Vie de Marie Louise de France, fille de Louis XV devenue Mère Thérèse de Saint-Augustin

Tout ce qui ne vient pas de Dieu ne saurait être bon et les scrupules ne sont pas de lui. Faisons-nous non une conscience large, mais une conscience paisible.

Mère Thérèse de Saint-Augustin, conseils à ses novices

Sa vie à la Cour 1737 ~ 1770

L’aile des Princes

Louise naît à Versailles le 15 juillet 1737. Elle est désignée comme Madame Septième, née Huitième, puisque l’une de ses sœurs est morte quatre ans auparavant. En dix ans, la reine a mis au monde dix enfants. Un seul des deux garçons, le petit Dauphin, a survécu. Épuisée par tant de naissances qui ont assuré fragilement l’avenir de la dynastie, Marie Leszczynska continue de tenir sa cour tout en se ménageant une vie intime de prière et de méditation. La petite princesse rejoint ses sœurs aînées dans l’aile des Princes qui domine le parterre du Midi et l’Orangerie. Dès ses premiers jours, elle est entourée des soins empressés de sa nourrice et des douze personnes attachées à sa Chambre sous les ordres de Madame de Tallard, gouvernante des Enfants de France.

Madame Septième jouit dès ses premiers jours d’un train de vie princier, soumis à une étiquette parfois bien contraignante. Elle fut entourée de soins attentifs et soigneusement réglés à l’avance.

Une année à peine a passé quand le couple royal se sépare de ses filles cadettes. Les quatre plus jeunes princesses sont conduites à l’abbaye de Fontevraud. Leur éducation est confiée aux religieuses. La décision d’éloigner les petites princesses de Versailles est due au désir de les faire grandir dans un climat plus sain et plus serein que celui du château, où s’entassent les courtisans et où, paradoxalement, l’espace commence à manquer.

Fontevraud

L’éducation que la petite princesse reçoit des religieuses à qui elle est confiée tend à la préparer au rang qu’elle aura à tenir dans le monde, mais aussi à dompter son orgueil et sa vivacité parfois mordante. À une suivante qui, un jour, tarde à la satisfaire, elle rappelle avec dédain Je suis la fille de votre roi !Et moi, Madame, je suis la fille de votre Dieu ! s’entend-elle répondre. Elle acquiert ainsi une lucidité qui lui permet de se remettre en question et de se corriger. Sans doute se souviendra-t-elle des talents pédagogiques de ses éducatrices quand elle aura elle-même la charge du noviciat à Saint-Denis.

Toute petite, Madame Louise apprend à aimer Dieu, ressentant déjà, de façon enfantine le désir de se donner toute à lui. Sa générosité allant avec l’impétuosité de son tempérament est accompagnée cependant du scrupule d’être indigne de tant d’amour. Cela au point qu’elle appréhende presque le moment de sa première communion : Il n’est pas encore temps d’y penser. La cérémonie a lieu le 21 novembre 1748, jour de la fête de la Présentation de la Vierge. Elle a alors douze ans et en gardera toujours un souvenir ému : À peine mes premières années s’étaient-elles écoulées, à peine les enseignements de votre sainte religion avaient-ils pénétré mon âme, que vous y fîtes naître une piété affectueuse pour le sacrement de vos autels. Je ne soupirai plus qu’après le moment de vous y recevoir, de vous y posséder : une foi vive, un ardent amour, avec de nouveaux dons de votre grâce, accrurent encore mes désirs. Vous les entendîtes pour les exaucer, Dieu de bonté ! Vous les avez couronnés en me donnant votre corps pour nourriture. Ô faveur qui jusqu’au dernier instant de ma vie sera présente à ma reconnaissance ! (« Méditations Eucharistiques, Fête de la présentation de la Sainte Vierge »)

Jamais le couple royal ne fera le voyage pour rendre visite à ses filles. En septembre 1747 cependant, Jean-Marc Nattier est dépêché auprès d’elles pour faire leurs portraits. En découvrant le visage de Louise la reine commente :…je n’ai jamais rien vu de si agréable que la petite. Elle a la physionomie attendrissante et fort éloignée de la tristesse […] elle est touchante, douce spirituelle (Lettre à la duchesse de Luynes, citée par le duc de Luynes, « Mémoires », t. VIII, p. 309). Le peintre a su faire ressortir le charme et la fraîcheur de la petite princesse. Il a aussi habilement « gommé » la déformation de son dos, due à une scoliose ou à une mauvaise chute que Louise aurait faite en voulant descendre seule de son lit alors qu’elle était encore à Fontevraud. Il y a loin du charme de la petite fille à l’apparence, peu avenante il faut bien le dire, de la femme qui plus tard se dépeindra ainsi, avec un humour teinté de cruauté : Votre servante est fort petite, grosse tête, grand front, sourcils noirs, yeux bleu-gris-brun, nez long et crochu, menton fourchu, grasse comme une boule et bossue. (Lettre à la Prieure du carmel de Bruxelles, 6 mars 1783)

Âgée de quinze ans, Victoire retourne à Versailles en 1748. Louise et Sophie devront patienter deux années encore.

Les Lumières du Siècle

Revenue en octobre 1750 à Versailles, avec sa sœur Sophie, Louise restera à la Cour jusqu’en 1770. L’état du personnel employé au service de sa Chambre donne une idée du nombre des personnes qui s’empressent autour des princesses ou continuent de recevoir leurs gages, même une fois leur service terminé, comme Anne d’Hoppen, la nourrice.

Loin d’être éblouie par tout ce faste, Louise observe et se tient à distance des querelles et des intrigues. Il lui faut pourtant, comme son frère et ses sœurs, composer avec Madame de Pompadour qui règne sur le cœur du roi. Succédant aux trois sœurs de Nesles, Jeanne-Antoinette, née Poisson, devenue par son mariage Madame d’Étiolles, a rencontré le roi lors de ses chasses en forêt de Sénart. Les apparitions de la jeune femme conduisant son cabriolet au détours des allées, ne sont pas tout à fait fortuites. Elle habite à l’orée de ces bois, et sait fort bien que le roi les parcourt souvent. Toute petite encore, ne s’était-elle pas laissé dire par une diseuse de bonne aventure qu’un jour elle serait sa maîtresse ? Une telle perspective n’est pas pour effaroucher l’ambitieuse et charmante demoiselle dont la mère défraye depuis longtemps la chronique pas ses aventures amoureuses au point que l’on hésite sur l’identité de son véritable père. Celui que la loi désigne comme tel travaille pour les milieux de la haute finance et la fourniture des armées. Constamment en déplacement, il a veillé cependant à l’éducation de sa fille : confiée d’abord aux religieuses ursulines de Poissy, puis parfaite dans les salons parisiens fréquentés par les meilleurs esprits.

