pouvait la consoler ; et, sortant tous les jours de sa maison, elle regardait de tous côtés, et allait dans tous les chemins par lesquels elle espérait qu’il pourrait revenir pour tâcher de le découvrir de loin quand il reviendrait.

Cependant Raguël disait à son gendre : Demeurez ici, et j’enverrai à Tobie votre père des nouvelles de votre santé.

Tobie lui répondit : Je sais que mon père et ma mère comptent maintenant les jours, et qu’ils sont accablés de chagrin.

Et comme Raguël priait Tobie avec de grandes instances, et que celui-ci refusait de consentir, il lui remit Sara et la moitié de tout ce qu’il possédait en serviteurs, en servantes, en troupeaux, en chameaux, en vaches, et une grande quantité d’argent, et il le laissa partir plein de santé et de joie, en lui disant : Que le saint Ange du Seigneur soit en votre chemin ; qu’il vous conduise sains et saufs, et puissiez-vous trouver votre père et votre mère en bon état, et que mes yeux voient vos enfants avant que je meure.

Et les parents, prenant leur fille, la baisèrent et la laissèrent aller, l’avertissant d’honorer son beau-père et sa belle-mère, d’aimer son mari, de régler sa famille, de gouverner sa maison, de se conserver elle-même irrépréhensible.

Chapitre 11

Et comme ils s’en retournaient, ils arrivèrent le onzième jour à Charan, qui est à moitié chemin dans la direction de Ninive.

Et l’Ange dit : Mon frère Tobie, vous savez en quel état vous avez laissé votre père.

Si donc cela vous plaît, allons en avant, et que vos serviteurs suivent lentement avec votre femme et vos troupeaux.

Et comme il lui plut d’aller ainsi, Raphaël dit à Tobie : Prenez avec vous du fiel du poisson, car vous en aurez besoin. Tobie prit donc de ce fiel, et ils partirent.

Anne cependant allait tous les jours s’asseoir près du chemin, sur le haut d’une montagne, d’où elle pouvait découvrir de loin.

Et comme elle regardait de ce lieu si son fils arrivait, elle l’aperçut de loin, et elle le reconnut aussitôt, et elle courut l’annoncer à son mari, et lui dit : Voilà que votre fils revient.

Et Raphaël dit à Tobie : Dès que vous serez entré dans votre maison, adorez aussitôt le Seigneur votre Dieu ; et Lui rendant grâces, approchez-vous de votre père, et baisez-le.

Et aussitôt frottez-lui les yeux avec ce fiel de poisson que vous portez sur vous. Car sachez que bientôt ses yeux s’ouvriront, et que votre père verra la lumière du ciel, et se réjouira en vous voyant.

Alors le chien, qui les avait suivis durant le voyage, courut devant eux ; et arrivant comme un messager, il témoignait sa joie par le mouvement de sa queue et ses caresses.

Et le père aveugle se leva et se mit à courir, trébuchant à chaque pas ; et donnant la main à un serviteur, il s’avança au-devant de son fils.

Et le rencontrant, il l’embrassa, et sa mère ensuite ; et ils commencèrent tous deux à pleurer de joie.

Puis, lorsqu’ils eurent adoré Dieu et Lui eurent rendu grâces, ils s’assirent.

Alors Tobie, prenant du fiel du poisson, en frotta les yeux de son père. Et il attendit environ une demi-heure, et une petite peau blanche, semblable à la membrane d’un œuf, commença à sortir de ses yeux.

Et Tobie, la prenant, la tira des yeux de son père, qui recouvra aussitôt la vue.

Et ils rendirent gloire à Dieu, lui et sa femme, et tous ceux qui le connaissaient.

Et Tobie disait : Je vous bénis, Seigneur, Dieu d’Israël, de ce que vous m’avez châtié et guéri ; et voici que je vois Tobie, mon fils.

Sept jours plus tard, Sara, la femme de son fils, arriva aussi avec toute sa famille en parfaite santé, et aussi les troupeaux et les chameaux, et tout l’argent de la femme, et aussi l’argent que Gabélus avait rendu.

Et il raconta à ses parents tous les bienfaits dont Dieu l’avait comblé par cet homme qui l’avait conduit.

Et Achior et Nabath, cousins de Tobie, vinrent pleins de joie auprès de lui, et le félicitèrent de tous les biens que Dieu lui avait faits.

Et tous firent festin durant sept jours, et ils se réjouirent d’une grande joie.

Chapitre 12

Alors Tobie appela son fils auprès de lui, et lui dit : Que pouvons-nous donner à ce saint homme qui est venu avec vous ?

Tobie répondant à son père, lui dit : Mon père, quelle récompense lui donnerons-nous ? ou que peut-il y avoir de proportionné à ses bienfaits ?

Il m’a mené et ramené sain et sauf ; il a lui-même reçu l’argent de Gabélus ; il m’a fait avoir une épouse ; il a éloigné d’elle le démon ; il a rempli de joie ses parents ; il m’a délivré du poison qui allait me dévorer ; il vous a fait voir à vous-même la lumière du ciel ; et c’est par lui que nous avons été remplis de tous les biens. Que lui donnerons-nous qui égale ce qu’il a fait pour nous ?

Mais je vous prie, mon père, de lui demander s’il daignerait accepter la moitié de tout le bien que nous avons apporté.

Alors Tobie le père et son fils l’appelèrent, et l’ayant pris à part, ils le conjurèrent de vouloir bien recevoir la moitié de tout ce qu’ils avaient apporté.

Alors l’Ange leur dit en secret : Bénissez le Dieu du ciel, et glorifiez-Le devant tous les hommes, parce qu’il a fait éclater sur vous sa miséricorde.

Car il est bon de cacher le secret du roi, mais il est honorable de révéler et de publier les œuvres de Dieu.

La prière accompagnée du jeûne est bonne, et l’aumône vaut mieux que d’amasser des monceaux d’or.

Car l’aumône délivre de la mort, et c’est elle qui efface les péchés, et qui fait trouver la miséricorde et la vie éternelle.

Mais ceux qui commettent le péché et l’iniquité sont les ennemis de leur âme.

Je vais donc vous découvrir la vérité, et je ne vous cacherai point une chose qui est secrète.

Lorsque vous priiez avec larmes, et que vous ensevelissiez les morts, que vous quittiez votre repas, et que vous cachiez les morts dans votre maison durant le jour pour les ensevelir pendant la nuit, j’ai présenté votre prière au Seigneur.

Et parce que vous étiez agréable à Dieu, il a été nécessaire que la tentation vous éprouvât.

Et maintenant le Seigneur m’a envoyé pour vous guérir, et pour délivrer du démon Sara, la femme de votre fils.

Car je suis l’Ange Raphaël, l’un des sept qui nous tenons en la présence du Seigneur.

Lorsqu’ils eurent entendu ces paroles, ils furent troublés, et, saisis de frayeur, ils tombèrent le visage contre terre.

Et l’Ange leur dit : La paix soit avec vous, ne craignez point.

Car, lorsque j’étais avec vous, j’y étais par la volonté de Dieu ; bénissez-Le et chantez-Le.

Il vous a paru que je mangeais et que je buvais avec vous ; mais je me nourris d’un mets invisible, et d’un breuvage qui ne peut être vu des hommes.

Il est donc temps que je retourne vers Celui qui m’a envoyé ; pour vous, bénissez Dieu et publiez toutes ses merveilles.

Et lorsqu’il eut ainsi parlé, il disparut de devant eux, et ils ne purent plus le voir.

Alors, s’étant prosternés le visage contre terre pendant trois heures, ils bénirent Dieu, et s’étant levés, ils racontèrent toutes ses merveilles.

Chapitre 13

Alors Tobie l’ancien, ouvrant la bouche, bénit le Seigneur, et il dit : Vous êtes grand, Seigneur, dans l’éternité ; et votre règne s’étend à tous les siècles.

Car vous châtiez et vous sauvez, vous conduisez jusqu’au tombeau, et vous en ramenez, et nul ne peut se soustraire à votre main.

Rendez grâces au Seigneur, fils d’Israël, et louez-le devant les nations ;

car Il vous a dispersés parmi les peuples qui L’ignorent, afin que vous publiiez ses merveilles, et que vous leur appreniez qu’il n’y a pas d’autre Dieu tout-puissant, si ce n’est Lui.

C’est Lui qui nous a châtiés à cause de nos iniquités ; et c’est Lui qui nous sauvera à cause de sa miséricorde.

Considérez donc la manière dont Il nous a traités, et bénissez-Le avec crainte et tremblement, et exaltez par vos œuvres le Roi des siècles.

Pour moi je Le bénirai sur cette terre où je suis captif, parce qu’Il a fait éclater sa majesté sur une nation criminelle.

Convertissez-vous donc, pécheurs, et pratiquez la justice devant Dieu, et croyez qu’Il vous fera miséricorde.

Mais moi et mon âme, nous nous réjouirons en Lui.

Bénissez le Seigneur, vous tous ses élus ; célébrez des jours de joie, et rendez-Lui des actions de grâces.

Jérusalem, cité de Dieu, le Seigneur t’a châtiée à cause des œuvres de tes mains.

Rends grâces au Seigneur pour les biens qu’Il t’a faits, et bénis le Dieu des siècles, afin qu’Il rétablisse en toi Son tabernacle, et qu’Il rappelle à toi tous les captifs, et que tu te réjouisses dans tous les siècles des siècles.

Tu brilleras d’une lumière éclatante, et toutes les extrémités de la terre t’adoreront.

Les nations viendront à toi des pays lointains, et, t’apportant des présents, elles adoreront en toi le Seigneur, et considéreront ta terre comme un sanctuaire.

Car elles invoqueront le grand Nom au milieu de toi.

Ceux qui te mépriseront seront maudits ; ceux qui te blasphémeront seront condamnés, et ceux qui t’édifieront seront bénis.

Mais toi, tu te réjouiras dans tes enfants, parce qu’ils seront tous bénis, et réunis près du Seigneur.

Heureux tous ceux qui t’aiment, et qui se réjouissent de ta paix.

Mon âme, bénis le Seigneur, parce qu’Il a délivré Jérusalem, sa cité, de toutes ses tribulations, Lui le Seigneur notre Dieu.

Je serai heureux s’il reste quelqu’un de ma race pour voir la splendeur de Jérusalem.

Les portes de Jérusalem seront bâties de saphirs et d’émeraudes, et toute l’enceinte de ses murailles de pierres précieuses.

Toutes ses places publiques seront pavées de pierres blanches et pures ; et l’on chantera dans ses rues Alléluia.

Béni soit le Seigneur qui l’a exaltée, et qu’Il règne sur elle dans les siècles des siècles. Amen.

Chapitre 14

Ainsi finirent les paroles de Tobie. Et après qu’il eut recouvré la vue, il vécut quarante-deux ans, et il vit les enfants de ses petits-enfants.

Et après avoir vécu cent deux ans, il fut enseveli honorablement à Ninive.

Car il avait cinquante-six ans lorsqu’il perdit la vue, et il la recouvra à soixante.

Le reste de sa vie se passa dans la joie ; et ayant beaucoup avancé dans la crainte de Dieu, il mourut en paix.

À l’heure de sa mort, il appela Tobie son fils, et sept jeunes enfants qu’il avait, ses petits-fils, et il leur dit :

La ruine de Ninive est proche, car la parole de Dieu ne demeure pas sans effet ; et nos frères, qui auront été dispersés hors de la terre d’Israël, y retourneront.

Tout le pays désert y sera repeuplé et la maison de Dieu, qui a été brûlée, sera rebâtie de nouveau, et tous ceux qui craignent Dieu y reviendront.

Et les nations abandonneront leurs idoles, et elles viendront à Jérusalem, et elles y habiteront ; et tous les rois de la terre s’y réjouiront en adorant le roi d’Israël.

Mes enfants, écoutez donc votre père : servez le Seigneur dans la vérité, et cherchez à faire ce qui Lui est agréable.

Recommandez à vos enfants de faire des œuvres de justice et des aumônes, de se souvenir de Dieu, et de Le bénir en tout temps dans la vérité, et de toutes leurs forces.

Écoutez-moi donc maintenant, mes enfants, et ne demeurez point ici. Mais le jour même où vous aurez enseveli votre mère auprès de moi dans un même sépulcre, tournez vos pas afin de sortir d’ici.

Car je vois que l’iniquité de cette ville la fera périr.

Or il arriva qu’après la mort de sa mère Tobie sortit de Ninive avec sa femme, ses enfants et les enfants de ses enfants, et il retourna chez son beau-père et sa belle-mère.

Et il les trouva bien portants, dans une heureuse vieillesse, et il eut soin d’eux, et leur ferma les yeux ; il recueillit toute la succession de la maison de Raguël, et il vit les enfants de ses enfants jusqu’à la cinquième génération.

Et après qu’il eut vécu quatre-vingt-dix-neuf ans dans la crainte du Seigneur, ses enfants l’ensevelirent avec joie.

Et toute sa parenté et toute sa famille persévérèrent dans une bonne vie et dans une conduite sainte, de sorte qu’ils furent aimés de Dieu et des hommes, et de tous les habitants du pays.

Prière pour « l’Église du Silence » composée par Pie XII

Ô Seigneur Jésus, Roi des martyrs, réconfort des affligés, appui et soutien de tous ceux qui souffrent pour votre amour et pour leur fidélité à votre Épouse, notre sainte Mère l’Eglise, écoutez avec bienveillance nos ferventes prières pour nos frères de l’« Église du Silence » : que non seulement ils ne défaillent jamais dans la lutte, ni ne vacillent dans la foi, mais qu’ils puissent même expérimenter la douceur et la consolation réservées aux âmes que vous voulez bien appeler à demeurer avec vous au plus fort de la croix.

Pour ceux qui doivent supporter tourments et violence, faim et fatigues, soyez une force inébranlable, qui les affermisse dans les luttes et leur donne la certitude des récompenses promises à qui persévérera jusqu’au bout.

Pour ceux qui sont soumis à des contraintes morales, souvent d’autant plus dangereuses qu’elles sont plus insidieuses, soyez la lumière qui illumine leur intelligence, afin qu’ils voient clairement le droit chemin de la vérité, soyez la force qui soutienne leur volonté pour surmonter toute crise, toute défaillance et toute lassitude.

Pour ceux qui sont dans l’impossibilité de mener régulièrement une vie chrétienne, de recevoir fréquemment les sacrements, de s’entretenir filialement avec leurs guides spirituels, soyez vous-même l’autel secret, le temple invisible, la grâce surabondante et la voix paternelle, qui les aide, les anime, guérisse les âmes souffrantes et leur donne joie et paix.

Puisse notre fervente prière leur être secourable et notre solidarité fraternelle leur faire sentir qu’ils ne sont pas seuls ! Que leur exemple soit une source d’édification pour toute l’Eglise et spécialement pour nous qui les évoquons avec tant d’affection !

Accordez, ô Seigneur, que les jours de l’épreuve soient abrégés et que très bientôt tous puissent — avec leurs oppresseurs convertis — vous servir librement et vous adorer, vous qui, avec le Père et le Saint-Esprit, vivez et régnez dans les siècles des siècles.

Ainsi soit-il

Indulgence de trois ans concédée par Pie XII

COMMONITORIUM
Saint Vincent de Lérins

Préface

Sur le conseil et l’invitation même de l’Écriture, qui nous dit : « Interroge tes pères, et ils te répondront ; tes anciens et ils t’informeront (Dt 32, 7) », et encore : « Prête l’oreille aux paroles des sages (Pr 22, 17) », et encore : « Mon fils, n’oublie pas mes discours, et que ton cœur garde mes paroles (Ib 3, 1) », il m’a semblé, à moi Peregrinus, le plus humble de tous les serviteurs de Dieu, qu’avec l’aide du Seigneur, je n’entreprendrais pas une tâche inutile si je consignais ici ce que j’ai fidèlement reçu des saints Pères, pour le soulagement de ma propre faiblesse, et afin d’avoir ainsi sous la main de quoi réparer à l’occasion les défaillances de ma mémoire. Ce qui d’ailleurs m’engage à ce travail, ce n’est pas seulement ce que j’espère qu’il pourra produire de fruit, mais ce sont aussi des considérations de temps et de lieu. De temps, d’abord : et en effet, puisqu’il emporte en son cours tout ce qui est humain, ne devons-nous pas, par une juste reprise, lui enlever quelque chose qui nous profite pour la vie éternelle ; surtout quand la redoutable perspective du jugement divin qui s’approche nous presse de nous appliquer à l’étude de notre religion, et que la subtilité des nouveaux hérétiques réclame de nous tant de soin et d’attention ?