La jeune femme n’est pas seulement belle, mais aussi intelligente, cultivée et raffinée. Louis XV s’attache à elle au point de la présenter officiellement en 1745, sous le titre de marquise de Pompadour. C’est là objet de scandale, non pas que le monarque s’enfonce dans l’adultère, mais bien plutôt qu’il prenne sa favorite hors de « ce pays-ci », selon la formule désignant la Cour. Une tendre complicité succédant à la passion subsiste entre le roi et Madame de Pompadour, qui bravant tous les obstacles hiérarchiques parvient à obtenir en 1752 le rang de duchesse, c’est à dire le droit de s’asseoir en présence des souverains. En 1756 elle est admise comme dame du palais de la reine. Celle-ci s’accommode tant bien que mal de la présence de sa rivale : « autant celle-là qu’une autre ! » La déférence dont elle fait toujours preuve à son égard finit par susciter de la part de Marie une certaine estime pour la favorite. Les enfants royaux, d’abord tout à fait hostiles adoptent une attitude polie. De la guerre feutrée aux relations de simple courtoisie, Mesdames, quant à elles, passent par quelques tentatives de rapprochement mais s’insurgent quand Madame de Pompadour prétend s’installer dans l’appartement du rez-de-chaussée de l’aile nord du château qu’elles souhaitent elles-mêmes investir. Elles devront patienter jusqu’à la mort de la favorite pour se voir attribuer la totalité des pièces situées juste sous l’appartement intérieur de leur père. C’est dire toute l’influence de Madame de Pompadour. Si elle ne joue jamais le rôle de premier ministre auprès de lui, elle est sa confidente de tous les instants, sa conseillère, et exerce sur les arts et la culture une influence certaine.

Faisant partie de la suite de Madame Victoire venue à la rencontre de ses cadettes à Bouron, la favorite est l’une des premières à voir Louise qui lui fait plutôt bonne impression : Madame Louise est grande comme rien, point formée, les traits plutôt mal que bien, avec cela une physionomie fine qui plaît beaucoup plus que si elle était belle. (Madame de Pompadour, Lettre à son frère M. de Vandières, 20 oct. 1750) À la Cour, les fillettes sont attendues avec curiosité. Louise passe pour « fort jolie, gaie avec de l’esprit » (Barbier, “Journal”,t. III) ; « petite sans doute, mais avec beaucoup de physionomie » (duc de Luynes, “Mémoires”, t. X)

Ces propos tenus par sa sœur laissent à penser que c’est bien sans illusion et avec un regard lucide que Madame Louise a fait son entrée dans le monde : Qu’une jeune personne entre dans le monde, que de dangers, Grand Dieu, naissent sous ses pas. Elle s’expose à être libre avec celles qui n’ont pas de retenue, railleuse et médisante avec celles qui ont de mauvaises langues, joueuse et dissipatrice avec celles qui font profession ouverte de jouer, les fainéantes la porteront à l’oisiveté, les capricieuses à la bizarrerie, les opiniâtres à l’entêtement, les hypocrites à la dissimulation, les indévotes à l’impiété. (Sermon de Madame Sophie, archives du Séminaire de Saint-Sulpice)

En fait, malgré l’apparat et le faste, la vie à la Cour est d’un ennui mortel. Même allégée depuis la mort de Louis XIV, l’étiquette s’y révèle extrêmement contraignante. L’existence des princesses est d’une languissante monotonie.

Au bal, au spectacle, aux réceptions, aux repas pris en public, il faut paraître par devoir plus que par plaisir : Je sentais que j’avais besoin de repos, mais l’heure du jeu était venue, j’allais au jeu par complaisance. Suivait l’heure du spectacle, la complaisance m’y conduisait encore et je m’y endormais de lassitude. Ce train de vie me fatiguait et m’échauffait le sang. Mais j’étais à la Cour, et je le faisais sans me plaindre, contre mes inclinations et au préjudice de ma santé. (Cité par l’abbé Proyart, « Vie de Madame Louise de France »)

Louise ne faillit cependant pas à ses obligations. Elle s’astreint scrupuleusement à remplir les devoirs qui incombent à son rang, mais elle suit volontiers les chasses du roi. À Choisy au printemps, à Compiègne l’été, à Fontainebleau en automne, la cour se déplace au fil des saisons. Excellente cavalière, elle suit son père dans les parties de chasse qu’il prépare lui-même avec soin faisant l’admiration de ses officiers de vénerie. La princesse se rend aussi chaque printemps à la plaine des Sablons pour y assister à la revue des gardes françaises et suisses. De la voiture qu’elle partage avec ses sœurs, elle peut voir son père et son frère, le Dauphin, inspecter les troupes.

Condamnée à couler mes jours dans ce monde, véritable exil pour moi…
je dois m’y regarder comme étrangère, comme captive.

(« Méditations eucharistiques »)

L’entourage familial

Lorsque Mesdames cadettes reviennent à Versailles Louis XV est âgé de quarante ans. En pleine maturité, il est alors encore sans aucun doute le plus bel homme de tout le royaume. Sa prestance lui donne un air de majesté qui ne peut qu’intimider au premier abord. Vers le milieu de ce siècle, son crédit commence cependant à décroître : bientôt il ne sera plus le roi « Bien aimé » de ses peuples. À Versailles, tout en veillant à reproduire scrupuleusement le cérémonial voulu par Louis XIV, il améliore l’espace de vie privée que s’était déjà aménagé son aïeul à partir de 1680. Ainsi à certaines heures, peut-il échapper au rituel et à la représentation dans ses appartements intérieurs, au premier étage, donnant sur la cour de marbre et la cour royale. Mieux encore, dans les petits appartements privés aménagés au second étage ou dans les combles, seuls les intimes sont admis. Ce mode de vie ne fait qu’accentuer la séparation du couple royal. Avant même d’avoir seize ans, Louis a été marié à une obscure petite princesse, fille du roi détrôné de Pologne dont il n’avait fait la connaissance que la veille. Bien qu’épris, dans les premières années, de cette épouse de sept ans son aînée, il ne trouve pas auprès d’elle le réconfort d’une affection maternelle dont, orphelin de ses deux parents à l’âge de deux ans, il a cruellement manqué. Pas plus Marie ne lui offre-t-elle le chaleureux refuge d’un foyer et d’une tendre complicité. Il respecte la reine, qui remplit de façon exemplaire ses devoirs, mais cesse toute relation avec elle l’année qui suit la naissance de Louise. Entre temps deux garçons sont nés, le Dauphin en 1729 puis le duc d’Anjou qui n’a vécu que trois ans. L’avenir du trône repose donc sur le seul fils du couple royal.

À partir de 1733, Louis XV prend une maîtresse. Trois sœurs se succèdent d’abord dans ses faveurs, puis vient la délicieuse Madame d’Étiolles Mais derrière l’apparence de séducteur se cache en vérité un homme timide, introverti et dont la grande réserve va jusqu’à la dissimulation : « Le caractère de notre maître est peut-être plus difficile à dépeindre qu’on ne se l’imagine ; c’est un caractère caché non seulement impénétrable dans son secret, mais encore très souvent dans les mouvements qui se passent dans son âme » (duc de Luynes).

Rares, mais combien précieux sont les moments passés avec « papa-roi » qui a affublé ses quatre filles cadettes, selon la mode du temps, de surnoms affectueux et ridicules : Torche (Adélaïde), Coche (Victoire), Graille (Sophie) et Chiffe (Louise). Les visites que ses enfants rendent chaque jour à Louis XV sont entourées de tout un cérémonial.