Le lieu, ai-je ajouté : puisqu’en effet, loin de l’affluence des villes, loin de la foule, nous habitons un lieu écarté, et, dans cette maison, la cellule d’un monastère où, sans en être distrait, je peux mettre en pratique la parole du Psalmiste : « Demeurez en repos et voyez que je suis le Seigneur (Ps 45, 11). » La vie que j’y mène, favorise mon projet. Longtemps j’ai été entraîné dans le tourbillon amer et incohérent de la vie du monde, avant de parvenir, par la grâce du Christ, au port de la religion, un havre si tranquille. Là j’ai laissé tomber les vents de la vanité et de l’orgueil, j’apaise Dieu par l’offrande de mon humilité chrétienne ; je veux éviter de la sorte le naufrage de la vie présente et les flammes de l’au-delà.

Je me propose donc, après avoir invoqué le nom du Seigneur, de résumer ici les règles léguées par nos ancêtres et dont nous gardons le dépôt. J’y apporterai la fidélité d’un simple rapporteur plutôt que la présomption d’un auteur. Je n’essaierai point de tout dire, mais de dire l’essentiel, et d’un style sans ornement ni recherche, tout uni et familier, en indiquant la plupart des points sans les développer. Il n’appartient d’écrire avec tant d’abondance et de raffinement qu’à ceux qui ont plus de confiance que nous en leur talent, ou encore que les fonctions de leur charge y obligent.

Quant à moi, il me suffira de rédiger pour moi-même ce Commonitorium (aide-mémoire), afin de suppléer à mes souvenirs ou plutôt à mes oublis. Je m’efforcerai toutefois, en méditant à nouveau sur ce que je sais, de le corriger et de le compléter peu à peu chaque jour, avec l’aide de Dieu. J’en donne avis pour que si l’ouvrage venait à m’échapper pour tomber entre les mains de saintes gens, ceux-ci ne se hâtent pas trop de me reprocher certains passages ; qu’ils se souviennent de mon engagement de les retoucher.

1. Comment distinguer la vérité de l’erreur ?

Souvent je me suis enquis avec beaucoup de zèle et d’attention, auprès de nombre d’hommes éminents par leur sainteté et leur savoir. Je leur ai posé la question : « Existe-t-il une méthode sûre, générale pour ainsi dire, et constante, au moyen de laquelle je puisse discerner la véritable foi catholique d’avec les mensonges de l’hérésie ? »

Et de tous j’ai toujours reçu cette réponse : « Que si moi ou tout autre, nous voulions dépister la fourberie des hérétiques, éviter de tomber dans leurs pièges, et demeurer dans une foi saine (avec l’aide de Dieu) sains nous-mêmes et inentamés, il nous fallait abriter cette foi derrière un double rempart : d’abord l’autorité de la loi divine, ensuite la tradition de l’Église catholique. »

Quelqu’un dira peut-être ici : « Puisque le Canon des Écritures est parfait et qu’il se suffit amplement et surabondamment pour tous les cas, quel besoin y a-t-il d’y joindre l’interprétation de l’Église ? » Précisément la profondeur de l’Écriture sainte fait que tous ne l’entendent pas dans un seul et même sens. Les mêmes paroles sont interprétées par l’un d’une façon, par l’autre d’une autre, et on pourrait dire : autant il y a de commentateurs, autant d’opinions. Novatien l’explique d’une façon, Sabellius d’une autre façon, Donat d’une autre encore ; Eunomius, Arius, Macedonius ont leur opinion ; Photin, Apollinaire, Priscillien ont la leur ; la leur encore Jovinien, Pélage, Caelestius ; la sienne enfin Nestorius. Et c’est pourquoi il est bien nécessaire en présence de tant d’erreurs aux multiples replis, que la ligne de l’interprétation des livres prophétiques et apostoliques soit dirigée conformément à la règle du sens ecclésiastique et catholique.

Dans l’Église catholique elle-même, il faut veiller soigneusement à s’en tenir à ce qui a été cru partout, toujours, et par tous, car est véritablement et proprement catholique, comme le montrent la force et l’étymologie du mot lui-même, l’universalité des choses. Et il en sera ainsi si nous suivons l’universalité, l’antiquité, le consentement général.

Nous suivrons l’universalité, si nous confessons comme uniquement vraie la foi que confesse l’Église entière répandue dans l’univers ; — antiquité, si nous ne nous écartons en aucun point des sentiments manifestement partagés par nos saints aïeux et par nos pères ; — le consentement enfin si, dans cette antiquité même, nous adoptons les définitions et les doctrines de tous, ou du moins de presque tous les évêques et les docteurs.

2. Application pratique du critère

– Que fera donc le chrétien catholique, si quelque parcelle de l’Église vient à se détacher de la communion de la foi universelle ? – Quel autre parti prendre, sinon de préférer au membre gangrené et corrompu le corps dans son ensemble, qui est sain ?

– Et si quelque contagion nouvelle s’efforce d’empoisonner, non plus seulement une petite partie de l’Église, mais l’Église tout entière à la fois ? – Alors encore, son grand souci sera de s’attacher à l’antiquité, qui, évidemment, ne peut plus être séduite par aucune nouveauté mensongère.

– Et si, dans l’antiquité même, une erreur se rencontre qui soit celle de deux ou trois hommes, ou d’une ville, ou même d’une province ? – Alors, il aura grand soin de préférer à la témérité ou à l’ignorance d’un petit nombre les décrets (s’il en existe) d’un concile universel tenu anciennement au nom de l’ensemble des fidèles.

– Et si quelque opinion vient enfin à surgir qu’aucun concile n’ait examiné ? – C’est alors qu’il s’occupera de consulter, d’interroger, en les confrontant, les opinions des ancêtres, de ceux d’entre eux notamment qui vivant en des temps et des lieux différents sont demeurés fermes dans la communion et dans la foi de la seule Église catholique et y sont devenus des maîtres autorisés ; et tout ce qu’ils auront soutenu, écrit, enseigné non pas individuellement, ou à deux, mais tous ensemble, d’un seul et même accord, ouvertement, fréquemment, constamment, un catholique se rendra compte qu’il doit lui-même y adhérer sans hésitation.

3. Deux exemples historiques : le donatisme et l’arianisme

Mais afin d’éclaircir ces affirmations, il convient de les illustrer successivement d’exemples et de les développer avec un peu plus de détail ; car il ne faudrait pas que, par souci de brièveté, des choses de cette importance soient entraînées par le courant du discours.

Le donatisme

Au temps de Donat, le père des donatistes, une grande partie de l’Afrique se précipita dans son erreur insensée et, oublieuse de son nom, de sa religion, de ses déclarations, sacrifia l’Église du Christ à la témérité sacrilège d’un seul homme. Ceux qui détestèrent ce schisme impie et s’unirent à l’ensemble des Églises de l’univers furent de tous les chrétiens d’Afrique, les seuls qui demeurèrent ainsi dans le sanctuaire de la foi catholique. Ils nous ont laissé là un admirable exemple : Mieux vaut toujours préférer l’orthodoxie de tous à la déviation d’un petit nombre.

L’arianisme

De même, quand le venin de l’arianisme eut infecté, non plus une faible partie, mais la presque totalité de l’univers, alors que tous les évêques de langue latine s’étaient laissés séduire, les uns par la violence, les autres par la ruse, et qu’une sorte de nuage obscurcissait les esprits et leur dérobait, en un si grand trouble, la véritable route à suivre, tout ce qu’il y avait de vrais disciples et de vrais adorateurs du Christ préférèrent la foi antique à de perfides innovations et se préservèrent ainsi de la contagion du fléau.

Les malheurs de ce temps démontrèrent surabondamment quelles calamités apporte à sa suite l’introduction d’un dogme nouveau. Car ce ne furent pas seulement les petites choses, mais aussi les plus grandes qui furent bouleversées. Alliances, parentés naturelles ; amitiés, familles ; bien plus encore, les villes, les peuples, les provinces, les nations, enfin l’Empire romain tout entier, furent agités et ébranlés jusque dans leurs fondements.

Lorsque cette nouveauté profane de l’arianisme, comme une Bellonel ou une Furie, eut conquis l’Empereur tout le premier, puis eut courbé sous le joug des lois nouvelles toutes les autorités du palais, elle ne cessa plus dès lors de troubler tout et de nuire à tout, aux intérêts privés et publics, aux choses sacrées et aux choses profanes. Le bien et le vrai ne bénéficiaient d’aucun privilège : tous ceux que lui désignait son caprice, elle les frappait comme d’en haut. L’on vit alors des épouses déshonorées, des veuves dévoilées, des vierges profanées, des monastères démolis, des clercs dispersés, des lévites frappés, des prêtres envoyés en exil. Les prisons, les cachots, les mines regorgèrent de saints personnages. La plupart de ceux-ci, ayant reçu défense d’entrer dans les villes, chassés et bannis, se consumèrent au milieu des déserts, des cavernes, des bêtes féroces et des rochers, dans les souffrances exténuantes de la nudité, de la faim et de la soif.

Et de tous ces maux quelle fut la cause, sinon qu’à la place d’un dogme venu de Dieu, toutes les fois qu’on met des superstitions purement humaines, on ruine par de criminelles nouveautés une antiquité si bien assise ; on voile l’enseignement des âges antérieurs ; on déchire les décisions des Pères ; on anéantit les définitions des ancêtres ; et la curiosité profane, passionnée de nouveautés, refuse de se contenir dans les limites d’une antiquité sainte et incorruptible ?

4. Témoignage de saint Ambroise, éloge des Confesseurs

Mais peut-être sont-ce là des imaginations que nous suggère la haine de la nouveauté et l’amour de la tradition ? Si quelqu’un le croit, qu’il s’en rapporte du moins au bienheureux Ambroise.

Au second livre de l’ouvrage adressé à l’empereur Gratien, Ambroise déplore lui-même le malheur des temps et dit : « O Dieu tout-puissant, nous avons assez expié par notre ruine et notre sang le meurtre des Confesseurs, l’exil des prêtres, de si grandes et si criminelles impiétés. Il est devenu assez clair que ceux qui ont violé la foi ne peuvent être en sûreté. »

Pareillement, au troisième livre du même ouvrage « Conservons donc, dit-il, les préceptes des ancêtres, et ne brisons pas, dans la témérité d’une insolente audace, les sceaux héréditaires. » (Cf.Ap. 5, 1).

Ce livre prophétique et scellé, ni les anciens, ni les puissances, ni les anges, ni les archanges n’ont osé l’ouvrir : c’est au Christ seul qu’a été réservée la prérogative de l’expliquer. Ce livre sacerdotal, qui d’entre nous oserait en briser le sceau qui a été scellé par les confesseurs et consacré par tant de martyrs ? Ceux qui ont été contraints d’en rompre le sceau l’ont ensuite scellé après avoir dénoncé la fourberie. Ceux qui n’ont pas osé lui faire violence sont devenus Confesseurs et Martyrs.

Comment pourrions-nous renier la foi de ceux dont nous célébrons la victoire ? Oui, certes, nous les vantons, ô vénérable Ambroise ; nous leur donnons nos louanges et notre admiration ! Qui serait assez fou pour ne point souhaiter de suivre (même s’il ne peut les atteindre) ceux qu’aucune violence n’a détournés de défendre la foi des aïeux : ni les menaces, ni les séductions, ni la vie, ni la mort, ni le palais, ni les satellites, ni l’empereur, ni l’empire, ni les hommes, ni les démons ? Dieu les a jugés dignes d’une si grande récompense pour leur opiniâtre attachement à l’antique foi. Par eux, il a relevé les Églises abattues, vivifié les populations chez qui l’Esprit était éteint, replacé sur le front des prêtres les couronnes qui en étaient tombées, effacé par les larmes des évêques fidèles, source jaillie du ciel, les écrits ou, pour mieux dire, les barbouillages abominables de l’impiété nouvelle. Il a rappelé enfin l’univers presqu’entier, — encore ébranlé par la tempête de cette hérésie soudaine, — de la perfidie nouvelle à l’antique foi, d’une nouveauté déraisonnable à l’antique raison, d’une nouveauté aveugle à l’antique lumière !

Mais ce qu’il nous faut surtout admirer dans ce déploiement d’une énergie en quelque sorte divine, c’est que, dans le domaine des antiques maximes de l’Église, ces confesseurs prirent la défense non d’une fraction quelconque, mais de l’universalité. Ces hommes n’ont pas déployé les opinions flottantes et contradictoires d’un homme ou de deux, pour la conspiration téméraire de quelque minuscule province.

Bien au contraire, ils se sont attachés aux décrets et définitions de tous les évêques de la sainte Église, héritiers de la vérité apostolique et catholique ; ils ont aimé mieux se livrer eux-mêmes que de livrer la foi de l’antique universalité. C’est par là qu’ils ont mérité de parvenir à un tel degré de gloire qu’on les considère, à juste titre, non seulement comme des confesseurs, mais comme les princes des confesseurs.

5. L’exemple du baptême des hérétiques

L’exemple de ces bienheureux, à la fois divin et digne mérite d’être infatigablement médité par tous les vrais catholiques. Rayonnant, comme le chandelier à sept branches, des sept lumières du Saint-Esprit, ils ont en effet révélé de façon éclatante à la postérité le principe grâce auquel, dans toutes les entreprises de l’erreur, l’audace des nouveautés impies serait désormais écrasée par l’autorité de l’antiquité.

La méthode, à coup sûr, n’est pas nouvelle. Ce fut toujours dans l’Église une coutume de mesurer la ferveur de sa piété à la promptitude même de la répulsion que lui inspiraient de semblables nouveautés. Les exemples abonderaient. Pour faire court, nous n’en citerons qu’un seul, que nous emprunterons de préférence au siège apostolique, afin que tous voient plus clair que le jour avec quelle vigueur, quel zèle, quels efforts, les bienheureux successeurs des bienheureux apôtres, ont défendu l’intégrité de la religion traditionnelle.

Jadis Agrippinus, de vénérable mémoire, évêque de Carthage, fut le premier qui pensa, contrairement au canon divin, contrairement à la règle de l’Église universelle, contrairement à l’opinion de tous les évêques ses collègues, contrairement aux usages et aux institutions des aïeux, que l’on devait rebaptiser les hérétiques. Cette fausse théorie causa bien des maux : à tous les hérétiques elle donna un exemple de sacrilège, et même à certains catholiques une occasion d’erreur. Comme de toutes parts on réclamait contre la nouveauté de ce rite et que tous les évêques, en tout pays, résistaient chacun dans la mesure de son zèle, le pape Etienne, de bienheureuse mémoire, qui occupait le siège apostolique, y fit opposition, avec ses autres collègues, il est vrai, mais plus qu’eux néanmoins : car il estimait, je pense, qu’il devait surpasser tous les autres par le dévouement de sa foi autant qu’il les dépassait par l’autorité de sa charge.

Dans une lettre qu’il envoya en Afrique, il déclara, en propres termes, qu’il ne fallait rien innover, mais observer la tradition. Il comprenait, cet homme saint et prudent, que la règle de la piété n’admet qu’une attitude : à savoir que les fils acceptent l’héritage des croyances des pères dans la même foi où leurs pères les ont eux-mêmes reçues. Il ne convient pas que nous menions la religion où il nous plaît, mais bien de nous laisser mener par elle. Le propre de l’humilité et de la gravité chrétiennes ne consiste pas à léguer à la postérité nos idées personnelles, mais à conserver le legs des ancêtres. — Et quelle fut l’issue de toute cette affaire ? Pouvait-elle en avoir une autre que l’issue normale et accoutumée ? On garda la tradition, on repoussa avec mépris la nouveauté.

Mais peut-être ces inventions toutes récentes manquèrent-elles de défenseurs ? Bien au contraire. Elles eurent à leur service tant de vigueur de génie, tant de flots d’éloquence, un si grand nombre de partisans, une si grande vraisemblance, tant de textes empruntés à l’Écriture mais compris d’une façon tout à fait nouvelle et fausse qu’elles devaient former une conspiration indestructible, si la nouveauté même, cause d’un si vigoureux effort, quelque soutenue, défendue et louée qu’elle ait été, n’avait provoqué en même temps leur ruine.

Quelle fut ultérieurement l’influence de ce concile ou de ce décret africain ? Il n’en eut aucune, grâce à Dieu. Tout cela s’évanouit comme un songe, une fable et ne tarda pas à être aboli et foulé aux pieds.

Et par un surprenant retour des choses, vint un temps où ceux qui avaient jadis défendu la rebaptisation furent les vrais orthodoxes, alors que ceux qui reprenaient cette pratique furent accusés d’hérésie. Les maîtres sont absous, et les disciples condamnés. Ceux qui ont écrit les livres seront enfants du Royaume, ceux qui les auront défendus auront la géhenne en partage (Mt 13, 38).

Qui serait assez fou pour douter que le bienheureux Cyprien, lumière de tous les saints évêques et martyrs, ne règne, ainsi que ses autres collègues, durant l’éternité avec le Christ ? Mais qui serait assez sacrilège pour nier que les donatistes et autres misérables, qui se prévalent pour rebaptiser de l’autorité de ce concile, ne doivent brûler éternellement avec le diable ?

6. Tactique des hérétiques, comment saint Paul les a dénoncés à l’avance

C’est, selon moi, le ciel lui-même qui a dicté ce jugement : cela, en raison surtout de la perfidie des fauteurs d’hérésies, lesquels prennent bien garde de les produire sous leur propre nom, mais au contraire, s’ingénient à découvrir chez quelque ancien un passage obscur ou douteux, dont l’obscurité semble favoriser leur nouveau dogme, et se donnent ainsi l’apparence de n’être ni les seuls, ni les premiers à penser ce qu’ils avancent.

J’estime, quant à moi, cette perversité odieuse à un double titre : d’une part, ils ne craignent pas de faire boire aux autres le poison de l’hérésie, et d’autre part, d’une main profane, ils dispersent au vent, comme des cendres la mémoire d’un homme digne de respect. Ils diffament, en réveillant pareille théorie, des choses qu’il fallait laisser ensevelies dans le silence. Celui dont ils suivent les traces, leur modèle, c’est Cham qui, non seulement négligea de couvrir la nudité du vénérable Noé (Cf. Ge 9, 21), mais qui la signala aux autres pour s’en moquer. En violant ainsi la piété filiale, Cham se rendit si coupable que ses descendants même furent enveloppés dans la malédiction qui frappa sa faute. Par contre ses frères, ne voulurent ni profaner de leurs regards la nudité d’un père qu’ils devaient respecter, ni en livrer le spectacle à autrui. Se détournant, dit l’Écriture, ils le couvrirent (ce qui signifie qu’ils n’approuvèrent ni ne blâmèrent la faute du saint homme), et ils furent, pour cela, gratifiés d’une heureuse bénédiction jusque dans leurs enfants. Mais revenons à notre sujet.

Autorité de saint Paul

Nous devons donc grandement redouter le sacrilège qui consiste à altérer la doctrine et à profaner la religion. Ce n’est pas seulement la discipline de la constitution de l’Église, c’est aussi la censure portée par l’autorité apostolique, qui nous l’interdit. Tout le monde sait avec quelle force, quelle sévérité, quelle véhémence, le bienheureux apôtre Paul s’élève contre certains hommes qui, avec une étrange légèreté, « avaient abandonné trop vite celui qui les avait appelés à la grâce du Christ, pour passer à un autre Évangile, quoiqu’il n’y en ait point d’autre (Ga 6, 7), « qui s’étaient donné en foule des maîtres selon leur convoitise ; qui détournaient leurs oreilles de la vérité et se tournaient vers les fables (2 Tm 4, 3-4 ), « attirant la condamnation parce qu’ils avaient rendue vaine leur première foi » (1 Tm 5, 12).

Ils s’étaient laissé tromper par ceux dont le même apôtre écrit dans l’Épître aux Romains : « Je vous en prie, mes frères, surveillez ceux qui créent des dissensions et des scandales, contrairement à la doctrine que vous avez apprise. Détournez-vous d’eux. Ces gens-là ne servent point le Christ notre Seigneur, mais leur propre ventre ; et par de douces paroles et des bénédictions, ils séduisent les âmes simples (Rm 16, 17-18) ». « Ils entrent dans les maisons et traînent captive des femmelettes chargées de péchés et mues par toutes sortes de désirs, apprenant toujours et n’arrivant jamais à la connaissance de la vérité » (2 Tm 3, 6-7). « Vains en paroles et séducteurs, qui bouleversent toutes les maisons et enseignent ce qu’ils ne devraient pas, pour un gain honteux (Tm 1, 10-11) ».

« Hommes à l’esprit corrompu, que la foi condamne, orgueilleux qui ne savent rien, mais qui languissent sur des questions et des disputes de mots. Ils sont privés de la vérité et ils estiment que la piété est une source de vil profit (1 Tm 6, 4-5) ». « Et de plus, oisifs, ils s’habituent à courir les maisons, et ils sont non seulement oisifs, mais verbeux et curieux, et ils disent ce qu’il ne faut pas (Ibid. 5, 13) ». « Repoussant la bonne conscience, ils ont fait naufrage dans la foi (Ibid., 1, 19) ». « Leurs profanes et vains discours profitent puissamment à l’impiété, et leur parole s’insinue comme la gangrène (2 Tm 2, 16-17) ».

C’est à juste titre qu’il est écrit de ces mêmes hommes : « Ils ne feront pas d’autres progrès, car leur folie sera connue de tout le monde, comme celle de ces hommes le fut aussi (2 Tm 3, 9) ».

7. Commentaire de l’Épître aux Galates, 1, 8-9

Quelques hommes de ce genre parcouraient les provinces et les cités, et, tout en colportant leurs erreurs comme une pacotille, étaient parvenus jusqu’aux Galates. À les écouter, ceux-ci éprouvèrent comme la nausée de la vérité. Ils rejetèrent la manne de la doctrine apostolique et catholique, et ils trouvèrent un charme aux méprisables nouveautés de l’hérésie.

Alors se manifesta l’autorité de la puissance apostolique : « Même si nous-mêmes ou un ange du ciel vous évangélisait autrement que nous ne vous avons évangélisés, qu’il soit anathème (Ga 1, 8) ». Pourquoi dit-il, « Même si nous-mêmes ? Pourquoi pas « Même si moi… » ? C’est qu’il veut dire : lors même que Pierre, lors même qu’André, lors même que Jean, lors même enfin que tout le chœur des apôtres vous évangéliserait autrement que nous ne vous avons évangélisés, qu’il soit anathème. Rigueur qui fait trembler ! pour confirmer l’attachement à la foi première, il ne s’épargne pas lui-même, ni ses collègues dans l’apostolat.

C’est encore trop peu : « Même si un ange du ciel, dit-il, vous évangélise autrement que nous ne vous avons évangélisés, qu’il soit anathème. » Il ne lui a pas suffi, pour défendre la foi traditionnelle, de mentionner la nature de l’humaine condition ; il a voulu y joindre aussi l’éminente nature des anges.

« Même si nous-mêmes, dit-il, ou un ange du ciel… » Non que les saints anges du ciel puissent encore pécher ; mais il veut dire : « S’il arrivait même ce qui ne peut arriver, quel que soit celui qui tente de modifier la foi traditionnelle, qu’il soit anathème. »

Mais ces paroles, les a-t-il dites en passant et les a-t-il jetées avec une passion toute humaine, plutôt que par inspiration divine ? Loin de là. Car il poursuit, et il insiste sur cet avertissement en redoublant d’effort pour le faire entrer dans les esprits : « Je l’ai déjà dit et je le répète : si quelqu’un vous prêche un autre évangile que celui que vous avez appris, qu’il soit anathème ». Il ne dit pas : « Si quelqu’un vous annonce autre chose que ce que vous avez appris, qu’il soit béni, loué, accueilli », mais « qu’il soit anathème », c’est-à-dire séparé, rejeté du troupeau, exclu, afin que la redoutable contagion d’une seule brebis n’infecte pas de son poison l’innocent troupeau du Christ.

8. Portée universelle et permanente des préceptes de saint Paul

Mais peut-être ce précepte n’a-t-il été donné qu’aux Galates ? À ce prix, c’est donc aux seuls Galates que seraient prescrits les devoirs rappelés dans la suite de cette même lettre, ceux-ci par exemple : « Si nous vivons par l’esprit, marchons aussi selon l’esprit. Ne devenons pas avides d’une vaine gloire, en nous provoquant les uns les autres, en nous jalousant les uns les autres (Ga 5, 25-26) » et le reste. Si cette hypothèse est absurde et que ces prescriptions s’adressent à tous également, il en résulte que les dispositions doctrinales tout comme les préceptes purement moraux atteignent tous les hommes indistinctement. Et, comme il n’est permis à personne de provoquer autrui ni de jalouser autrui, qu’il ne soit permis à personne de recevoir un autre évangile que celui que l’Église catholique enseigne en tous lieux.

Peut-être encore ordonnait-il d’anathématiser quiconque prêchait une doctrine différente de celle qui avait été prêchée, sans que cela continue d’être encore ordonné présentement ? — Alors ce que l’apôtre déclare dans la même lettre : « Je vous dis : marchez selon l’esprit et vous n’accomplirez pas les désirs de la chair (Ga 5, 16) » était prescrit pour ce moment-là seulement, mais ne l’est plus maintenant. S’il est tout à la fois impie et désastreux de penser ainsi, il s’ensuit nécessairement que, de même que ces préceptes s’appliquent à tous les âges, les lois qui défendent de rien changer à la foi s’imposent également à tous les âges.

Il n’a donc jamais été permis, il n’est pas permis, et il ne sera jamais permis de prêcher aux chrétiens catholiques une autre doctrine que celle qu’ils ont reçue ; et jamais il n’a fallu, jamais il ne faut, jamais il ne faudra omettre d’anathématiser ceux qui annoncent autre chose que la doctrine une fois reçue.

Dans ces conditions, est-il quelqu’un d’assez audacieux pour prêcher autre chose que ce qui a été prêché dans l’Église, ou d’assez léger pour accepter autre chose que ce que l’Église accepte ? Il crie et crie encore, à tous et toujours et partout, dans ses lettres, il crie, ce « vase d’élection (Ac 9, 15) », ce « docteur des Gentils (1 Tm 2, 7) », cette trompette des Apôtres, ce héraut de l’univers, ce confident des cieux, que si quelqu’un annonce un nouveau dogme, il faut l’anathématiser. Et voici d’autre part que réclament certaines grenouilles, moucherons et mouches, créatures d’un jour. Je parle des pélagiens, qui s’en vont dire aux catholiques : « Prenez-nous pour guides, pour chefs, pour interprètes ; condamnez ce à quoi vous adhériez, adhérez à ce que vous condamniez, rejetez l’ancienne foi, les institutions de vos pères, le dépôt des ancêtres, et recevez… » Quoi ? Je frémis de le dire : car leurs propos dénotent un tel orgueil qu’il me semble que je ne pourrais, sans une sorte de sacrilège, je ne dis pas les approuver, mais les réfuter même.

9. Pourquoi Dieu permet-il l’hérésie dans l’Église ?

Mais, dira-t-on, pourquoi donc Dieu permet-il que des personnages éminents, occupant un rang dans l’Église, annoncent aux catholiques des doctrines nouvelles ? La question est normale, et mérite d’être examinée avec plus de soin et de développement : nous allons essayer de le faire, non d’après nos idées personnelles, mais d’après l’autorité de la loi divine et l’enseignement du magistère de l’Église.

Écoutons donc le vénérable Moïse ; qu’il nous apprenne lui même pourquoi des gens savants, et qui, en raison de leur science, sont même appelés prophètes par l’Apôtre, ont parfois licence d’introduire de nouveaux dogmes que l’Ancien Testament, en son langage allégorique, est accoutumé d’appeler « des dieux étrangers » — parce qu’en effet les hérétiques ont pour leurs propres opinions la même vénération que les païens pour leurs dieux.

Le bienheureux Moise écrit donc dans le Deutéronome (Dt 13, 1-3) : « S’il s’élève au milieu de vous un prophète ou quelqu’un qui prétende avoir eu une vision… » — c’est-à-dire un docteur établi dans l’Église, dont les enseignements paraissent à ses disciples ou ses auditeurs sortir de quelque révélation ; — et ensuite ? « … et qu’il prédise un signe et un prodige, et que ce qu’il annonce arrive… » : c’est évidemment un maître illustre qu’il désigne ainsi, un maître d’une science telle qu’il semble à ses propres fidèles capable non seulement de connaître les choses humaines, mais encore de prévoir celles qui dépassent l’homme. Tels furent, d’après la façon dont leurs disciples les vantent, Valentin, Donat, Photin, Apollinaire, et autres du même genre. Moise poursuit : « S’il te dit alors : Allons suivre d’autres dieux que tu ignores et servons-les… » Qui sont ces « autres dieux », sinon les opinions erronées et hérétiques ? « Que tu ignores »… c’est-à-dire des opinions nouvelles et jamais entendues.

« Servons-les », c’est-à-dire croyons-y, suivons-les. Et comment conclut Moise ? « … Vous n’écouterez point les paroles de ce prophète ni de ce visionnaire. » Et pourquoi, je vous prie, Dieu n’empêche-t-il pas d’enseigner ce qu’il défend d’écouter ? « Parce que, répond Moise, le Seigneur votre Dieu vous tente, pour qu’il apparaisse si vous l’aimez ou non, de tout votre cœur et de toute votre âme. »

On voit donc plus clair que le jour pourquoi, de temps à autre, la divine Providence souffre que certains docteurs des églises prêchent de nouveaux dogmes : « C’est, dit-il, afin que le Seigneur votre Dieu vous tente (Dt 13, 3). » Et à coup sûr c’est une grande tentation de voir un homme qu’on regarde comme un prophète, comme un disciple des prophètes, comme un docteur, comme un champion de la vérité, qu’on environne de respect et d’amour, se mettre tout d’un coup à introduire sourdement de dangereuses erreurs. On ne le découvre pas tout de suite, parce que l’on conserve envers lui le préjugé favorable, à cause de son enseignement antérieur. On hésite à condamner un ancien maître auquel on reste lié par une réelle affection.

10. Exemples de Nestorius, de Photin, d’Apollinaire

À l’appui des paroles de Moïse, je donnerai quelques exemples tirés de l’histoire de l’Église, comme il est normal. Je commencerai par des faits récents bien connus. Nous devinons sans peine l’épreuve de l’Église quand Nestorius, de brebis devenu loup, se mit à déchirer le troupeau du Christ.

Ceux-là même qu’il mordait, pour la plupart encore le croyaient brebis et, du fait de cette erreur, s’offraient davantage à ses morsures. Pouvait-on croire qu’il se trompât aisément, cet homme qui avait été élu par les plus hauts suffrages du pouvoir impérial, que les évêques entouraient de tant de sympathies, qui était honoré de la vive affection des saints et de la plus ardente faveur populaire ; qui, chaque jour, traitait publiquement des divines Écritures et réfutait les dangereuses erreurs des juifs et des paiens ? Comment n’aurait-il pas convaincu tout le monde qu’il enseignait la vérité, qu’il prêchait la vérité, et s’y conformait en pensée, lui qui, pour frayer accès à une seule hérésie, la sienne, poursuivait les mensonges des autres ? C’était bien là ce que dit Moise : « Le Seigneur votre Dieu vous tente, pour voir si vous l’aimez ou non. »

Mais laissons Nestorius : il fut toujours plus admiré qu’utile, plus célèbre que vraiment sage ; et ce qui le fit grand durant quel que temps dans l’opinion du vulgaire, ce fut la faveur des hommes bien plutôt que la faveur divine. Rappelons plutôt le souvenir de ceux qui, avec succès et savoir-faire, devinrent pour les catholiques une redoutable tentation.

Le cas de Photin

Au temps de nos pères, Photin fut en Pannonie, un sujet de scandale pour l’Église de Sirmium. Appelé au sacerdoce au milieu de la faveur générale, il l’administrait depuis quelque temps en vrai catholique, quand soudain, pareil à ce mauvais « prophète » ou à ce « visionnaire » dont parle Moise, il se mit à persuader au peuple de Dieu qui lui était confié, de suivre « des dieux étrangers », c’est-à-dire des erreurs étrangères, que celui-ci ignorait auparavant.