Cependant, à partir de l’automne 1750, Louis XV prend l’habitude de convier régulièrement ses enfants à souper avec lui dans ses appartements privés. Quant à Louis XV, il essaye, malgré les devoirs de sa charge de trouver des moments d’intimité avec ses enfants. En vérité, rien n’est plus touchant que ces entrevues, la tendresse du roi pour ses enfants est incroyable et ils y répondent de tout leur cœur (Lettre de Madame de Pompadour à son frère, 20 octobre 1750)

Les princesses admirent aussi la reine et leur frère, qui leur semblent des modèles de vertu dans une société où la frivolité est de bon ton. Quand Mesdames, fort jeunes encore, furent revenues à la Cour, elles jouirent de l’amitié de Monseigneur le Dauphin et profitèrent de ses conseils. Elles se livrèrent avec ardeur à l’étude et y consacrèrent presque tout leur temps. (Madame Campan, « Mémoires »)

Entouré de l’admiration de ses sœurs et de leur affection le Dauphin était un homme de cabinet, cultivé et grand amateur de musique, il préférait la conversation à tout autre plaisir, notamment ceux de la chasse, du bal ou du spectacle. Il goûtait l’intimité familiale à la façon d’un prince bourgeois, surveillant de près l’éducation de ses enfants, et passait de longues heures à lire dans son cabinet, tandis que sa femme, Marie-Josèphe de Saxe, toute dévouée à lui assurer une abondante postérité, brodait à ses côtés. Mais Louis XV, tout en l’admettant au Conseil, ne lui accorda jamais une grande responsabilité : peut–être y était-il d’autant moins disposé qu’il percevait chez son fils, très pieux, une sourde réprobation de sa conduite […]

Ardent partisan de la Compagnie de Jésus, comme sa mère et ses sœurs, [le Dauphin] avait adopté sa spiritualité et ses dévotions, notamment le culte du Sacré Cœur. Inlassablement, il avait sollicité Rome avec la reine, pour que sa fête fût officiellement reconnue par l’Église. Il devait obtenir gain de cause en 1765.

Quant à la Reine, femme de devoir, elle manifeste peu ses sentiments. Elle dira cependant de sa fille cadette : je n’aime pas seulement Louise, je la respecte. La princesse éprouve aussi une grande admiration envers elle et souhaite suivre son exemple. J’admirais souvent comment la Reine, qui avait de grands devoirs à remplir, et auxquels elle était très fidèle, avait su se mettre en liberté et vivre comme une sainte au milieu de la Cour. J’aurais souvent désiré être auprès d’elle plus longtemps et plus particulièrement avec elle ; mais il y a des usages à la Cour auxquels il faut faire plier jusqu’aux sentiments de la nature. J’aurais voulu lui ressembler. (Lettre de Madame Louise, slnd, citée par l’abbé Proyart, « Vie de Madame Louise de France »)

De même Louise est-elle édifiée par la conduite de sa sœur Henriette dont la mort, survenue en 1752, l’affecte profondément. Henriette vivait comme la Reine. Tout le monde disait que c’était une sainte et ce que nous en voyions nous le disait aussi. Sa mort me fit la plus grande impression. Je sentais combien il était doux de mourir aussi saintement qu’elle, mais ma vie était bien différente de la sienne, et j’avais grand peur de mourir avant d’avoir commencé à mieux vivre. (Lettre de Madame Louise, slnd, citée par l’abbé Proyart, « Vie de Madame Louise de France »)

Tombée malade à Versailles, le jour de la Chandeleur, la princesse, atteinte de tuberculose intestinale, meurt le 10 février, à l’âge de vingt quatre ans. L’enterrement a lieu le Jeudi saint dans la basilique de Saint-Denis, nécropole royale. L’oraison funèbre prononcée par Monseigneur Poncet de la Rivière évoque la caducité de l’existence. Madame Louise y fait ici écho : Je m’applique à considérer les caducités des grandeurs de ce monde, la rapidité avec laquelle elles s’évanouissent, le peu qu’il faut pour les enlever, à quoi elles se terminent ; une pompeuse décoration, un éloge funèbre, un lugubre cérémonial, tristes restes des vains honneurs qui ont été rendus pendant la vie. (« Méditations eucharistiques, Exercice pour une Communion anniversaire, à l’occasion des devoirs de charité rendus aux morts »)

Henriette morte, Madame Élisabeth ayant quitté la Cour après son mariage avec l’Infant d’Espagne (1739), restent les quatre plus jeunes. Tout enfant déjà, refusant de quitter la Cour pour Fontevraud, Adélaïde s’était signalée par une force de caractère qui ne fera que s’accentuer avec l’âge. Sa personnalité efface celles de ses deux cadettes, Victoire et Sophie. Seule, Madame Louise aurait pu face à elle s’affirmer par la vigueur de son tempérament. Mais tout en accomplissant avec ponctualité tous les devoirs de son état elle ne tend qu’à la solitude d’une vie cachée en Dieu.

La nouvelle génération

En 1770, quand Madame Louise quitte Versailles, le duc de Berry n’a pas encore 16 ans. Il est né du second mariage du Dauphin avec Marie-Josèphe de Saxe ; son frère aîné, le duc de Bourgogne, est mort prématurément, de tuberculose intestinale. En décembre 1765, par le décès de son père que suit de peu celui de sa mère, il est devenu, à l’âge de 11 ans, l’héritier présomptif du trône. Son éducation, confiée depuis 1760 au duc de La Vauguyon, s’oriente alors nettement vers la formation d’un futur roi. Malingre, myope, timide et réservé, le jeune homme n’a certes pas l’étoffe de son aïeul Louis XIV, pas même celle de son grand père, Louis XV. Mais il est loin d’être l’imbécile que certains portraits réducteurs et caricaturaux le font paraître. La chasse à laquelle il s’adonne avec passion, la serrurerie qu’il pratique avec méticulosité, lui permettent de se dépenser physiquement et de se délasser. Ses lectures, ses centres d’intérêts révèleraient plutôt un « honnête homme ». Ouvert aux idées nouvelles, il s’intéresse à la pensée des philosophes, avec une prédilection pour Montesquieu. Curieux de sciences et de découvertes, une fois roi, il commanditera et suivra avec attention, les expéditions de Bougainville et de La Pérouse autour du monde. Lucide cependant, dès l’adolescence il avoue une certaine paresse d’esprit, une certaine indolence, contre lesquelles il se promet de lutter. Soucieux du bien public, il s’entourera de conseillers en vue de réformer la société, mais manquera, pour imposer ses décisions, de l’autorité qui sied au gouvernement des peuples. Accueilli avec espoir au lendemain de la mort de Louis XV, il restera, même au début de la Révolution, considéré comme le Père de la nation.

L’année du départ de sa tante pour le carmel, Berry est fiancé avec une jeune princesse autrichienne fille de Marie-Thérèse de Habsbourg. Ce mariage tend à consolider l’alliance entre deux puissances longtemps ennemies et confirme le retournement de la diplomatie française inauguré en 1756. son pays et suscitera bientôt la haine contre « l’Autrichienne ».