Le fait n’avait en soi rien d’extraordinaire : mais ce qui était désastreux, c’est qu’au succès de son crime il apportait des appuis peu ordinaires : un esprit vigoureux, une riche érudition, une puissante éloquence. Il discutait et écrivait dans les deux langues avec force et abondance, comme le prouvent les œuvres littéraires qu’il a laissés, en grec, en latin. Heureusement, les brebis du Christ commises à ses soins veillaient constamment sur la foi catholique. Prudentes, elles se rappelèrent bientôt les avertissements de Moise, et, en dépit de leur admiration pour leur prophète et leur pasteur, elles s’aperçurent du péril. Celui qu’auparavant elles suivaient comme le bélier du troupeau, elles commencèrent dès ce moment à le fuir comme un loup.

L’histoire d’Apollinaire

Un autre exemple, celui d’Apollinaire nous apprend encore le péril de cette tentation ecclésiastique et nous avertit de veiller plus diligemment à la sauvegarde de la foi. Lui aussi causa à ses auditeurs de grands troubles, de grandes angoisses, tiraillés qu’ils étaient d’un côté par l’autorité de l’Église, de l’autre par le maître auquel ils étaient habitués. Et ainsi, hésitants et flottants entre les deux extrêmes, ils ne savaient quel parti prendre. Si du moins il avait été un être méprisable. Loin de là. Il était assez éminent et remarquable pour être cru trop vite sur bien des points. Qui pouvait le surpasser en finesse, en expérience, en érudition ? Combien d’hérésies n’a-t-il pas écrasées sous ses nombreux ouvrages ? Combien d’erreurs hostiles à la foi n’a-t-il pas réfutées ? Je n’en veux pour preuve que ce célèbre et immense travail qui ne comprend pas moins de trente livres et où il a confondu, par la force de ses preuves, les calomnies insensées de Porphyre. Il serait trop long de rappeler toutes ses œuvres. Elles eussent pu, assurément, l’égaler aux plus fermes soutiens de l’Église, si la curiosité hérétique, passion profane, ne lui eût fait inventer je ne sais quel système qui entacha comme une lèpre ses travaux et les gâta. Sa doctrine devint pour l’Église beaucoup moins un sujet d’édification qu’un sujet de scandale.

11. Digression sur l’hérésie de Photin, d’Apollinaire et de Nestorius

Ici l’on me demandera peut-être d’exposer les hérésies de ceux dont j’ai parlé plus haut, Nestorius, Apollinaire et Photin. Et je pourrais répondre que la question n’est pas précisément de mon sujet. Je ne me suis pas proposé de combattre des erreurs particulières, mais de démontrer par quelques exemples aussi clairs que possible ce que dit Moïse, que si jamais un docteur de l’Église, prophète lui-même pour interpréter les mystérieuses vérités des prophètes, essaie d’introduire quelque nouveauté dans l’Église, c’est que la divine Providence le permet pour nous éprouver.

Il ne sera donc pas inutile, à ce titre, d’exposer brièvement, en manière de digression, les opinions des hérétiques dont il a été parlé, c’est-à-dire de Photin, d’Apollinaire et de Nestorius.

Photin

Voici la doctrine de Photin. Il dit que Dieu est unique et solitaire et qu’il faut le concevoir à la manière des Juifs. Il nie la plénitude de la Trinité, l’existence d’une personne du Verbe et d’une personne du Saint-Esprit. Quant au Christ, il prétend qu’il ne fut qu’un homme, purement et simplement, à qui il assigne Marie comme origine et il soutient sous mille formes que la personne de Dieu n’étant que celle du Père, le Christ, lui, n’est donc uniquement qu’un homme. Telles sont les idées de Photin.

Apollinaire

Apollinaire, lui, se targue d’être d’accord avec nous sur l’unité de la Trinité — quoique sur ce point même sa foi ne soit pas irréprochable — ; mais en ce qui regarde l’incarnation du Seigneur, il blasphème ouvertement. Il dit que, dans la chair de notre Sauveur, ou bien il n’y eu point du tout d’âme humaine, ou du moins ni l’intelligence ni la raison d’un homme ne s’y seraient incarnées avec elle. La chair même du Seigneur n’aurait pas été formée de la chair de la sainte Vierge Marie, mais serait descendue du ciel en la Vierge et cette chair, Apollinaire, toujours fuyant et incertain, tantôt la déclarait coéternelle au Dieu Verbe, tantôt faite de la divinité du Verbe.

Il ne voulait pas, en effet, qu’il y eut dans le Christ deux substances, l’une divine, l’autre humaine, l’une venue du Père, l’autre de la mère. Il pensait que la nature même du Verbe était divisée, une partie restant en Dieu, et l’autre se changeait en chair. Ainsi, tandis que la vraie doctrine affirme qu’il y a un seul Christ formé de deux substances : lui, contrairement à la vraie doctrine, soutient que, d’une même divinité, celle du Christ, il s’est formé deux substances. Telle est la théorie d’Apollinaire.

Nestorius

Quant à Nestorius, sa maladie est tout opposée. Il feint de distinguer dans le Christ deux substances, et, soudain, il y introduit deux personnes. Par un crime inouï, il veut qu’il y ait deux fils de Dieu, deux Christs, l’un Dieu, l’autre homme, l’un né du Père, l’autre de la mère ; et, en conséquence, il soutient que la Vierge Marie ne doit pas être appelée « mère de Dieu », mais bien « mère du Christ », puisque ce n’est pas le Christ-Dieu, mais le Christ-homme qui est né d’elle.

Que l’on ne croie donc pas, après cela que Nestorius parle dans ses livres d’un seul Christ, et qu’il enseigne une seule personne dans le Christ. Ou bien il a arrangé ces belles paroles en vue de tromper, afin de mieux persuader le mal sous le couvert du bien, selon le mot de l’Apôtre : « Par le bien il a infligé la mort (Rm 7, 1) ; ou, comme nous venons de le dire, c’est par supercherie qu’en quelques passages de ses écrits, il proclame à grand bruit sa foi en un seul Christ et en une seule personne dans le Christ ; — ou du moins, ce qui est sûr, c’est qu’il prétend qu’aussitôt après l’enfantement de la Vierge, les deux personnes se sont réunies en un seul Christ, de telle façon pourtant que, dans le temps de la conception ou de l’enfantement virginal, et un peu après, il y eut deux Christs.

Ainsi le Christ serait né d’abord homme ordinaire, homme purement et simplement, non encore associé par l’unité de la personne au Verbe de Dieu ; puis la personne du Verbe se joignant à lui serait descendue en lui, et si maintenant il demeure ainsi uni dans la gloire de Dieu, il y eut cependant un moment ou il semble n’y avoir eu nulle différence entre lui et le reste des hommes.

12. La vraie doctrine catholique sur la Trinité et la personne du Christ

Ainsi comme Nestorius, Apollinaire et Photin, des chiens enragés, aboient contre la foi catholique : Photin, en ne confessant pas la Trinité ; Apollinaire en prétendant que la nature du Verbe est susceptible de changement, en ne reconnaissant pas deux substances dans le Christ, en niant l’âme tout entière du Christ, ou tout au moins en refusant à cette âme l’intelligence et la raison, et en soutenant que le Verbe de Dieu tient en elle la place de l’intelligence ; Nestorius, en affirmant qu’il y eut en Jésus deux Christs, de façon permanente ou à un moment donné.

Mais l’Église catholique, qui possède sur Dieu et sur notre Sauveur la vraie doctrine, ne blasphème ni contre le mystère de la Trinité, ni contre l’Incarnation du Christ. Elle vénère une divinité unique dans la plénitude de la Trinité, et l’égalité de la Trinité dans une seule et même majesté. Elle ne confesse qu’un seul Jésus-Christ, non deux, un Christ tout à la fois Dieu et homme. Elle reconnaît en lui une seule personne, mais deux substances ; deux substances, mais une seule personne ; deux substances, parce que le Verbe de Dieu est immuable et ne peut se convertir en chair ; une seule personne, de peur qu’en proclamant deux Fils, elle ne paraisse adorer une Quaternité et non une Trinité.

Mais il ne sera pas inutile d’expliquer ce point d’une manière encore plus claire et explicite. En Dieu, il y a une seule substance, mais trois personnes. Dans le Christ, il y a deux substances, mais une seule personne. Dans la Trinité, il y a plusieurs personnes, non plusieurs substances : dans le Sauveur, il y a plusieurs substances, non plusieurs personnes.

Comment peut-il y avoir plusieurs personnes dans la Trinité, et non plusieurs substances ? Parce que autre est la personne du Père, autre celle du Fils, autre celle du Saint-Esprit. Et pourtant le Père, le Fils et le Saint-Esprit n’ont pas trois natures différentes, mais une seule et même nature.

Comment peut-il y avoir dans le Sauveur deux substances, et non deux personnes ? Parce qu’effectivement autre est la substance de la divinité, autre est la substance de l’humanité ; mais pourtant la divinité et l’humanité ne constituent pas deux personnes, mais un seul et même Christ, un seul et même Fils de Dieu, une seule et même personne d’un seul et même Christ, Fils de Dieu ; de même que, dans l’homme, la chair est une chose et l’âme en est une autre, et il n’y a cependant qu’un seul et même homme, âme et chair tout à la fois.

Chez Pierre ou chez Paul, autre chose est l’âme, autre chose est la chair : il n’y a pourtant pas deux Pierres, chair et âme ; il n’y a pas un Paul âme et un autre chair, mais un seul et même Pierre, un seul et même Paul, constitué par la double et diverse nature de l’âme et du corps.

De même il y a, dans un seul et même Christ, deux substances : mais l’une est divine, l’autre humaine ; l’une procède de Dieu, son père, l’autre de la Vierge, sa mère ; l’une est coéternelle et égale au Père, l’autre temporelle et inférieure au Père ; l’une consubstantielle au Père, I’autre consubstantielle à la mère. Et cependant il n’y a qu’un même Christ dans l’une et l’autre substance. Il n’y a donc pas un Christ Dieu et un Christ homme ; l’un incréé et l’autre créé ; l’un impassible, l’autre passible ; l’un égal au Père, l’autre inférieur au Père ; l’un né du Père, l’autre de la mère. Il n’y a qu’un seul et même Christ, Dieu et homme ; c’est le même qui est à la fois incréé et créé ; immuable, impassible, et muable, passible ; égal au Père et inférieur au Père ; né du Père avant le temps et engendré de la mère dans le temps ; Dieu parfait et homme parfait ; divinité suprême en tant que Dieu, humanité complète en tant qu’homme. Je dis : humanité complète, puisqu’elle possède à la fois l’âme et la chair : mais une chair véritable, semblable à la nôtre, directement recue de sa mère ; une âme douée d’intelligence, et ayant la faculté de penser et de raisonner.

Il y a donc dans le Christ, le Verbe, l’âme, la chair, mais tout cela ne forme qu’un seul Christ, un seul fils de Dieu et, pour nous, un seul sauveur, un seul rédempteur. Un seul, non par je ne sais quel mélange corruptible de divinité et d’humanité, mais par une entière et spéciale unité de personne. Et cette union ne convertit ni ne transforme une substance en l’autre (ce qui est proprement l’erreur des Ariens) : mais plutôt elle les assemble toutes deux en une, de telle sorte que, d’une part le caractère unique d’une seule et même personne subsiste tou jours dans le Christ, et d’autre part la qualité propre à chaque nature se maintient éternellement.

Et ainsi jamais Dieu ne commence à être corps, et à aucun moment le corps ne cesse d’être corps. L’exemple de la condition humaine peut aider ici à me faire comprendre. Ce n’est pas seulement dans le présent, mais aussi dans l’avenir que chaque homme se composera d’une âme et d’un corps ; et cependant jamais le corps ne se changera en âme, ni l’âme en corps. Chaque homme étant destiné à vivre sans fin, nécessairement dans chaque homme la différence des deux substances subsistera sans fin. De même, dans le Christ aussi, il faut maintenir que la propriété particulière de chacune des deux substances subsistera éternellement, sans néanmoins que l’unité de la personne en soit altérée.

13. Comment Dieu s’est fait homme véritable

Il nous arrive assez souvent de prononcer le mot de « personne », de dire que Dieu est devenu homme « en personne » : n’avons-nous pas à craindre sérieusement de paraître entendre par là que Dieu le Verbe ait pris ce qui est propre à notre humanité, simplement en imitant nos actes ; qu’il ait accompli les gestes de la vie humaine comme un homme fictif, non comme un homme réel : tel un acteur qui, au théâtre, représente en peu de temps plusieurs personnages, sans être lui-même aucun d’eux ? Car toutes les fois qu’on imite les action d’un autre, on reproduit ses fonctions et ses actes, mais de telle manière qu’en les exécutant on n’est point soi-même ceux que l’on feint d’être.

Pour me servir d’un exemple profane [employé aussi par les Manichéens lorsqu’un tragédien joue un rôle de prêtre ou de roi, il n’est ni prêtre ni roi : la pièce finie, le personnage qu’il figurait n’existe plus. Mais loin de nous cette dérision impie et criminelle ! Abandonnons aux Manichéens, à ces prédicateurs de fantômes, cette folie de prétendre que le fils de Dieu, Dieu lui-même, n’ait pas été substantiellement personne humaine, et que, par une vie et des actes fictifs, il ait fait semblant de l’être.

La foi catholique affirme, elle, que le Verbe de Dieu s’est fait homme, et qu’il a pris notre nature non pas d’une manière trompeuse et purement extérieure, mais vraiment et réellement ; qu’il faisait pour son compte les actes propres à l’homme, et qu’il ne se contentait point de les imiter comme les actes d’un autre ; que ce qu’il accomplissait existait effectivement, et que, tel il agissait, tel il était en fait, — de même que nous autres, dans ce que nous disons, pensons, vivons et sommes constamment, nous ne jouons pas l’homme, nous sommes hommes pour de bon.

Pierre et Jean, pour les nommer de préférence, étaient hommes non point par imitation, mais substantiellement. Paul ne feignait pas d’être apôtre, il ne jouait pas le rôle de Paul ; il était 1’Apôtre, il restait Paul immuablement.

Pareillement, Dieu le Verbe, en prenant et en gardant la chair, en parlant, en agissant, en souffrant dans la chair, sans que sa nature subit pourtant aucune corruption, a jugé bon de montrer qu’il n’imitait ni ne contrefaisait l’homme parfait, mais qu’il le réalisait authentiquement. Il ne voulait pas paraître seule ment ou se faire croire homme véritable ; il voulait l’être et le demeurer.

De même que l’âme s’unit à la chair sans se muer en chair, et n’imite point l’homme, mais est homme, homme non par contrefaçon, mais substantiellement ; de même le Verbe de Dieu, — sans éprouver aucune transformation, en s’unissant à l’homme sans se confondre avec lui — est devenu homme, non par imitation, mais par substance.

Il faut donc complètement rejeter cette façon de comprendre la « personne » qui suppose une imitation feinte, une différence entre l’apparence et la réalité, entre celui qui joue et celui qui est représenté. Loin de nous l’idée que le Dieu Verbe ait revêtu d’une manière si décevante la personne humaine. Croyons plutôt que, sa substance demeurant constamment immuable, il a pris la nature d’un homme parfait en soi, chair lui-même, homme lui-même et personne non simulée, mais véritable ; non imitée, mais substantielle : personne qui ne devait point cesser d’être, une fois la pièce joué, mais qui devait demeurer intégralement dans sa substance.

14. L’unité de personne dans le Christ dès la conception virginale

Cette unité de personne dans le Christ ne s’est point resserrée et parfaite après l’enfantement de la Vierge, mais dans le sein même de la Vierge. Nous devons faire grande attention à confesser non seulement l’unité du Christ, mais aussi sa constante unité. Ce serait un blasphème intolérable, de reconnaître d’une part son unité présente, et de soutenir d’autre part qu’à tel moment il ne fut pas un, mais deux : un depuis le baptême, deux au moment de sa naissance.

Cet énorme sacrilège, nous ne pouvons l’éviter qu’à condition d’affirmer que l’homme a été uni à Dieu dans l’unité de la personne, non depuis l’ascension, ni depuis la résurrection, ni depuis le baptême, mais déjà dans sa mère, dans le sein maternel, déjà enfin dans la conception virginale elle-même. C’est en raison de cette unité de personne qu’on attribue indifféremment et sans distinction à l’homme ce qui est le propre de Dieu, et à Dieu ce qui est le propre de la chair.

De là, la parole divinement inspirée : « Le Fils de l’homme est descendu du ciel (Jn 3, 13) » et « le Seigneur de majesté a été crucifié (l Co 2, 8) » sur la terre. C’est pourquoi aussi il est dit que « le Verbe » même de Dieu « a été fait (Jn l, 14) » que la sagesse de Dieu a été portée à son comble, que sa science a été créée, alors que c’est la chair du Seigneur qui a été faite, la chair du Seigneur qui a été créée : de même que chez les prophètes il est dit que « ses mains et ses pieds ont été percés (Ps 21, 17). » Par suite de cette unité de personne, dis-je, et en vertu du même mystère, il est parfaitement catholique de croire que, puisque la chair du Verbe est née d’une mère Vierge, c’est le Dieu-Verbe lui-même qui est né d’une Vierge : le nier serait une très grave impiété.

Dès lors, que personne n’essaye de dérober à la Vierge Marie le privilège de la grâce divine et sa gloire spéciale. Par un particulier bienfait du Seigneur, notre Dieu et son fils, on doit la proclamer en toute vérité et pour son plus grand bonheur Mère de Dieu ; Mère de Dieu, non pas dans le sens où l’entend une erreur impie qui prétend que ce nom n’est qu’un simple titre, dû à ce qu’elle a engendré un homme qui est devenu Dieu depuis lors : de même que la mère d’un prêtre, la mère d’un évêque, n’enfante pas un prêtre, ni un évêque, mais, un homme qui, plus tard, devient prêtre ou évêque. Ce n’est pas ainsi, dis-je, que la sainte Marie est Mère de Dieu : elle l’est, ainsi qu’il a été dit plus haut, en ce sens que déjà dans son sein sacré ce mystère sacro-saint s’est accompli ; en raison de cette unité particulière et unique de la personne, le Verbe est chair dans la chair, et l’homme est Dieu en Dieu.

15. Résumé des erreurs ; rappel de la doctrine catholique

Résumons brièvement en peu de mots, pour en rafraîchir le souvenir, le court exposé qui vient d’être fait sur les hérésies citées plus haut et sur la foi catholique. En le répétant, nous le ferons mieux comprendre et, par cette insistance, nous le graverons plus profondément.

Anathème à Photin qui n’admet pas la plénitude de la Trinité et qui proclame que le Christ n’est purement et simplement qu’un homme.

Anathème à Apollinaire qui prétend que la divinité du Christ s’est transformée et corrompue, et qui lui enlève le caractère spécifique d’une humanité parfaite.

Anathème à Nestorius qui nie que Dieu soit né d’une vierge et qui, ruinant la croyance à la Trinité, introduit une quaternité.

Mais heureuse l’Église catholique qui vénère un seul Dieu dans la plénitude de la Trinité, et aussi l’égalité de la Trinité dans une divinité unique : en sorte que ni l’unité de substance n’entraîne de confusion dans le caractère propre des personnes ni la distinction entre les trois personnes ne rompt l’unité de la divinité. Heureuse, dis-je, l’Église qui croit que, dans le Christ, il y a deux substances véritables et parfaites, mais une seule personne ; de telle manière que ni la distinction des natures ne divise l’unité de la personne, ni l’unité de la personne ne brouille la différence des substances.

Heureuse, dis-je, l’Église qui, pour montrer qu’il y a et qu’il y a toujours eu un seul Christ, professe que l’homme s’est uni à Dieu non après l’enfantement, mais dès le sein même de sa mère.

Heureuse, dis-je, l’Église qui comprend que Dieu s’est fait homme, non par changement de nature, mais par adjonction de personne — une personne non feinte, ni transitoire, mais substantielle et permanente.

Heureuse, dis-je, l’Église qui enseigne que cette unité de personne a tant de force que, par un admirable et ineffaçable mystère, elle confère à l’homme ce qui est de Dieu et à Dieu ce qui est de l’homme.

En raison de cette unité, elle ne se refuse pas à dire que l’homme soit, en tant que Dieu, descendu du ciel et elle croit que Dieu, en tant qu’homme, a été créé, a souffert, a été crucifié sur terre. À cause de cette même unité enfin, elle confesse que l’homme est fils de Dieu et que Dieu est fils d’une vierge.

Heureuse, vénérable, bénie, sacro-sainte et digne en tout de la louange céleste des Anges est donc cette doctrine qui glorifie par une triple sanctification un Dieu Seigneur unique. Car si elle insiste surtout sur l’unité du Christ, c’est pour ne point dépasser les limites du mystère de la Trinité.

Que cela soit dit en manière de digression. Ailleurs, s’il plait à Dieu, nous en parlerons avec plus d’ampleur et de développement. Revenons maintenant à notre sujet.

16. Exemple d’Origène

Nous disions donc plus haut que, dans l’Église de Dieu, l’erreur du maître est tentation pour le peuple ; et tentation d’autant plus grande que celui qui se trompe est plus savant. Nous le prouvions d’abord par l’autorité de l’Écriture, ensuite par des exemples de l’histoire ecclésiastique, en rappelant ces hommes qui, regardés quelque temps comme fidèles à la saine doctrine, sont finalement tombés dans une secte étrangère ou ont eux-mêmes fondé une hérésie personnelle.

C’est là, à coup sûr, un grand enseignement, utile à apprendre et nécessaire à rappeler. Il est bon de l’illustrer abondamment par quantité d’exemples et de le faire entrer dans les esprits, afin de montrer à tous les vrais catholiques qu’ils doivent écouter les docteurs avec l’Église, mais non pas abandonner la foi de l’Église avec les docteurs.

Nous pourrions citer bien des exemples de cette sorte de tentation. Mais il n’est personne, ce me semble, qui puisse être comparé à Origène pour le scandale qu’il causa. Cet homme eut des dons si remarquables, si rares, si surprenants qu’au premier abord que l’on pût ajouter foi à toutes ses affirmations. Car si la manière de vivre crée l’autorité, grand était son zèle, grande sa chasteté, sa patience, son endurance ; et si c’est la naissance ou l’érudition, quoi de plus noble que celui qui d’abord naquit d’une maison illustrée par le martyre, puis, après avoir perdu au service du Christ son père et aussi toute sa fortune, se sanctifia si bien dans une existence rétrécie par une sainte pauvreté, qu’il souffrit plusieurs fois, dit-on, pour avoir confessé le Seigneur ?

Il eut bien d’autres qualités encore qui, plus tard, devaient aider au scandale. Son génie était si fort, si profond, si vif, si élégant, qu’il dépassait de bien loin tous les autres. Sa connaissance de la doctrine, son érudition si magnifiques, qu’il y eut peu de parties des sciences divines et à peu près aucune des sciences humaines qu’il n’ait approfondies. Quand son avoir eut épuisé les choses grecques, il se mit aussi aux études hébraïques.

Est-il besoin encore de rappeler son éloquence ? sa parole avait tant de charme, tant de fluide abondance, tant de douceur, qu’on dirait qu’il découle de sa bouche non des mots, mais du miel ! Quoi de si malaisé à persuader qu’il n’ait rendu limpide par la force de sa dialectique ? Quoi de si difficile à faire qu’il n’ait réussi à faire paraître très facile ?

– Mais peut-être n’a-t-il formé la trame de ses exposés que d’une suite d’arguments ?

– Bien au contraire, il n’est point de maître qui ait eu plus souvent recours aux exemples empruntés à la loi divine.

– Et n’aurait-il que peu écrit ?

– Nul homme n’écrivit davantage. Il serait, je crois, impossible, je ne dis pas de lire tous ses ouvrages, mais de les trouver même. Et afin que rien ne lui manquât pour devenir savant, il eut une surabondante mesure d’années.

– Mais peut-être ne fut-il pas heureux avec ses disciples ?

– Qui fut plus heureux sous ce rapport ? Innombrables sont les docteurs, les prêtres, les confesseurs, les martyrs se réclamant de lui.

Et qui pourrait dire l’admiration, la gloire. le crédit dont il jouit auprès de tous ? Quel homme un peu zélé pour la religion qui ne soit accouru vers lui des parties les plus reculées de l’univers ? Quel est le chrétien qui ne le vénéra presque comme un prophète, quel est le philosophe qui n’eut pour lui le respect dû à un maître ? De quel respect l’entourèrent non seulement les simples particuliers, mais le pouvoir impérial même, l’histoire nous le dit. Elle raconte que la mère de l’empereur Alexandre le fit venir, surtout à cause de cette sagesse divine dont il avait le privilège et qu’elle aimait ardemment.

Un témoignage analogue, émanant d’Origène lui-même, nous est fourni par la lettre qu’il écrivit avec l’autorité d’un maître chrétien à l’empereur Philippe, le premier prince romain qui ait été chrétien.

Quant à son incroyable science, si l’on n’accepte pas de notre part un témoignage chrétien, qu’on en croie du moins sur l’attestation des philosophes, un aveu païen. Cet impie de Porphyre raconte qu’encore presque enfant, il fut attiré à Alexandrie par la renommée d’Origène. Celui-ci était déjà vieux, quand Porphyre le vit, mais il avait tout le prestige d’un homme qui aurait bâti la citadelle de la science universelle.

Le jour se passerait avant que j’aie tout au plus faiblement effleuré les admirables qualités de cet homme. Toutes ces qualités, hélas, ne tournèrent pas à la gloire de Dieu : elles ne donnèrent que plus de retentissement à la gravité du scandale.

Pouvait-il y avoir beaucoup de gens disposés à faire bon marché d’un si grand génie, d’une si grande science, d’un si grand crédit ? Ne devaient-ils pas plutôt se conformer à la maxime connue : « Mieux vaut se tromper avec Origène que d’avoir raison avec d’autres ? »

Pourquoi en dire davantage ? La chose en vint au point qu’une si haute personnalité, un si grand docteur, un si grand prophète fut cause d’une tentation non point banale, mais (l’événement le démontra) singulièrement périlleuse, qui détourna un bon nombre de l’intégrité de la foi.

C’est pourquoi ce même Origène, si grand qu’il ait été, pour avoir insolemment abusé de la grâce divine, pour s’être complu dans son propre talent et avoir eu trop de confiance en soi-même, pour avoir fait peu de cas de l’antique simplicité de la religion chrétienne, pour s’être figuré qu’il en savait à lui seul plus que tout le monde, pour avoir méprisé les traditions de l’Église et le magistère des anciens, pour avoir interprété d’une façon nouvelle certains passages des Écritures, a mérité qu’il fût dit de lui aussi à l’Église de Dieu : « S’il s’élève du milieu de vous un prophète… » et un peu plus loin : « Vous n’écouterez point les paroles de ce prophète (Dt 17, 13). » Et encore : « Parce que le Seigneur vous tente et veut savoir si vous l’aimez ou non ».

Oui, ce fut une tentation, une grande tentation, quand cette Église qui lui était dévouée, qui prenait sur lui son appui parce qu’elle admirait son génie, sa science, son éloquence, sa vie et son crédit, cette Église qui ne soupçonnait rien, qui ne craignait rien de lui, fut insensiblement détournée par lui de l’antique religion vers de profanes nouveautés.

Mais les livres d’Origène ont été falsifiés (dira-t-on). Je n’y contredis pas, bien plus, je le souhaite ; on l’a dit et écrit non pas seulement du côté catholique, mais même chez les hérétiques. Mais le point sur lequel nous devons présentement porter notre attention, c’est que sinon lui-même, du moins les livres publiés sous son nom, sont cause d’un grand scandale. Ils fourmillent de blasphèmes mortels. On les lit, on les aime, comme s’ils étaient l’œuvre d’Origène lui-même, et non celle d’un autre. Même s’il n’a pas professé ces erreurs, il les couvre de son autorité.

17. Exemple de Tertullien

Le cas de Tertullien en fut analogue. Comme Origène chez les Grecs, Tertullien doit être jugé sans contredit le premier des nôtres parmi les Latins. Qui fut plus savant que cet homme ? Qui eut sa compétence dans les choses divines et humaines ? De fait, toute la philosophie, toutes les sectes philosophiques, leurs fondateurs, leurs partisans et les systèmes défendus par ceux-ci, l’histoire et la science sous leurs formes multiples, voilà ce qu’embrassa la merveilleuse ampleur de son intelligence.

Son génie fut si profond et si vigoureux, qu’il n’est pas de pensée qu’il n’ait dominée par la pénétration et la finesse de son esprit et la puissance de son raisonnement.

Qui pourrait faire assez l’éloge de son style ? Tout s’y enchaîne avec une sorte de rigueur logique, si frappante qu’il force ceux même qu’il n’a pu persuader, à adhérer à ses vues. Chez lui, autant de mots, autant de pensées ; autant d’idées, autant de victoires. Ils le savent bien, les Marcion, les Apelle, les Praxeas, les Hermogène, les Juifs, les Gentils, les Gnostiques et tant d’autres, dont il a foudroyé les blasphèmes sous la masse de ses nombreux et importants ouvrages.

Et pourtant, après tout cela, ce Tertullien, trop peu attaché à la foi antique et universelle, et bien plus éloquent que fidèle, changea ensuite d’idée et aboutit au résultat qu’a marqué à son propos le bienheureux confesseur Hilaire : « Par son erreur finale, a-t-il écrit quelque part, Tertullien fit perdre à ses ouvrages les plus louables leur autorité. »

Il fut lui-même dans l’Église une grande tentation. Je n’en veux pas dire davantage : je rappellerai seulement qu’en ajoutant foi, en dépit du précepte de Moïse aux folies furieuses de Mon-tan, alors nouvelles dans l’Église et aux folles visions de sottes femmes qui annonçaient un dogme nouveau, il mérita qu’il fût dit de lui aussi et de ses écrits : « S’il s’élève du milieu de vous un prophète. » Et ensuite : « Vous n’écouterez pas les paroles de ce prophète. » Pourquoi ? « Parce que, est-il dit, le Seigneur votre Dieu vous tente, pour voir si vous l’aimez ou non. »

Conclusion qui se dégage de ces exemples

Le poids d’exemples si nombreux et si décisifs, sans compter tous ceux que nous fournirait encore l’histoire de l’Église, doit solliciter notre attention et nous faire comprendre plus clair que le jour, les règles du Deutéronome. Si un maître de l’Église s’écarte de la foi, la Providence divine le permet pour nous tenter, « pour voir si, oui ou non, nous aimons Dieu de tout notre cœur, de toute notre âme (Dt 13, 1-3) ».

18. Le vrai catholique et l’hérétique

Ainsi est catholique véritable et authentique, qui chérit la vérité de Dieu, l’Église, « le corps du Christ (Ep 1, 23) » ; qui ne met rien au-dessus de la foi catholique : ni l’autorité, ni l’affection, ni le génie, ni l’éloquence, ni la philosophie d’un homme, quel qu’il soit : qui, méprisant tout cela, fermement et inébranlablement attaché à la foi, est résolu à n’admettre et à ne croire que les vérités universellement admises par l’Église catholique depuis les temps anciens ; et qui comprend enfin que toute doctrine nouvelle et inouïe, insinuée par un seul homme en dehors de l’avis général des saints ou contre cet avis, n’a rien de commun avec la religion : Elle constitue bien plutôt une tentation, selon l’enseignement du bienheureux apôtre Paul.

Voici ce que Paul écrit dans la première épître aux Corinthiens : « Il faut qu’il y ait des hérésies, afin qu’on découvre ceux qui, parmi vous, sont d’une vertu éprouvée (1 Co 11, 19). » Cela revient à dire : Dieu n’extirpe pas immédiatement les hérésiarques, afin qu’on découvre parmi vous les chrétiens qui sont d’une vertu éprouvée, c’est-à-dire afin qu’on voie en quelle mesure chacun est constant, fidèle, inébranlable dans son amour pour la foi catholique.

En fait, dès que quelque nouveauté fermente, les grains de blé se séparent tout de suite, grâce à leur pesanteur, d’avec la légèreté des brins de paille (Mt 3, 12) : sans grand effort est projeté hors de l’aire tout ce qui n’y est point retenu par son poids. Les uns s’envolent aussitôt, les autres, agités seulement, craignent de périr, rougissent de revenir. Blessés, à demi morts et à demi vivants, ils ont avalé une dose de poison qui ne tue pas, mais ne peut être éliminé ; elle n’entraîne pas nécessairement la mort et pourtant ne permet plus de vivre.

Quelle pitoyable situation ! Quelles angoisses les agitent ! Quels tourbillons les assaillent ! Tantôt ils sont le jouet du vent : emportés par l’erreur. Tantôt ils se replient sur eux-mêmes, et comme des corps ils sont rejetés par les vagues sur la grève. Ils accueillent parfois ce qui est incertain avec une audace téméraire, à d’autres moments, une peur irraisonnée les fait douter des vérités les plus sûres. Ils ne savent où aller, par où revenir, que souhaiter, que fuir, que soutenir, que rejeter.