Née en 1764, « Babet », dernier enfant du Dauphin Louis et de Marie Josèphe de Saxe, devint orpheline à l’âge de trois ans. Très pieuse, bonne et charitable, mais d’une grande force de caractère, elle a aussi une haute idée de son rang. Douée pour l’étude, passionnée de botanique, amateur de grandes courses en forêt elle s’est aussi initiée aux agréments de la vie à la Cour où elle est appréciée pour son charme et sa vivacité joyeuse et où dès l’âge de 14 ans elle est jugée apte à se voir attribuer une Maison. En 1770, quand Madame Louise quitte Versailles, Élisabeth n’est encore qu’une toute petite fille. Par la suite, ses fréquentes visites à Saint-Denis, laissent à penser qu’elle souhaite y rejoindre sa tante. Madame Louise elle-même décèle en elle « par la grâce de Dieu, une volonté bien décidée d’être à lui. » Mais elle dément cependant la rumeur qui se répand : « Il n’est point vrai qu’Élisabeth demande à se faire carmélite, quoique le bruit en ait couru partout. J’en serais fort aise car bien sûrement c’est l’état le plus heureux, sans compter la vie future. » (lettre à Sœur Marie-Anne-Bernard de Sainte Thérèse, 2 août 1782). Très attachée à ses trois frères – (les deux autres : Provence et Artois règneront sous les noms de Louis XVIII et Charles X) – Madame Élisabeth éprouve un respect mêlé de tendresse pour Louis XVI. Refusant les partis qui s’offrent à elle, elle renonce aussi au couvent pour rester proche de sa famille depuis son domaine de Montreuil, reçu en cadeau du roi en 1782. À partir de mai 1789, elle décide de ne plus quitter Versailles et suit désormais partout la famille royale jusqu’à la prison du Temple où elle devient la seule compagne de Marie-Antoinette après la mort du roi. C’est à elle que la reine, lors de la nuit précédant son exécution, adresse une lettre bouleversante lui confiant ses enfants. Elle ne la recevra jamais et meurt elle-même sur l’échafaud le 10 mai 1794.

L’appel au Carmel

En fait, Louise mène à la Cour une vie retirée, autant que le lui permet son rang. Sa réserve ne vient pas de sa timidité, elle aurait plutôt un tempérament emporté qu’elle maîtrise à force de volonté. Pas de langueur non plus chez cette jeune femme qui n’est pas insensible aux plaisirs de l’existence. Pas de rêverie romantique pour cet esprit lucide. La princesse est sans illusion sur elle-même. Mais elle a très tôt l’intuition profonde d’un appel indicible qui se confirmera de plus en plus. Je le sens [le Seigneur] m’appelle à quelque chose de plus élevé et qui m’attache plus particulièrement à son service. Ce qu’il veut, ce qu’il exige de moi, c’est une conformité plus exacte à la morale de l’Évangile qui dit “Que celui qui veut être à moi porte sa croix et qu’il me suive” S. Mt 16,24 (“Méditations eucharistiques, Fête de Pâques, exercice pour le temps d’après la communion pascale”)

L’entrée au Carmel, en 1751, de Madame de Rupelmonde qui vient de perdre en quelques mois son époux, son fils de quatre ans et son père, frappe la princesse qui assiste à la cérémonie de prise d’habit. Sa vocation se précise, bien qu’elle ne sache pas encore vers quel ordre se diriger. Pendant la cérémonie et avant de sortir de l’église, je pris la résolution de demander tous les jours à Dieu qu’il me donnât les moyens de briser les liens qui me retenaient dans le monde, et de pouvoir être un jour, sinon carmélite, car je n’osais me flatter d’en avoir la force, du moins religieuse dans une maison bien régulière. (Lettre de Madame Louise, s.d.n.l., citée par l’abbé Proyart, “Vie de Madame Louise de France”)

Je vais vous dire les motifs qui m’ont engagée à quitter le monde, tout brillant qu’il pût être pour moi […] : mes péchés, ce qu’il en a coûté à Jésus-Christ pour nous sauver, la nécessité de la pénitence en cette vie ou en l’autre, bien difficile dans une vie aisée, surtout aimant autant ses aises que je les aimais, la parabole du chameau qui passerait plutôt par le trou d’une aiguille qu’un riche n’entrerait dans le Royaume du Ciel, la nécessité de l’aumône qui doit s’étendre sur tout le superflu, et ce superflu pour moi était immense, enfin le désir de posséder Dieu éternellement et de jouir de la couronne qui nous est préparée dans le ciel. (Lettre de Madame Louise, 1er avril 1774, archives du carmel d’Avignon)

Le Carmel, auquel sa mère est attachée, l’attire. En 1762 en tous cas, elle est déterminée à y entrer. Elle se procure les constitutions de Sainte Thérèse d’Avila et une robe de bure qu’elle s’habitue à porter dès qu’elle se retrouve seule dans ses appartements. À l’insu de tous, elle mène au cœur du château une vie monacale : sans attendre que son désir se réalise, elle s’exerce à la vie à laquelle elle aspire. J’avais pris, dès lors quelques renseignements sur la vie que mènent les carmélites et, sans avoir encore de vocation exclusive pour l’ordre dans lequel je me consacrerais au Seigneur, j’étais néanmoins assez décidée pour le leur, à moins que des difficultés insurmontables ne m’en fermassent l’entrée. (Lettre de Madame Louise, slnd, citée par l’abbé Proyart, “Vie de Madame Louise de France” )

Princesse ou Carmélite

Retenue à Versailles pendant de longues années, elle ne cherche pas de vain prétexte pour remettre à plus tard l’effort quotidien de la régularité d’une existence consacrée. Au jour le jour, tout en respectant les obligations de son rang, elle trouve l’occasion d’une existence humble et fidèle. Au fil de l’année liturgique elle rédige le carnet de bord de sa longue traversée du désert. (voir ci-dessous.)

Chaque grande fête de la vie du Christ lui est un repère dont elle tire enseignement de même qu’elle s’inspire de la vie des saints pour en suivre l’exemple.

Mes prières toujours préparées par l’exercice de la présence de Dieu, vers qui je m’élèverai par intervalles, ne souffriront plus, ou de la vivacité de mon imagination, ou de la malheureuse dissipation qu’entraînent presque nécessairement des rapport trop étendus avec le monde, ou de la trop grande occupation de soi-même. (“Méditations eucharistiques”)

Tout ce qui est autour de moi serait de m’inviter à m’arrêter sur cette terre en apparence riante et heureuse ; tout ce qui est dans moi me dit qu’elle n’est qu’un lieu d’exil et de pèlerinage

Elle s’applique continuellement et sans complaisance à un examen de conscience où elle ne laisse rien échapper au regard miséricordieux de son Dieu. : Me suis-je toujours attachée sérieusement à m’examiner, à me suivre de près, à développer tous les motifs habituels qui dirigent mes actions, à peser dans la balance du sanctuaire mes iniquités, à les détester toutes sans réserve, sans mélange, à les prévenir par des préservatifs nécessaires, à les réparer par les saintes mortifications de la pénitence, par les humiliations et les douleurs d’un repentir sincère ? N’ai-je point eu peut-être plus de répugnance à les accuser que de contrition en les pleurant ? Et mes communions, ne serais-je pas du nombre, du grand nombre des profanes qui, en recevant le corps du Sauveur, ne font que manger et boire leur propre jugement et condamnation ? ( “Méditations eucharistiques, Exercice pour la Communion pascale”)

Réceptions d’ambassadeurs, dîners officiels en public, présentation des dames de la Cour en grande robe noire dans la chambre de la reine, bal dans la grande galerie ou la galerie des glaces, expositions d’œuvres d’art dans le salon d’Hercule, revues militaires, représentations de théâtre ou concerts se succèdent sans que la princesse ait à se soucier de l’organisation de son emploi du temps. Quand trouve-t-elle donc le loisir de se retirer dans ses appartements pour poursuivre dans le plus grand secret, au rythme de l’année liturgique, le silencieux dialogue qu’elle entretient jour après jour avec son Dieu ?