Ces tracas d’un cœur hésitant et mal affermi sont le remède que la divine miséricorde réserve à leur sagesse. Si, loin du port assuré de la foi catholique, ils sont ainsi secoués, battus, menacés dans leur vie par les multiples orages de leurs pensées, c’est pour qu’ils carguent ces voiles, frissonnantes au vent du large, que leur orgueil laissait coupablement se gonfler du vent des nouveautés ; c’est pour qu’ils reviennent et demeurent à l’abri si fidèle que leur offre leur paisible et bonne mère et pour qu’ils rejettent le flot amer et trouble de l’erreur, afin de s’abreuver désormais à la source « d’eau vive et jaillissante (Jn 4, 10, 14) ». Qu’ils désapprennent pour leur bien ce qu’ils avaient appris contre leur bien, et que, de l’ensemble du dogme de l’Église, ils comprennent ce que l’intelligence peut comprendre, et croient ce qui n’est point susceptible d’être compris !

19. Commentaire de I Timothée, 6, 20-21

Plus je réfléchis à tout cela, plus je m’étonne de la folie de certains, de l’impiété de leur âme aveugle, de leur passion pour l’erreur.

Au lieu de se contenter de la règle de foi traditionnelle, admise une fois pour toutes dès l’antiquité, il leur faut chaque jour du nouveau et encore du nouveau ; ils sont toujours impatients d’ajouter quelque chose à la religion, d’y changer, d’en retrancher ; comme s’il ne s’agissait pas d’un dogme céleste, une fois pour toutes révélé mais d’une institution purement humaine, qui ne peut être conduite à sa perfection que par de continuels amendements ou plutôt par de continuelles corrections.

Les oracles divins ne crient-ils pas : « Ne déplace point les bornes qu’ont posées tes pères » (Pr 22, 28) ; « Ne juge point quand le juge a jugé. » (Si 8, 17) « Celui qui coupe la haie sera mordu par le serpent » (Qo 10, 8) ; ou encore cette parole apostolique qui, tel un glaive spirituel, frappe à la tête et frappera toujours les nouveautés scélérates de l’hérésie : « O Timothée, garde le dépôt, évitant les profanes nouveautés de paroles et les objections d’une prétendue science. Quelques-uns, pour s’y être attachés, se sont égarés loin de la foi (I Tm 6, 20). »

Et après cela, il y aura des gens assez entêtés, d’une impudence assez vigoureuse, d’une obstination assez invincible pour ne pas céder au poids de ces divines paroles, pour ne pas fléchir sous une masse pareille, pour ne pas être ébranlés par de tels coups de maillet, enfin pour n’être pas pulvérisés par de pareilles foudres ?

« Evite, dit-il, les profanes nouveautés de paroles. » Il n’a pas dit « les antiquités » ; il n’a pas dit « les choses anciennes ». Non, mais il montre au contraire ce qu’il préfère : car si l’on doit éviter la nouveauté, c’est donc qu’il faut s’en tenir à l’antiquité ; et si la nouveauté est profane, c’est donc que l’antiquité est sacrée. « Les objections, ajoute-t-il, d’une prétendue science. » Car on ne peut appeler science les doctrines hérétiques : ils fardent leur ignorance en l’appelant science, clartés leurs obscurités, lumière leurs ténèbres. « Quelques-uns, pour s’y être attachés, se sont égarés loin de la foi. » Que promettaient-ils quand ils sont tombés, sinon je ne sais quelle doctrine nouvelle et ignorée ?

On entend dire à certains d’entre eux : « Venez, pauvres ignorants, que l’on appelle communément catholiques ; apprenez la vraie foi, que personne, sauf nous, ne comprend. Elle est demeurée cachée pendant nombre de siècles, et vient seulement d’être révélée et produite au jour. Mais apprenez-la furtivement, en secret ; elle vous charmera ; et quand vous l’aurez apprise, enseignez-la à la dérobée, afin que le monde ne l’entende pas et que l’Église l’ignore ; car il n’est permis qu’au petit nombre de pénétrer le secret d’un si grand mystère. »

Ne sont-ce pas là les propos de cette courtisane qui, dans les Proverbes de Salomon, appelle à soi les passants qui vont leur chemin (Pr 9, 15-18) ? « Que le plus insensé d’entre vous se détourne vers moi. » Elle invite les pauvres d’esprit en leur disant : « Prenez volontiers d’un pain caché ; buvez furtivement l’eau savoureuse. » Et que dit ensuite l’auteur sacré ? « Celui-là ignore que les fils de la terre périssent auprès d’elle. » Qui sont ces fils de la terre ? L’apôtre le montre : ce sont ceux qui, dit-il, « se sont égarés loin de la foi ».

20. Fin du commentaire

Mais tout ce passage de l’Apôtre vaut la peine d’être expliqué de plus près. « O Timothée, dit-il, garde le dépôt, évitant les profanes nouveautés de paroles. » — « O Timothée », exclamation dictée tout à la fois par la prescience et par la charité. Paul prévoyait les erreurs à venir et il s’en affligeait d’avance. Qui est aujourd’hui Timothée, sinon l’Église universelle, en général, et spécialement le corps tout entier des chefs de l’Église qui doivent posséder eux-mêmes et verser aux autres la science complète du culte divin il ?

— Qu’est-ce à dire : « Garde le dépôt. » Garde-le, dit-il, à cause des voleurs, à cause des ennemis, de peur que, pendant que les gens dorment, ils ne viennent semer l’ivraie par dessus le bon grain de froment que le Fils de l’homme a semé dans son champ (Cf. Mt 13, 24 et suiv.). — « Garde le dépôt », dit-il. Qu’est-ce que le dépôt ? Un dépôt, c’est ce qu’on vous a confié, non ce que vous avez découvert ; ce que vous avez reçu et non ce que vous avez inventé ; une chose qui ne provient pas de notre intelligence mais de la doctrine ; qui n’est pas d’usage privé, mais de tradition publique ; une chose qui vous est venue et qui n’a pas été créée par vous ; dont vous n’êtes point l’auteur, mais dont vous devez être le simple gardien ; dont vous n’êtes pas l’initiateur, mais le sectateur ; une chose que vous ne réglez pas, mais sur laquelle vous vous réglez.

« Garde le dépôt », dit-il : conserve à l’abri de toute violation et de tout attentat le « talent (Mt 25, 15) » de la foi catholique. Que ce qui vous a été confié reste chez vous pour être transmis par vous. Vous avez reçu de l’or ; c’est de l’or qu’il faut restituer. Je ne veux pas que vous substituiez une chose à une autre : je ne veux pas qu’au lieu d’or vous me présentiez impudemment du plomb ou frauduleusement du cuivre ; je ne veux pas ce qui ressemble à l’or, mais de l’or authentique.

O Timothée, ô prêtre, ô interprète, ô docteur, si la faveur divine t’a accordé le talent, l’expérience, la science, sois le Béséléel du tabernacle spirituel (Cf. Ex 31, 2 et suiv.), taille les pierres précieuses du dogme divin ; sertis-les fidèlement, orne-les sagement, ajoutes-y de l’éclat, de la grâce, de la beauté ; que par tes explications on comprenne plus clairement ce qui auparavant était cru plus obscurément. Que grâce à toi la postérité se félicite d’avoir compris ce que l’antiquité vénérait sans le comprendre. Mais enseigne les mêmes choses que tu as apprises ; dis les choses d’une manière nouvelle sans dire pourtant des choses nouvelles.

21. Existe-t-il un progrès du dogme ?

Mais peut-être dira-t-on : « La doctrine chrétienne n’est donc susceptible d’aucun progrès dans l’Église du Christ ? » Certes, il faut qu’il y en ait un, et considérable ! Qui serait assez ennemi de l’humanité, assez hostile à Dieu pour essayer de s’y opposer ? Mais sous cette réserve, que ce progrès constitue vraiment pour la foi un progrès et non une altération : le propre du progrès étant que chaque chose s’accroît en demeurant elle-même, le propre de l’altération qu’une chose se transforme en une autre.

Donc, que croissent et que progressent largement l’intelligence, la science, la sagesse, tant celle des individus que celle de la collectivité, tant celle d’un seul homme que celle de l’Église tout entière, selon les âges et selon les siècles ! — mais à condition que ce soit exactement selon leur nature particulière, c’est-à-dire dans le même dogme, dans le même sens, dans la même pensée.

Qu’il en soit de la religion des âmes comme du développement des corps. Ceux-ci déploient et étendent leurs proportions avec les années, et pourtant ils restent constamment les mêmes.

Quelque différence qu’il y ait entre l’enfance dans sa fleur et la vieillesse en son arrière-saison, c’est un même homme qui a été adolescent et qui devient vieillard ; c’est un seul et même homme dont la taille et l’extérieur se modifient, tandis que subsiste en lui une seule et même nature, une seule et même personne. Les membres des enfants à la mamelle sont petits, ceux des jeunes gens sont grands : ce sont pourtant les mêmes. Les tout petits en ont le même nombre que les hommes faits, et s’il y en a qui naissent en un âge plus mûr, déjà ils existaient virtuellement en germe, en sorte que rien de nouveau n’apparaît chez l’homme âgé qui auparavant déjà n’ait été caché dans l’enfant.

Il n’est donc pas douteux que la règle légitime et normale du progrès, l’ordre précis et magnifique de la croissance sont observés lorsque le nombre des années découvre chez l’homme, à mesure que celui-ci grandit, les virtualités d’une morphologie déjà ébauchées, par la sagesse du Créateur, chez l’enfant. Si la forme humaine prenait ultérieurement une forme tout à fait étrangère à son espèce, si tel membre était, soit retranché, soit ajouté, fatalement le corps entier périrait ou deviendrait monstrueux ou, en tous cas, serait gravement débilité.

Ces lois du progrès doivent s’appliquer également au dogme chrétien : les années le consolident, le temps le développe, l’âge le rende plus vénérable : mais qu’il demeure sans corruption et inentamé, qu’il soit complet et parfait dans toutes les dimensions de ses parties et, pour ainsi parler, dans tous les membres et dans tous les sens qui lui sont propres. Il n’admet aucune altération, aucune atteinte à ses caractères spécifiques, aucune variation dans ce qu’il a de défini.

Un exemple : nos ancêtres ont jeté autrefois dans ce champ de l’Église le froment de la foi. Il serait tout à fait injuste et inconvenant que nous, leurs descendants, nous recueillions au lieu du froment de la vérité authentique l’ivraie de l’erreur semée en fraude. Au contraire, il est juste, il est logique que — la fin répondant pleinement au début — nous moissonnions, maintenant que le froment de la doctrine vient à maturité les épis du dogrne, parfaitement pur lui aussi. Si la semence première s’est développée avec le temps, s’est épanouie en mûrissant, rien n’est changé dans les propriétés intrinsèques de cette graine. Il peut s’y ajouter un aspect, une forme plus précise, mais la nature propre de l’espère demeure inchangée.

Plaise à Dieu que les rosiers de l’Église ne se changent pas en chardons épineux. Plaise à Dieu que dans ce paradis spirituel, l’ivraie et l’aconit n’éclosent des bourgeons du cinnamome et du baumier.

Tout ce qui a été semé par la foi de nos pères, dans l’Église, qui est le champ de Dieu, nous devons le cultiver avec zèle, le surveiller, le faire fleurir et mûrir pour qu’il progresse et par vienne à sa plénitude.

Il est légitime que les anciens dogmes de la philosophie céleste se dégrossissent, se liment, se polissent avec le développement des temps : ce qui est criminel, c’est de les altérer, de les tronquer, de les mutiler. Ils peuvent recevoir plus d’évidence, plus de lumière et de précision, oui : mais il est indispensable qu’ils gardent leur plénitude, leur intégrité, leur propriété.

Car si l’on tolérait une seule fois cette licence de l’erreur impie, je tremble de dire toute l’étendue des dangers qui en résulteraient et qui n’iraient à rien moins qu’à détruire, à anéantir, à abolir la religion. Sitôt qu’on aura cédé sur un point quelconque du dogme catholique, un autre suivra, puis un autre encore, puis d’autres et d’autres encore. Ces abdications deviendront en quelque sorte normales et habituelles. À abandonner le dogme, morceau par morceau, vous serez amené à la rejeter dans sa totalité. Et d’autre part, si l’on commence à mêler le nouveau et l’ancien, les idées étrangères à ce qui est authentique, le profane et le sacré, nécessairement cette habitude se propagera au point de tout envahir. Bientôt rien dans l’Église ne demeurera plus intact, inentamé, inviolé et immaculé : le sanctuaire de la chaste et incorruptible vérité se transformera en un mauvais lieu, rendez-vous des erreurs impies et honteuses. Puisse la piété divine détourner un pareil forfait de la pensée des fidèles et laisser plutôt ce délire aux impies !

L’Église du Christ, elle, gardienne attentive et prudente des dogmes qui lui ont été donnés en dépôt, n’y change rien jamais ; elle ne diminue point, elle n’ajoute point ; ni elle ne retranche les choses nécessaires, ni elle n’adjoint de choses superflues ; ni elle ne laisse perdre ce qui est à elle, ni elle n’usurpe le bien d’autrui. Dans sa fidélité sage à l’égard des doctrines anciennes, elle met tout son zèle à ce seul point : perfectionner et polir ce qui, dès l’antiquité, a reçu sa première forme et sa première ébauche ; consolider, affermir ce qui a déjà son relief et son évidence ; garder ce qui a été déjà confirmé et défini.

De fait qu’a tenté l’Église dans ses décrets conciliaires, sinon d’enseigner avec plus de précision ce qui était cru auparavant en toute simplicité, de prêcher avec plus d’insistance les vérités prêchées jusque là plus mollement, enfin d’honorer avec plus de soin ce qu’auparavant on honorait avec une tranquille sécurité.

Voici ce que, provoquée par les nouveautés des hérétiques, l’Église catholique a toujours fait par les décrets de ses conciles, et rien de plus : ce qu’elle avait reçu des ancêtres par l’intermédiaire de la seule tradition, elle a voulu le remettre aussi en des documents écrits à la postérité, elle a résumé en quelques mots quantité de choses, et — le plus souvent pour en éclaircir l’intelligence — elle a caractérisé par des termes nouveaux et appropriés tel article de foi qui n’avait rien de nouveau.

22. Nouveau commentaire de I Timothée, VI, 20

Revenons à l’apôtre : « O Timothée, dit-il, garde le dépôt, évitant les profanes nouveautés de paroles (1 Tm 6, 20). » « Evite les », dit-il, comme la vipère, comme le scorpion, comme le basilic, de peur qu’ils ne t’atteignent de leur contact, ou même de leur vue et de leur souffle. Qu’est-ce à dire : éviter ? c’est « ne pas même prendre de nourriture avec les gens de cette sorte (I Co 5, 11). » Que signifie cet « évite » ? « Si quelqu’un vient à vous, est-il écrit, et n’apporte pas cette doctrine… (2 Jn 10) ». Quelle doctrine, sinon la doctrine catholique, universelle, qui subsiste une et identique à travers la succession des âges par l’incorruptible tradition de la vérité, et qui demeurera toujours et sans fin ?

— Que faire alors ? « Ne le recevez pas dans votre maison, ne lui dites pas : Bonjour ! Car celui qui le salue, participe à ses œuvres mauvaises (2 Jn 11). »

« (Evite) les profanes nouveautés de paroles. » Que signifie « profanes » ? Ce sont celles qui n’ont rien de saint, rien de religieux, qui sont complètement étrangères au sanctuaire de l’Église qui est le temple de Dieu (I Co 3, 16).

« Les profanes nouveautés de paroles. » « De paroles » : c’est-à-dire les nouveautés de dogmes, de sujets, d’opinions, qui sont contraires au passé, à l’antiquité, et qui, une fois admises, nécessitent, en tout ou en partie, une violation de la foi de nos bienheureux pères. Nouveautés qui veulent que tous les fidèles de tous les âges, tous les saints, tous ceux qui ont gardé la chasteté la continence ou la virginité, tous les clercs, les lévites et les prêtres, tant de milliers de confesseurs, tant de légions de martyrs, tant de villes fréquentées et de nations populeuses, tant d’îles, de provinces, de rois, de races, de royaumes, de nations, en un mot l’univers presque entier, incorporé par la foi catholique au Christ son chef, aient ignoré, erré, blasphémé et, durant tant de siècles, n’aient point su ce qu’il fallait croire.

« Evite, dit-il, les impies nouveautés de paroles. » Ce n’est point aux catholiques, mais aux hérétiques qu’il a toujours appartenu de les admettre et de les suivre. En fait, quelle est l’hérésie qui n’ait surgi sous un nom déterminé, en un lieu déterminé, en un temps déterminé ? Qui a jamais établi une hérésie sans s’être auparavant séparé du sentiment commun adopté par l’Église universellement et dès l’antiquité ?

C’est ce que démontrent des exemples plus clairs que le jour. Qui avant cet impie Pélage, a jamais eu la présomption d’attribuer tant d’efficacité au libre arbitre que de juger qu’il n’est point nécessaire que la grâce divine l’aide dans les bonnes actions pour chaque acte particulier ? Qui, avant Caelestius, son monstrueux disciple, a nié que le genre humain ait été lié à la culpabilité d’Adam pécheur ?

Qui, avant le sacrilège Arius, a osé déchirer l’unité de la Trinité ? Qui, avant ce scélérat de Sabellius, a osé confondre la Trinité de l’Unité ? Qui, avant l’impitoyable Novatien, a osé dire que Dieu était cruel et préférait la mort du mourant à son retour à la vie (cf. Ez 18, 23) ? Qui, avant le mage Simon — que frappa la rigueur de l’apôtre (Ac 8, 9-24) et de qui, par une infiltration continue et secrète, a découlé jusqu’à Priscillien, dernier venu, ce vieux limon de turpitudes — a osé dire que le Dieu Créateur est responsable du mal, autrement dit des crimes, des impiétés, des actions honteuses ?

Ce Simon prétend que Dieu crée de ses propres mains une nature telle que, de son propre mouvement et par l’impulsion d’une volonté fatalement déterminée, elle ne peut ni ne veut rien d’autre que pécher. Agitée, enflammée des fureurs de tous les vices, elle est entraînée par sa passion inassouvie au fond de l’abîme de toutes les infamies ?

Innombrables sont les exemples de ce genre. Passons-les sous silence pour faire court. Ils démontrent clairement et avec évidence, que l’habitude et la loi de presque toutes les hérésies, c’est d’aimer « les nouveautés impies », de mépriser les maximes de l’antiquité, et, par « les objections d’une prétendue science, de faire naufrage loin de la foi. » Au contraire, le propre des catholiques est de garder le dépôt confié par les saints Pères, de condamner les nouveautés impies, et comme l’a dit et répété l’Apôtre, de crier « anathème » à « quiconque annonce une doctrine différente de celle qui a été reçue ».

23. De l’usage hérétique de l’Écriture

Les hérétiques ne se servent-ils pas aussi des témoignages de l’Écriture ? Oui, ils s’en servent, et avec grande ardeur. On peut les voir courir à travers les volumes de la Loi sainte, à travers les livres de Moïse et des Rois, à travers les Psaumes, les Apôtres, les Évangiles, les Prophètes. Que ce soit auprès des leurs ou auprès des étrangers, dans le privé ou en public, dans leurs propos ou dans leurs livres, dans les repas ou sur les places publiques, ils n’allèguent presque rien de leur cru qu’ils ne s’efforcent de l’obscurcir avec des paroles de l’Écriture.

Lisez les opuscules de Paul de Samosate, de Priscillien, d’Eunomius, de Jovinien, et de toutes les autres pestes : vous verrez quel prodigieux amas d’exemples. Il n’est presque pas de pages qui ne soit comme fardée et colorée de sentences du Nouveau ou de l’Ancien Testament. Il faut d’autant plus s’en garer et les craindre qu’i1s se dissimulent plus secrètement à 1’ombre de la Loi divine. Ils savent bien que leur pestilence ferait fuir tout le monde, si elle s’exhalait naturelle et sans mélange. Aussi la parfument-ils de paroles divines, afin que tel, qui rejetterait volontiers une erreur purement humaine, hésite à mépriser les oracles divins. Ils font donc comme ceux qui, pour adoucir aux enfants l’amertume de certains remèdes, enduisent préalablement de miel les bords de la coupe, afin que cet âge imprévoyant, sentant d’abord le goût agréable, n’ait plus peur du goût amer. Même souci chez ceux qui déguisent sous des noms de médicaments les mauvaises graines et les sucs nuisibles, afin que presque personne, en lisant l’étiquette d’un remède, ne soupçonne le poison.

Voilà pourquoi enfin le Seigneur criait : « Gardez-vous des faux prophètes, qui viennent à vous sous des peaux de brebis, mais qui, au dedans, sont des loups ravisseurs (Mt 7, 15) ». Que signifie cette « peau de brebis », sinon les paroles dont les Apôtres et les Prophètes, dans leur sincérité de brebis, ont tissé comme une toison à cet « agneau immaculé (1 P 1, 19) qui ôte les péchés du monde (Jn 1, 29) » ?

Qui sont les loups ravisseurs, sinon les doctrines des hérétiques furieux et enragés qui toujours infestent les bergeries de l’Église et, toutes les fois qu’ils le peuvent, déchirent le troupeau du Christ ? Pour s’approcher plus insidieusement des brebis sans défiance, ils dépouillent l’extérieur du loup tout en en gardant la férocité ; ils s’enveloppent dans les maximes de la loi divine comme dans une toison, afin que, à sentir d’abord la douceur de la laine, nul ne redoute la pointe de leurs dents.

Mais que dit le Sauveur ? « Vous les connaîtrez à leurs fruits (Mt 7, 16) », ce qui signifie : dès qu’ils se mettront, non plus seulement à citer ces divines paroles, mais aussi à les expliquer, non plus seulement à en s’en couvrir, mais aussi à les interpréter ; alors cette amertume, cette âpreté, cette rage se feront connaître ; alors ce poison tout récent encore s’exhalera ; alors les « nouveautés impies » se découvriront ; alors pour la première fois vous verrez que « la haie est coupée en deux (Ro 10, 8) », que « les bornes établies par nos pères sont déplacées (Pr 22, 28) », que la foi catholique est entamée et que l’on déchire le dogme ecclésiastique.

Tels étaient ceux que frappe l’apôtre Paul dans la seconde aux Corinthiens, quand il dit : « Ces sortes de faux apôtres sont des ouvriers trompeurs qui se déguisent en apôtres du Christ (2 Co 11, 13) ». Qu’est-ce à dire « qui se déguisent en apôtres du Christ » ? Les apôtres invoquaient les exemples de la Loi divine : ceux-là les invoquaient aussi. Les apôtres alléguaient les passages probants des Psaumes : ceux-là les alléguaient également. Les apôtres apportaient les sentences des Prophètes : ceux-là les apportaient tout comme eux. Mais, quand après les avoir cités de même, ils se mettaient à les interpréter tout différemment, alors on discernait les sincères d’avec les fourbes, les esprits loyaux d’avec les esprits de mensonge, les cœurs droits d’avec les cœurs pervers, en un mot les vrais apôtres d’avec les faux apôtres.

« Il n’y a là rien de surprenant, ajoute Paul, car Satan lui même prend les dehors d’un ange de lumière. Il n’est donc pas étonnant que ses ministres se donnent les apparences de ministres de justice (2 Co 11, 14). » Donc, d’après les leçons de l’apôtre Paul, toutes les fois que de faux prophètes ou de faux docteurs citent des passages de la Loi divine, pour essayer d’étayer leurs erreurs sur de fausses interprétations, il n’est pas douteux qu’ils ne suivent la perfide tactique de leur Maître. Et Satan ne l’aurait jamais inventée, assurément, s’il ne savait très bien qu’il n’y a pas de moyen plus sûr pour tromper que d’insinuer le venin de l’erreur sous le couvert et comme à la faveur de l’autorité de la parole divine.

24. Satan, patron des hérétiques

« Mais, dira-t-on, qu’est-ce qui prouve que le diable ait l’habitude d’user des exemples de l’Écriture. » Lisez l’Évangile. Il y est écrit : « Alors le diable l’enleva (il s’agit du Seigneur, notre Sauveur) et le plaça sur le pinacle du Temple, et il lui dit : « Si tu es le fils de Dieu, jette-toi en bas, car il est écrit qu’il t’a confié à ses anges pour qu’ils te gardent partout où tu iras et qu’ils te portent dans leurs mains, de peur que tu ne heurtes du pied quel que pierre (Mt 4, 5). » Que fera-t-il donc aux pauvres hommes celui qui s’est servi du témoignage de l’Écriture pour essayer de tenter « le Seigneur de majesté (1 Co 2, 8) » ? « Si tu es fils de Dieu, dit-il, jette-toi en bas. » Pourquoi ? « Il est écrit, dit il… » Il nous faut prêter une scrupuleuse attention à la doctrine incluse en ce passage et la bien retenir. Avertis par le grand exemple de l’autorité évangélique, nous ne douterons plus, quand nous verrons certaines gens alléguer contre la foi catholique des paroles tirées des apôtres ou des prophètes, que le diable parle par leur bouche. Autrefois la tête parlait à la tête, maintenant les membres parlent aux membres, je veux dire les membres du diable aux membres du Christ, les perfides aux fidèles, les sacrilèges aux hommes religieux, en un mot les hérétiques aux catholiques.

Mais enfin que disent-ils ? « Si tu es fils de Dieu, jette-toi en bas. » Cela s’entend ; « Si tu veux être fils de Dieu et recevoir en héritage le royaume céleste, jette-toi en bas, c’est-à-dire précipite-toi du haut de la doctrine et de la tradition de cette Église sublime, qui est regardée comme le temple de Dieu. » Et si quelqu’un demande à un hérétique qui veut le persuader : « Sur quoi t’appuies-tu pour prouver, pour enseigner, que je doive renoncer à la foi antique et universelle de l’Église catholique ? » Aussitôt, il répondra : « Il est écrit. » Et immédiatement il met en ligne mille témoignages, mille exemples, mille passages significatifs, tirés de la Loi, des Psaumes, des Apôtres, des Prophètes ; et, grâce à des interprétations nouvelles et mauvaises, il précipite la pauvre âme, de la citadelle catholique, dans l’abîme de l’hérésie.

Par des promesses les hérétiques ont l’habitude de duper étrangement ceux qui ne se tiennent pas sur leurs gardes. Ils osent promettre et enseigner que, dans leur Église, c’est-à-dire dans leur petite chapelle, on trouve une grâce divine considérable, spéciale, tout à fait personnelle ; en sorte que, sans aucun travail, sans aucun effort, sans aucune peine et quand bien même ils ne demanderaient, ni ne chercheraient, ni ne frapperaient », tous ceux qui sont des leurs reçoivent de Dieu une telle assistance que, soutenus par la main des anges, autrement dit couverts de la protection des anges, ils ne peuvent jamais « heurter du pied contre une pierre », c’est-à-dire être jamais victimes d’un scandale.

25. Rappel de la règle de foi

« Mais, observe-t-on, si le diable et ses disciples — faux apôtres, faux prophètes, faux docteurs, tous hérétiques caractérisés — usent ainsi des paroles, des sentences et des promesses divines, que feront les catholiques, les enfants de notre mère l’Église ? Comment distingueront-ils la vérité d’avec l’erreur, dans l’Écriture sainte ?

Ils auront grand soin de se conformer à la règle qui, comme nous l’avons écrit au début de ce Commonitorium, nous est venue d’hommes saints et savants ; ils interpréteront le canon divin d’après les traditions de l’Église universelle et selon les règles du dogme catholique.

Dans cette Église catholique et apostolique, il faut nécessairement qu’ils suivent l’universalité, l’antiquité, le consentement général. Si parfois la fraction se révolte contre l’ensemble, la nouveauté contre l’ancienneté, l’opinion particulière d’un seul ou de quelques-uns contre l’opinion unanime de tous les catholiques ou de la grande majorité, qu’ils préfèrent à la corruption de la fraction l’intégrité de l’universalité.

Dans cette même universalité, qu’ils mettent la religion antique au-dessus de la nouveauté impie, et dans cette antiquité même qu’ils fassent passer avant la témérité d’un seul homme, ou du très petit nombre, d’abord les décrets généraux d’un concile universel, s’il en existe un ; et, s’il n’en existe pas, qu’ils suivent ce qui s’en rapproche davantage, à savoir les opinions concordantes de nombreux et éminents docteurs. En nous conformant à cette règle, Dieu aidant, avec fidélité, prudence et zèle, nous prendrons sur le fait sans grande difficulté toutes les erreurs pernicieuses des hérétiques qui surgissent.

26. Comment utiliser l’autorité des Pères

Je voudrais montrer à présent par des exemples, comment dépister et confondre les nouveautés de l’hérésie, en les confrontant avec l’enseignement des anciens maîtres.

Il est évident que cet antique accord unanime des saints Pères ne doit pas porter ou concerner de menus problèmes d’exégèse mais avoir trait à la règle de foi. Ce ne sont pas toutes les hérésies, ni de tous les temps, que l’on peut ainsi combattre mais seulement les hérésies nouvelles et récentes », quand elles commencent à poindre, et avant que, faute de temps, elles aient pu falsifier les règles de l’ancienne foi et corrompre, en propageant leur poison, les livres des ancêtres.

Les hérésies déjà développées et invétérées ne doivent pas être attaquées par ce procédé, parce que, dans l’histoire de leur long passé, les occasions ne leur ont pas manqué de s’approprier la vérité. C’est pourquoi toutes ces impiétés déjà anciennes des schismes et des hérésies, il ne faut les réfuter, si besoin en est, que par la seule autorité des Écritures ; ou bien les fuir comme réfutées et condamnées dès l’antiquité par les Conciles universels d’évêques catholiques.

Sitôt qu’une erreur commence à exhaler son odeur de corruption et à s’emparer pour se défendre certaines paroles de l’Écriture, en les expliquant mensongèrement et frauduleusement, il faut immédiatement rassembler les opinions des anciens sur l’interprétation de ce passage de l’Écriture. Ce qui permettra de démasquer sur le champ la nouveauté et de la condamner sans aucune hésitation.

Qui seront les Pères dont nous confronterons les affirmations ? Ce sont ceux qui ont mené une vie exemplaire, dans la foi et la communion catholique, qui ont toujours enseigné et sont demeurés dans la foi, qui sont morts fidèles au Christ ou même dignes de mourir pour lui.

Il faut les croire en vertu de la règle suivante : Ce qu’ils ont enseigné à l’unanimité ou dans leur majorité, clairement, d’un commun accord, fréquemment, avec insistance — tel un concile de théologiens unanimes — ce qu’ils nous ont transmis, après l’avoir reçu de la Tradition, et l’avoir eux-mêmes conservé, cela doit être tenu pour indubitable, certain et vrai.

Au contraire, tout ce que quelqu’un aura pensé en dehors de l’opinion générale ou même contre elle, quelque saint et savant qu’il soit, fût-il évêque, fût-il confesseur et martyr, doit être relégué parmi les menues opinions personnelles, secrètes et privées, dépourvues de l’autorité qui s’attache à une opinion commune, publique et générale. N’allons pas, pour le plus grand péril de notre salut éternel, agir selon l’habitude sacrilège des hérétiques et des schismatiques et renoncer à l’antique vérité d’un dogme universel pour suivre l’erreur nouvelle d’un seul homme.

Pour que nul ne s’imagine qu’il peut mépriser témérairement la sainte et catholique unanimité de ces bienheureux Pères, l’apôtre dit dans la première aux Corinthiens : « Dieu en a établi certains dans son Église, premièrement les apôtres — (Paul était de ce nombre) — secondement les prophètes — (comme Agabus, dont il est parlé dans les Actes des Apôtres) — troisièmement les docteurs (1 Co 12, 28) » que, maintenant, l’on appelle tractatores, et que ce même apôtre nomme parfois aussi prophètes, parce que, grâce à leur intermédiaire, les mystérieuses paroles des prophètes sont dévoilées au peuple.

Donc, quiconque dédaigne ces hommes divinement établis dans l’Église de Dieu selon les temps et les lieux, quand ils s’accordent pleinement dans le Christ sur le sens d’un dogme catholique, ne méprise pas un homme, c’est Dieu qu’il méprise. Pour que personne ne s’écarte de leur unité, le même apôtre accentue ses exhortations : « Je vous en conjure, mes frères, ayez tous un même langage ; qu’il n’y ait point de schisme parmi vous : soyez parfaitement unis dans un même esprit et dans un même sentiment (1 Co 1, 10).