La vie de représentation à laquelle la contraint son rang lui pèse de plus en plus. Elle en vient à se sentir prisonnière dans ce château où son âme s’égare de demeure en demeure, dans les mirages renvoyés à l’infini par les miroirs où se reflètent les scintillements du siècle des Lumières.

Qu’est-ce que le monde avec ses enchantements pourrait jamais m’offrir de comparable aux célestes douceurs que vous prodiguez, ô mon Dieu, à ceux qui vous aiment ?

Voyez l’esclavage où je suis, l’agitation où je vis, mes prières gênées, mes méditations coupées, mes dévotions contrariées ; voyez les affaires temporelles dont je suis assaillie, voyez le monde qui sème sous mes pas ses pompes, ses jeux, ses spectacles, ses conversations, ses délices, ses vanités, ses méchancetés, ses tentations sans que je puisse ni fuir ni me détourner. (“Méditations eucharistiques, Neuvaine à Sainte Thérèse” )

Dilatez, étendez dans mon âme toutes les vertus religieuses. Que, dès à présent, j’en pratique tout ce qui m’est possible. Donnez-moi des occasions fréquentes d’obéir, de me mortifier, de m’humilier, de me confondre avec mes inférieurs, de descendre au dessous d’eux, de fouler aux pieds le monde et ses vanités, de glorifier Dieu sans respect humain, d’embrasser sans honte la croix de Jésus-Christ, de confesser hautement sa religion et son Église, de renoncer à moi-même et à toutes mes affections, […] de me dépouiller de ma propre volonté, de me résigner à celle de Dieu, de m’élever à lui, de le prier, de converser avec lui, de l’aller visiter au pied de ses autels, de participer à sa table, d’entendre sa parole, d’assister aux offices. Multipliez toutes les occasions pareilles, je n’en perdrai pas une. Que partout, même dans les lieux les plus consacrés au monde, je porte un cœur crucifié, un cœur de carmélite.

Seul Christophe de Beaumont, archevêque de Paris, est dans la confidence. Il incite la princesse à la patience. Bien que sa santé soit fragile, là n’est pas la raison de cette longue attente. Depuis le retour à Versailles en 1750, vingt ans se sont écoulés avant que le vœu le plus cher de Louise se réalise. Elle commence à se désoler d’être ainsi sans cesse retardée dans l’accomplissement de sa vocation et s’en remet à Sainte Thérèse dans une neuvaine où elle clame son impatience. (ci-dessous)

Ô ma bonne Mère, que faut-il donc de plus ? Mes jours se dissipent, mes années s’écoulent ; hélas ! que me restera-t-il à donner à Dieu ? Vos filles elles-mêmes ne me trouveront-elles pas trop âgée ? Ouvrez-moi donc enfin, ô ma Mère, ouvrez-moi la porte de votre maison, tracez-moi la route, frayez-moi le chemin, aplanissez-moi tout obstacle ; dès le premier pas, j’ai besoin de tous vos secours pour me déclarer à celui dont le consentement m’est nécessaire ; faites-moi naître une occasion favorable, préparez-moi son cœur, disposez-le à m’écouter, défendez-moi de sa tendresse, défendez-moi de la mienne, donnez-moi avec le courage de lui parler, des paroles persuasives qui vainquent toutes ses répugnances ; mettez-moi sur les lèvres ce que je dois lui dire, ce que je dois lui répondre ; parlez-lui vous-même pour moi, et répondez-moi pour lui. (“Méditations eucharistiques, Neuvaine à Sainte Thérèse”)

Les deuils successifs qui frappent la famille royale la retiennent sans doute auprès des siens. Le Dauphin, meurt en 1765, suivi deux ans plus tard par la Dauphine. Entre temps, le grand père Stanislas Leszczynski a disparu, brûlé vif accidentellement. Puis c’est le tour de la reine qui s’éteint en 1768. Louise n’est plus retenue à la Cour que par l’affection profonde qu’elle porte à son père.

Où sont tant de personnes que j’ai chéries ? Si [la religion] m’a autorisée dans les premiers épanchements de ma douleur, si elle me permet encore de l’écouter parler dans un souvenir qui me retrace la grandeur des pertes que j’ai faites, elle m’interdit aussi tout ce qui ne serait pas assez chrétien dans cette sensibilité d’ailleurs si légitime. Le foi m’apprend que ces séparations ne sont pas éternelles, qu’un jour viendra, où, ressuscitée avec ceux que je pleure aujourd’hui, nous nous réunirons par des nœuds qui subsisteront au-delà des siècles ; qu’une liaison fondée sur les droits du sang et du cœur ne porte point avec elle l’assurance de ne jamais finir sur la terre, mais qu’il est un terme où ces liens interrompus doivent se renouer d’une manière plus pure et plus durable. (“Méditations eucharistiques, Pour le jour des morts”)

Le départ au Carmel

Enfin, le 30 janvier 1770, Christophe de Beaumont demande audience au roi et lui annonce l’intention de sa fille de se faire carmélite. Louis XV est consterné, mais connaissant la détermination de Louise il sait qu’elle ne s’engage pas sur un coup de tête : c’est cruel, c’est cruel, c’est cruel répète-t-il mais si Dieu la demande je ne puis pas la refuser, je répondrai dans quinze jours (Annales du carmel de Saint-Denis)

Le 16 février suivant, il accepte, la mort dans l’âme. Sa lettre, dont l’original a disparu, a été pieusement recopiée dans le livre des Annales du carmel de Saint-Denis. Monsieur l’Archevêque, chère fille, m’ayant rendu compte de ce que vous lui avez dit et mandé, vous a sûrement rapporté exactement tout ce que je lui ai répondu. Si c’est pour Dieu seul, je ne puis m’opposer à sa volonté et à votre détermination. Depuis dix huit ans vous devez avoir fait toutes vos réflexions, ainsi je ne puis plus vous en demander. Il me paraît que vos arrangements sont faits, vous pourrez en parler à vos sœurs quand vous le jugerez à propos. Compiègne n’est pas possible, partout ailleurs c’est à vous de décider et je serais bien fâché de rien vous prescrire là-dessus. Jamais une belle-fille ne peut remplacer une fille, elle peut tout au plus distraire. Mon petit fils m’occupe beaucoup, il est vrai, mais comment se tournera-t-il ? J’ai fait des sacrifices forcés, celui-ci sera de volonté de votre part. Dieu vous donne la force de soutenir votre nouvel état, car une fois cette première démarche faite, il n’y a plus à y revenir. Je vous embrasse de tout mon cœur, chère fille, et vous donne ma bénédiction. (Lettre de Louis XV à Madame Louise, 16 février 1771)

Pourquoi la princesse, après avoir tant attendu, a-telle voulu précipiter son départ ? La présentation de Madame du Barry à la Cour en avril 1769 a dû la convaincre qu’à Versailles elle ne peut plus être de grande utilité et que sa prière à l’abri du couvent sera désormais la meilleure intercession pour le salut de son père. Sincèrement chrétien, celui-ci est conscient de son indignité et de son péché. Refusant toute hypocrisie, il a depuis longtemps renoncé à faire ses Pâques et ne veut plus toucher les écrouelles. Hanté par la peur de la mort et de la damnation, il traverse parfois de longues crises de neurasthénie. Quand sa vie est mise en danger, à Metz, en 1744, en pleine campagne militaire, puis en 1757, lors de l’attentat de Damiens, il fait preuve de contrition et de repentir au point de céder aux objurgations de l’Église et du clan familial de renvoyer sa maîtresse du moment. Mais le danger passé, la vie et le désir reprennent le dessus, ou simplement l’habitude, et le besoin d’avoir près de lui une amie sûre et fidèle. La mort de Madame de Pompadour en 1764, le laisse face à la solitude que ses filles s’emploient à lui faire oublier par la tendresse dont elles redoublent après le décès de leur mère en 1768. Mais alors il a déjà fait connaissance de Madame du Barry.

L’affection qu’elle porte à son père, le désir de le voir s’amender ont sans aucun doute pesé sur la décision de Louise : Verra-t-il [ma résolution ] sans être touché de Dieu et sans retourner entièrement à Lui ? Moi carmélite et le Roi tout à Dieu ! ( “Méditations eucharistiques, Neuvaine à Sainte Thérèse”). Sa vocation de carmélite pourtant, ne saurait reposer sur ce seul désir, si louable qu’il soit. Il s’agit de la réponse à un appel entendu depuis longtemps, réponse longuement mûrie et s’enracinant dans une foi profonde et une réelle aspiration à la solitude et au silence pour l’orientation de toute une vie vers l’union à Dieu.

N’ai-je pas connu assez le monde, pour le détester à jamais, pour ne jamais le regretter ? J’ai considéré tant de fois une à une, toutes les douceurs de cet état, auquel je veux renoncer ! Vous m’êtes témoin, ô mon Jésus, qu’il n’en est point que j’aie balancé à vous sacrifier. Vaines douceurs, douceurs pleines d’amertumes, fussent-elles mille fois plus pures, je préfère le calice de mon Sauveur… Ne me dites point, ma Sainte mère, que je ne connais pas encore assez votre règle. Ah ! ne m’avez-vous pas vu la lire sans cesse, la méditer, la porter toujours sur moi, en faire mes délices ? Je ne me suis rien déguisé, abaissements, pauvreté, austérités de toutes espèces, privations de toutes sortes, solitude, délaissement, contradictions, humiliations, mépris, mauvais traitements, j’ai mis tout au pis ; rien ne m’a effrayée, j’ai comparé l’état de Princesse et l’état de Carmélite, et toujours j’ai prononcé que celui de Carmélite valait mieux que celui de Princesse ; et jamais ce jugement ne s’effacera de mon cœur… (“Méditations eucharistiques, Neuvaine à Sainte Thérèse”)

Mais tandis que je m’occupe de mon cœur, que je m’en propose les vertus, et que je m’y exerce, ne me laissez pas non plus, ô ma sainte Mère, négliger l’état où la Providence me retient encore, quelque court que doive être le temps qu’elle m’y retiendra. Suggérez-moi aussi tous les devoirs, obtenez-moi de les remplir ponctuellement avec autant d’exactitude, d’émulation, et de perfection, que si je devais être toute ma vie ce que je suis à présent ; multipliez aussi, sous mes mains, les occasions de faire le bien propre de cet état, le bien que je ne pourrai plus faire dans le cloître. Hélas ! qu’ai-je fait ici pour répondre à la Providence, et la justifier de m’avoir placée, et de m’avoir tenue plus de trente ans dans ce rang d’élévation ? Ô mon Dieu ! Remplissez le peu de jours qui me restent de cette grandeur, et que de leur plénitude soient comblés tous les vides de ma vie passée. Donnez-moi dans ce court espace de temps de servir la Religion, l’Église et l’État ; de tirer de la misère tous les malheureux, de soutenir, de ranimer, d’encourager la piété, de protéger l’innocence opprimée, d’imposer un silence éternel à la calomnie et à la médisance, de vous gagner toute ma maison, d’édifier toute la Cour ; et avant de m’enfermer pour travailler uniquement à mon salut, d’avoir procuré celui de tous ceux à qui l’élévation dont je descends m’aura donnée en spectacle.


Sa vie au Carmel 1770 ~ 1787

L’entrée au Carmel

Ne craignez pas que je me rappelle jamais ce que j’ai été,
je veux oublier jusqu’à mon nom

C’est à Saint-Denis, à deux pas de la nécropole des rois de France, que Louise a décidé de passer désormais sa vie. Elle a choisi un couvent pauvre, si austère aussi qu’on le surnomme « la trappe du Carmel ». Pour la communauté sa venue est providentielle. Menacées d’être dispersées en raison de leur trop grande pauvreté, les religieuses ont entamé, dès le 8 février, une neuvaine au Cœur de Marie pour obtenir un secours du ciel. L’une d’entre elles en plaisantant a fait la remarque il nous faudrait au moins une fille de roi ! La prière des sœurs a donc été exaucée au-delà de ce qu’elles pouvaient imaginer.

L’amour du Christ, le désir de le suivre, de trouver dans les sacrements de l’Eucharistie la grâce de la fidélité en toutes choses et d’une existence toujours plus unifiée dans le don total de soi, telles sont les aspirations de Louise.

Agréez, ô mon bien-aimé ! ô le plus aimable des Époux ! agréez ce cœur qui brûle d’être à vous. Vous avez tant de droits à sa possession ! Régnez seul, et régnez pour toujours sur mon âme et sur toutes ses facultés, sur ma volonté et sur toutes ses affections, sur mon corps et sur tous ses sens […] Que ma mémoire ne soit plus occupée que du souvenir de vos bienfaits ; que mon esprit fasse ses occupations les plus chères de la méditation de vos qualités aimables ; que mon cœur ne soit rempli que des ardeurs ineffables dont vous brûlez ici pour moi. Que tout mon corps soit purifié aux approches de votre chair adorable ; qu’il se sacrifie pour votre gloire, par le travail et l’infirmité, et que ses efforts uniques, ses vœux les plus habituels soient de vous imiter et de devenir semblable à vous. (« Méditations eucharistiques, Entretien avec notre Seigneur au Saint-Sacrement, pour l’octave de la Fête-Dieu »)

L’intention de Louise n’est pas qu’on la traite comme une princesse du sang. Elle vient ici pour partager la vie humble et cachée des moniales et accepte bien malgré elle quelques aménagements à la Règle qui lui permettront de s’habituer à son nouveau sort. S’il en est un qu’elle apprécie toutefois, c’est de pouvoir s’aider de cordes qui lui servent de rampe dans l’étroit et raide escalier du couvent. Jamais elle n’a descendu seule les marches du château. Toujours aidée par un page, elle est maintenant prise de vertige face au vide et doit s’asseoir pour ne pas tomber. Mais mis à part quelques détails de la vie quotidienne, elle se met avec bonheur à sa nouvelle existence et supporte avec abnégation la rudesse de sa nouvelle condition. À part quelques rhumes et des attaques de goutte, les rigueurs de l’hiver, pas plus que les chaleurs de l’été, qu’elle endure stoïquement sous sa robe de bure, n’altéreront une santé bien plus florissante qu’au château. Je ne suis pas revenue de la joie qui s’est emparée de mon cœur depuis que je suis dans ce monastère (Lettre de mai 1770, citée par l’abbé Proyart, « Vie de Madame Louise ») Louise qui a reçu le nom de Sœur Thérèse de Saint-Augustin se coule avec facilité dans cette nouvelle vie à laquelle elle s’est secrètement préparée. Elle entend être traitée à l’égal de ses nouvelles sœurs, et n’accepte que par obéissance et à contrecœur quelques accommodements.