Si quelqu’un cesse d’être en communion de sentiment avec eux, il entendra cette parole du même apôtre : « Dieu n’est pas un Dieu de discorde, mais un Dieu de paix. » (C’est-à-dire qu’il n’est pas le Dieu de celui qui se retranche de l’unité d’opinion, mais de ceux qui demeurent dans la paix qu’engendre un plein accord.) « C’est ce que j’enseigne dans toutes les Églises des saints (1 Co 14, 33). » Il veut dire des catholiques : Églises saintes, parce qu’elles persistent dans la communion de la foi.

Que nul n’ait la présomption de croire qu’il doive être seul écouté, seul cru, à l’exclusion des autres, car Paul ajoute peu après : « Est-ce de vous qu’est sortie la parole de Dieu ? n’est elle venue qu’à vous seuls ? » Et pour qu’on n’accueille pas ses paroles comme s’il les eût dites sans y attacher d’importance, il ajoute : « Si quelqu’un passe pour prophète ou spirituel, qu’il reconnaisse que les choses que je vous écris sont des ordres du Seigneur. » Quels ordres, sinon que tout « prophète », tout « spirituel » (cela signifie maître pour les choses spirituelles) se montre hautement soucieux de l’égalité et de l’unité ; qu’il n’aille point préférer ses propres opinions à celles d’autrui ; qu’il ne s’écarte pas du sentiment général ?

« Si quelqu’un ignore ces recommandations, il sera lui-même ignoré (1 Co 14, 3-38). » C’est-à-dire, celui qui n’étudie pas les choses qu’il ignore ou méprise les choses qu’il sait, sera ignoré ; il sera considéré comme indigne d’être compté par Dieu au nombre de ceux que la foi unit et que l’humilité rend égaux. Je ne sais si l’on peut imaginer malheur pire que celui-là. Tel a été pourtant, nous l’avons vu, le sort qu’a subi, selon la menace de l’apôtre, ce Julien, disciple de Pélage, qui négligea de s’unir au sentiment de ses collègues ou qui eut la présomption de se désolidariser avec eux.

Mais le moment est venu de donner l’exemple promis et de montrer où et comment l’on a les avis des saints Pères afin de fixer d’après eux la règle de foi, conformément aux décrets et à l’autorité d’un concile ecclésiastique. Pour plus de commodité, terminons ici ce Commonitorium. On trouvera la suite ailleurs.

LE SECOND COMMONITORIUM A DISPARU.

IL N’EN RESTE QUE LA DERNIERE PARTIE,

SIMPLE RECAPITULATION

1. Exemple du concile d’Éphèse

Il nous faut maintenant récapituler à la fin de ce second Commonitori (aide-mémoire) ce qui a été dit dans le premier et dans celui-ci. J’ai dit que les catholiques ont toujours et jusqu’aujourd’hui établi la foi véritable par deux critères : d’abord l’autorité de l’Écriture, ensuite, la tradition de l’Église catholique.

Non que le canon scripturaire ne puisse suffire à lui seul pour tous les cas, mais comme le grand nombre, dans leur interprétation arbitraire des paroles divines fournissent quantité d’opinions erronées, il est nécessaire que l’exégèse de l’Écriture sainte se conforme à une règle unique, celle du sens catholique, principalement dans les questions qui constituent la base de tout le dogme catholique.

Nous avons dit aussi que, dans l’Église elle-même, il faut encore considérer l’accord de l’universalité et de l’antiquité, de peur de nous retrancher de l’unité intégrale pour tomber dans le schisme, ou d’être précipités, de la religion ancienne, dans les nouveautés de l’hérésie.

Nous avons dit pareillement qu’en étudiant ainsi l’antiquité de l’Église il y a deux précautions qu’il faut observer avec un soin, une conscience extrêmes et auxquelles on devra demeurer profondément attaché, si l’on ne veut pas devenir hérétique : c’est premièrement de voir s’il existe quelque décret ancien émanant de tous les évêques de l’Église catholique sous la garantie d’un Concile universel ; secondement, s’il s’élève une question nouvelle, où l’on ne trouve rien de semblable, de recourir à l’opinion des saints Pères, de ceux-là seulement qui, chacun en son temps et en son pays, sont demeurés constamment dans l’unité de la communion et de la foi et sont devenus docteurs approuvés. Tout ce qu’ils se trouvent avoir professé en un par fait accord de pensée peut être regardé sans aucun scrupule comme la véritable doctrine catholique de l’Église. De peur de paraître établir ce principe par présomption personnelle plutôt que d’après l’autorité de l’Église, nous avons apporté l’exemple du saint Concile, il y a à peu près trois ans, à Ephèse, en Asie, sous le consulat des clarissimes, Bassus et Antiochus. Au cours des débats sur les règles doctrinales à sanctionner, on voulut empêcher qu’aucune nouveauté impie, ne s’insinuât comme il était arrivé lors du synode frauduleux de Rimini. Les évêques alors présents, au nombre d’environ deux cents jugèrent tout à fait catholique, conforme à la foi et excellente la procédure que voici : on produisit les opinions des saints Pères dont on savait pertinemment que les uns avaient été martyrs, les autres confesseurs, et tous, jusqu’au bout, évêques catholiques, afin que par leur décision unanime la croyance à la foi antique fut dûment et solennellement confirmée, et le blasphème de la nouveauté profane, condamné. Ainsi fut fait.

C’est donc à bon droit et à juste titre que cet impie Nestorius fut jugé en contradiction avec l’antique foi catholique, et que fut reconnu l’accord du bienheureux Cyrille avec la sacro-sainte antiquité. Afin que rien ne manquât à la confirmation des faits. nous avons cité aussi les noms de ces Pères, et leur nombre — à défaut de leur ordre que nous avions oublié. — C’est d’après leur avis concordant et unanime qu’on interpréta les paroles de l’Écriture et qu’on établit la règle du dogme divin. Il ne sera pas inutile, pour en confirmer le souvenir, de les passer en revue, ici encore.

2. Témoignage des Pères du concile d’Éphèse

Voici donc ces hommes dont les écrits furent cités dans ce concile, comme ceux de juges ou de témoins : saint Pierre, évêque d’Alexandrie, docteur éminent et bienheureux martyr ; saint Athanase, évêque de la même ville, docteur fidèle, confesseur éminent ; saint Théophile, évêque de la même ville encore, célèbre par sa foi, sa vie, sa science, et auquel a succédé le vénérable Cyrille, qui illustre à l’heure actuelle l’Église d’Alexandrie. Et pour qu’on ne crût pas que cette doctrine fût particulière à une seule cité et à une seule province, on ajouta les lumières de la Cappadoce : saint Grégoire, évêque et confesseur de Naziance ; saint Basile, évêque et confesseur de Césarée, en Cappadoce ; et aussi l’autre Grégoire, évêque de Nysse, tout à fait digne de son frère Basile par sa foi, ses mœurs, son intégrité, sa sagesse.

Et afin de prouver que non seulement la Grèce et l’Orient, mais aussi le monde occidental et latin, avait toujours pensé de même, on y lut encore des lettres, écrites à divers correspondants, de saint Félix martyr et de saint Jules, évêques de la ville de Rome. Et pour que non seulement la tête de l’univers, mais aussi les membres apportassent leur témoignage à ce jugement, on ajouta, du côté du Midi, le bienheureux Cyprien, évêque de Carthage et martyr, du côté du Nord, saint Ambroise, évêque de Milan. Voilà tous ceux qui, conformément au nombre consacré par le Décalogue, furent cités comme maîtres, comme conseillers, comme témoins et comme juges.

C’est en maintenant leur doctrine, en suivant leurs conseils, en ajoutant foi à leur témoignage, en obéissant à leur jugement, que ce bienheureux synode, sans haine ni faveur pré conçues, prononça sur les règles de la foi.

On aurait pu citer encore un bien plus grand nombre de Pères, mais cela ne fut pas nécessaire, vu qu’il eût été inopportun de dépenser à compulser une foule de témoignages le temps nécessaire à cette affaire, et que personne ne doutait que ces dix n’eussent pensé de même que tous leurs autres collègues.

Intervention du bienheureux Cyrille au concile d’Ephèse

Ensuite, j’ajoute l’opinion du bienheureux Cyrille, laquelle est incluse dans les Actes ecclésiastiques même. Après lecture de la lettre de saint Capréolus, évêque de Carthage, qui n’avait d’autre objet ni d’autre vœu que le rejet des nouveautés et la défense de l’antiquité, I’évêque Cyrille prit la parole et conclut ainsi. Ce n’est pas, me semble-t-il, sortir de mon sujet que de le citer ici encore. Voici donc ce qu’il dit à la fin des Actes.

« La lettre du vénérable et très pieux évêque de Carthage, Capréolus, qui vient d’être lue, sera insérée parmi les Actes authentiques. Sa pensée est claire. Il veut que les dogmes de l’antique foi soient confirmés et que les nouveautés, inventions inutiles que l’impiété propage, soient réprouvées et condamnées. » Tous les évêques s’écrièrent : « C’est le langage de tous ; c’est ce que nous disons tous, c’est là notre vœu à tous. » A quoi tendaient ce langage et ces vœux unanimes, sinon à la préservation de l’antique tradition et au rejet des inventions récentes ?

Après cela, nous avons admiré et vanté l’humilité, la sainteté de ce concile. Ces prêtres réunis en si grand nombre, la plupart (ou peu s’en faut) métropolitains, d’une érudition et d’une science si vaste que presque tous étaient capables de discuter sur les dogmes, et à qui leur réunion même semblait devoir inspirer assez de connaisssance pour oser décider par eux-mêmes, n’innovèrent rien pourtant, se défendirent de toute présomption, ne s’arrogèrent aucune initiative. Tout leur soin, ils le mirent à ne rien léguer à la postérité qu’ils n’eussent eux-mêmes recu des Pères. Ils voulurent non seulement régler au mieux l’affaire alors pendante, mais encore donner à l’avenir I’exemple de leur respect pour les dogmes de l’antiquité sacrée, et de la condamnation qu’ils portaient contre les inventions de la nouveauté profane.

Nous nous sommes élevés aussi contre la présomption scélérate de Nestorius, qui se vantait d’être le premier et le seul à comprendre la sainte Écriture, taxant d’ignorance tous ceux qui, avant lui, en vertu du magistère dont ils étaient chargés, avaient traité des paroles divines : autrement dit tous les prêtres, tous les confesseurs, tous les martyrs.

Parmi ceux-ci, les uns avaient expliqué la Loi de Dieu, les autres avaient adhéré ou ajouté foi à ces explications. Nestorius, lui, soutenait que l’Église tout entière se trompait et s’était toujours trompée en suivant dans le passé et dans le présent des docteurs ignorants et égarés, selon lui.

3. Les lettres des papes Sixte III et Célestin

Tout cela eût pleinement et amplement suffi pour écraser et éteindre les nouveautés profanes. Cependant, afin que rien ne parût manquer à cette plénitude, nous avons ajouté vers la fin un double arrêt du siège apostolique : l’un du saint pape Xyste, cet homme vénérable qui illustre aujourd’hui l’Église romaine, l’autre du pape Célestin, d’heureuse mémoire, son prédécesseur. Nous jugeons nécessaire de les insérer ici encore.

Dans la lettre qu’il envoya à l’évêque d’Antioche au sujet de Nestorius, le pape Xyste dit : « Puisque, selon la parole de l’Apôtre, la foi est une — la foi qui a victorieusement prévalu — croyons ce que nous devons dire et disons ce à quoi nous devons demeurer attachés. » Qu’est-ce qu’il faut croire et dire ? Il pour suit : « Qu’aucune concession ne soit plus faite à la nouveauté puisque rien ne doit être ajouté à l’antiquité. Que la foi, que la croyance limpide des ancêtres ne soit altérée par aucun mélange de boue. » Paroles vraiment apostoliques, qui attribuent à la foi de nos pères la transparence de la lumière, et qui désignent les nouveautés profanes comme un mélange de boue !

— Même langage, mêmes sentiments chez le saint pape Célestin. Dans une lettre qu’il écrivit aux évêques de Gaule et où il les accusait de connivence, parce qu’en se taisant ils trahissaient, jugeait-il, l’antique foi et permettaient aux nouveautés profanes de lever la tête, il dit : « C’est à juste titre que notre responsabilité serait engagée, si par notre silence nous encouragions l’erreur. Réprimandez donc ces hommes-là. Qu’ils n’aient plus permission de parler librement à leur aise. » Quelqu’un se demande-t-il quels sont ceux à qui il interdit de parler librement à leur aise, si ce sont ceux qui en tiennent pour l’ancienneté ou ceux qui inventent des nouveautés ? Laissons-lui la parole pour qu’il dissipe lui-même le doute de nos lecteurs. Il continue ainsi : « Si la chose est exacte — c’est-à-dire, s’il est exacte, comme plusieurs en accusent près de moi vos villes et vos provinces, que, par une coupable négligence, vous favorisiez leur adhésion à certaines nouveautés — si la chose est exacte, que la nouveauté cesse de molester l’antiquité » Telle fut l’heureuse sentence du bienheureux pape Célestin. Il voulut, non pas que l’antiquité cessât d’écraser la nouveauté, mais que la nouveauté cessât de molester l’antiquité.

Conclusion

Si quelqu’un résiste à ces décrets apostoliques et catholiques, cela implique premièrement qu’il insulte à la mémoire de saint Célestin, qui décida que la nouveauté cesserait de molester l’antiquité ; secondement, qu’il se moque des définitions de saint Xyste, qui prononça « qu’on ne devait plus rien concéder à la nouveauté, vu qu’il convient de ne rien ajouter à l’antiquité ; ensuite, qu’il méprise les règles du bienheureux Cyrille, qui loua hautement le zèle du vénérable Capréolus, de ce qu’il souhaitait « de voir confirmer les dogmes antiques de la foi et condamner les inventions nouvelles. »

Cela implique aussi qu’il se fait litière du synode d’Ephèse, c’est-à-dire des jugements des saints évêques de presque tout l’Orient, à qui, grâce à l’inspiration divine, il parut bon de décréter que la postérité ne devait rien croire d’autre que ce que la sainte antiquité des saints Pères, unanime dans le Christ, aurait embrassé.

Ces Pères n’attestèrent-ils pas d’un même cri et d’une même acclamation que le langage de tous, le souhait de tous, l’avis de tous était que Nestorius, inventeur de nouveautés et ennemi de l’antiquité, fût condamné tout comme les hérétiques qui, avant lui, avaient méprisé l’antiquité et affirmé des idées nouvelles ? De montrer de l’éloignement pour leur accord sacro-saint, fruit d’une grâce céleste, cela ne va à rien de moins qu’à soutenir que l’impiété de Nestorius a été condamnée à tort ; et qu’à mépriser enfin, comme des immondices, l’Église du Christ tout entière, ses docteurs, ses apôtres, ses prophètes, et au premier rang le bienheureux apôtre Paul : — l’Église, car elle ne s’est jamais écartée de son respect, de son culte, de sa vénération pour la foi traditionnelle ; I’apôtre, car il a écrit : « O Timothée, garde le dépôt, évitant les nouveautés profanes de paroles » (1 Tm 6, 20), et de même : « Si quelqu’un vous annonce autre chose que ce que vous avez reçu, qu’il soit anathème !… (Ga 1, 9.) »

S’il ne faut violer ni les définitions apostoliques, ni les décrets de l’Église, par lesquels, selon l’accord sacro-saint de l’universalité et de l’antiquité, tous les hérétiques, et récemment encore Pélage, Célestius, Nestorius, ont été justement condamnés, il est donc indispensable que désormais tous les catholiques, désireux de prouver qu’ils sont enfants légitimes de leur mère l’Église, s’attachent à la foi sainte des saints Pères, s’y lient étroitement et y meurent ; et, d’autre part, qu’ils détestent les nouveautés profanes, qu’ils les aient en horreur, qu’ils les combattent et les pourchassent.

Telle est à peu près la matière que j’ai plus amplement développée dans les deux Commonitoria et que je viens de résumer sommairement en manière de récapitulation. Mon but a été, en répétant cet « avertissement », de rafraîchir ma mémoire — pour le soutien de laquelle j’ai écrit mon opuscule — sans toutefois l’accabler par une prolixité fastidieuse.

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