Ses sœurs, qui n’ont appris qu’après son départ sa décision, viennent la visiter. La toute jeune Marie-Antoinette à peine arrivée en France pour épouser le Dauphin, futur Louis XVI, se rend aussi à Saint-Denis pour faire la connaissance de sa tante. C’est même elle qui lui remettra le voile le 10 septembre 1770, jour de sa prise d’habit. Un an plus tard, le 11 septembre 1771, Madame Louise fait profession. À la cérémonie privée, en succède une seconde, publique, au cours de laquelle, en présence d’une vingtaine d’évêques et d’une nombreuse assemblée, elle reçoit le voile noir des mains de la comtesse de Provence (épouse du futur Louis XVIII).

Quelles grâces n’ai-je pas à vous rendre, ô mon Dieu, de m’avoir amenée dans votre sainte Maison ? C’est donc aux pieds de vos saints autels que mes jours vont désormais s’écouler jusqu’au dernier de ma vie. Quel bonheur, mon Dieu ! Est-ce trop que de vous faire l’oblation de tout moi-même, sous le joug de la sainte règle que je suis venue embrasser ? Puis-je regretter rien de ce que j’ai quitté ? Ce que j’ai quitté n’est rien, et ce que j’ai trouvé ici est tout, puisque c’est vous que j’y ai trouvé. Ô mon Dieu, mon tout ! désormais la pauvreté fera mes richesses. Hé ! Quel trésor, puisqu’il m’acquerra votre Royaume ! quelle proportion entre quelques jours de pénitence et un poids immense de gloire ? Oui, mon Jésus, j’embrasse votre croix, je l’embrasse de tout mon cœur. Faites que je ne m’en sépare jamais ; accordez-moi, Seigneur, toutes les grâces qui me sont nécessaires pour achever mon sacrifice pour parvenir à être votre victime ; ah ! Jésus ! Quel beau titre, et qu’il est honorable de quitter les vains honneurs du monde, pour prendre celui de votre victime ! (Prière de Madame Louise au moment de sa prise de voile, in « Méditations eucharistiques »)

Maîtresse des novices

Le lendemain de sa prise de voile, elle est nommée maîtresse des novices. Son expérience du monde, sa finesse psychologique, la font apprécier par celles qui lui sont confiées. Toutes gardent le souvenir des conseils avisés qu’elle a su leur donner pour les guider avec une ferme douceur. Elle leur est elle-même très attachée et se dit édifiée par leur ferveur.

Comment voulez-vous que j’aie un moment à moi ; chargée de treize novices qui m’aiment au point de venir me le répéter plusieurs fois par jour ? Elles me le prouvent encore mieux par leur vertu. Leur petit cœur est toujours sur leurs lèvres. Elles sont d’une ferveur qu’il faut s’étudier continuellement à modérer. Je n’ai de difficulté que quand il faut les faire reposer. Au plus grand goût pour la prière, elles joignent le plus grand zèle pour les travaux pénibles : elles avaleraient comme du miel ce que la Règle nous tolère de surplus, si l’on n’apportait la plus grande prudence pour les arrêter. (Lettre de Madame Louise à la Mère Dépositaire de Grenelle, 29 août 1782, in “Oraison funèbre” prononcée par le Père François)

Je ne puis voir mes novices sans me sentir encouragée au service du Seigneur. Leur ferveur s’élève sans cesse contre mes lâchetés. Je rends grâce à la divine Providence d’avoir environné ma faiblesse de ce petit groupe d’anges qui ne respirent que le pur amour de Dieu, et qui en faisant ma confusion, font cependant aussi ma joie. Je regarde mes novices comme autant de maîtresses que le Seigneur m’a données dans sa miséricorde pour m’apprendre à être humble, mortifiée, courageuse, pénitente et fervente (Mère Stanislas Tourel, “Vie de la révérende Mère Thérèse de Saint-Augustin”, 1857, t. I.)

Sachant avec lucidité et discrétion aider ses « filles » à discerner et approfondir leur vocation, Sœur Thérèse de Saint-Augustin, sait gagner leur confiance et leur cœur. Une humble persévérance, la constance, la modération dans les tâches et les épreuves quotidiennes assumées avec bonne humeur telle sont ses recommandations essentielles. Après sa mort, on a retrouvé les papiers où étaient écrits ses instructions et ses conseils. On en a formé un petit recueil sous le titre de “Testaments spirituels”, publié à la suite des « Méditations eucharistiques ».

Ma fille, c’est l’amour qui élargit le chemin de la pénitence et qui nous le fait paraître uni et spacieux.
***
Faisons toutes nos actions pour Dieu seul et de notre mieux, avec une grande confiance et un grand amour.
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Dieu demande de nous la plus grande fidélité plutôt que les austérités, et en cela il ne nous traite pas plus doucement que ceux à qui il demande des choses extraordinaires.
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Quand vous vivriez cent ans souvenez-vous, jusqu’au dernier jour de votre vie, que votre maîtresse vous recommandait la fidélité aux petites choses.
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L’état de sécheresse où nous nous trouvons quelquefois est peut-être, de la part de Dieu, une grande miséricorde. Dans le penchant qu’il nous voit, à nous complaire en nous-même […] si les louanges des hommes nous tentent que serait-ce des louanges de Dieu lui-même !
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Tout ce que Dieu voudra, quand il voudra, comme il voudra : telle doit être notre constante disposition ; et c’est là cette simplicité chrétienne qu’il faut nous proposer de pratiquer.
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Toute la force d’une épouse de Jésus-Christ est dans la communion ; le moyen le plus sûr pour elle d’avancer dans la perfection, c’est la communion ; le secours le plus puissant contre ses ennemis, c’est encore la communion…
***

Si la pédagogie de Madame Louise à l’égard des jeunes religieuses qui lui sont confiées s’appuie sur un jugement sain et équilibré, l’exemple qu’elle donne jour après jour lui vaut aussi l’estime de toutes les sœurs. Sa piété est aussi éloignée du Quiétisme que du Jansénisme. Sereine, mais sans complaisance, lucide, mais sans rigueur excessive ou vain orgueil, elle repose sur un fond de bons sens qui fait bien le propre de son caractère. Sa charité active se traduit par maints petits gestes attentionnés envers ses sœurs. Elle qui, à Versailles, avait toujours été servie, n’hésite pas à arranger la paillasse de telle d’entre elles pour lui en éviter la peine.

À l’infirmerie elle précède celle qui doit tôt le matin administrer des potions aux malades pour alléger son travail : j’étais bien aise d’apporter tous mes soins à cette pauvre sœur. On ne peut être indifférente en religion pour aucune, car c’est l’âme que je considère en toutes et je serais désolée de les voir privées par ma faute de la plus petite consolation chrétienne et religieuse. (Lettre de Madame Louise à l’abbé Bertin 1775, cité par l’abbé Proyart “Vie de Madame Louise de France”).

Elle était pour nous une règle vivante. Toujours à la tête de la communauté, et la première à toutes les observances, elle était si éloignée de s’écouter pour quelques incommodités, qu’à peine on pouvait obtenir d’elle qu’elle se tranquillisât dans la maladie. Dure et austère pour elle-même, elle réservait pour ses sœurs toute sa douceur et ses ménagements. Elle les portait aussi loin que pouvait le permettre la charité, sans nuire au devoir et à la régularité (Témoignage cité par l’Abbé Proyart, “Vie de Madame Louise de France”)

Elle ne boude pas non plus les récréations au cours desquelles la communauté se réunit et se distrait. Les sœurs y font de menus travaux de broderie ou d’aiguilles, d’autres préparent des poèmes ou des saynètes. À l’occasion de l’un des premiers essais de vol en montgolfière, l’une d’elles s’amuse à représenter sur un mode fantaisiste les adieux de la princesse à « Mesdames » ses sœurs. Cette invention toute nouvelle (comme un siècle plus tard l’ascenseur pour Thérèse de l’Enfant Jésus !) inspire déjà à la facétieuse moniale le moyen le plus rapide de gagner le ciel. Madame Louise, quant à elle ne manifeste guère d’enthousiasme pour ces expériences périlleuses. Témoin cette lettre amusante où elle fait part de ses inquiétudes lors des premiers essais d’aérostation.

Oh ! quelle folie d’aller dans les airs ! Il en partit [un ballon] hier des Tuileries, il passa ici, m’a-t-on dit, pendant vêpres. Je bénis Dieu qu’il ne soit pas tombé dans notre enclos. Si cela dure, personne ne sera en sûreté chez soi, la compagnie tombera des nues comme la grêle. Moi qui ne suis pas physicienne, j’ai fait une remarque […] c’est qu’ils nous emmèneront beaucoup de brouillards et de pluie ; on dit que non, mais l’expérience prouvera si j’ai tort ; il fait aujourd’hui beaucoup de brouillard […] Cela vous fera juger jusqu’où va la folie des hommes puisque jusqu’à une pauvre carmélite en est occupée, il est vrai beaucoup plus pour les pauvres humains qui s’y sont nichés que pour les conséquences qu’on en pourra tirer. Je crains pour eux quelque précipice d’où, avec toutes les choses utiles et savantes qu’ils auront ramassées par les airs, ils n’auront pas la science de se tirer, et je prie beaucoup pour eux. (Lettre au cardinal de Bernis, 2 décembre 1783)

Chef de travaux

À la fin de l’année 1771, Madame Louise est nommée dépositaire, c’est à dire sœur économe. Elle gardera longtemps cette tâche qu’elle accomplira avec perspicacité. Elle fait effectuer de nombreux travaux dans le carmel dont elle surveille de près l’exécution, comme l’attestent ses nombreux billets à M. Collemberg, le chargé d’affaires de la communauté.

Sous le règne de Louis XVI, le projet – déjà envisagé sous Louis XV – de reconstruire l’église délabrée, est mené à bien. Les travaux sont confiés dès 1779 à Richard Mique. Originaire de Nancy, cet architecte a travaillé pour le roi Stanislas Leszczynski. En 1782, il est nommé architecte du roi et directeur de l’Académie royale d’architecture. La correspondance de Madame Louise reflète toute l’attention qu’elle porte au chantier qui dure jusqu’en 1785.

Ce qui m’inquiète le plus aujourd’hui, c’est que quand on a bâti l’église du couvent de Versailles, ni les religieuses ni mes sœurs n’ont pu obtenir de Monsieur Mique qu’on n’y travaillât pas les dimanches et fêtes. Mais je vous avertis que je n’entends pas cela et il est temps d’en parler. Il vaut mieux qu’on soit un an de plus à bâtir et qu’on observe les préceptes de Dieu et de l’Église (…) Faites le promettre à M. Mique et par écrit pour plus de sûreté. Travailler à nous bâtir une église est une excellente chose sans doute, mais vouloir y travailler sans aucune nécessité les jours de fête, c’est un acte antireligieux et antichrétien auquel, s’il plaît à Dieu, je ne donnerai jamais la main. J’ai déjà fait dire à plusieurs ouvriers que s’ils s’avisaient de travailler ces jours-là pour nous, ils le feraient pour la gloire de Dieu, et que je saurais si bien tenir les cordons de la bourse, qu’assurément leur profanation ne serait pas payée. Ces pauvres gens n’auraient même pas cette pensée, si elle n’était pas dans la tête de ceux qui les emploient (Lettre de Madame Louise à l’abbé Bertin, 1780, citée par l’abbé Proyart, “Vie de Madame Louise de France”).

Qu’il s’agisse du gros œuvre, des finitions ou de la décoration, d’une écriture hâtive, où l’orthographe est souvent malmenée, Mère Thérèse de Saint-Augustin donne des instructions précises :

Voicy Monsieur la liste des saints que vous m’avez demandé pour le sculpteur 1° au fronton l’adoration des mages 2° sur la porte de l’église l’assomption de la Ste Vierge 3° d’un côté du portail St Joseph et le médaillon au-dessus le sommeil de St Joseph qu’un ange rassure, de l’autre côté notre Ste Mère Thérèse et le médaillon au-dessus Ste Thérèse avec un séraphin qui lui perce le cœur d’un dard enflam[m]é. Les 4 figures de l’Église à la place des 4 évangélistes qui sont à la congrégation de Versailles, le prophète Élie avec son chariot de feu, le second le prophète Élisée recevant du ciel le manteau du prophète, la 3e St Albert patriarche de Jérusalem tenant à sa main la règle du Carmel et la 4e St Jean de la Croix en carme avec un crucifix rayonnant qui lui apparaît

À ce programme iconographique s’ajoutent trois bas reliefs dans le vestibule : la « Déposition de croix », la « Présentation de Jésus au temple » et « Jésus devant les Docteurs »

Elle ne manque pas à l’occasion de manifester son impatience, voire son agacement devant la lenteur des travaux et ne s’en laisse pas conter quant à la qualité et au coût des matériaux.

J’ai été fort surprise l’autre jour, Monsieur, en pressant le charpentier pour travailler vite à notre clocher qui avait l’air d’en rester là. Il dit qu’il était tout prêt, mais que dans ce moment, il n’avait rien à faire pour ce qu’il attendait le menuisier. Vous m’aviez promis qu’il serait revêtu de plomb et j’apprends que ce ne sera que du bois peint. Comment voulez-vous que cela dure ? Peut-être cela ira-t-il 20 ou 30 ans et fort sujet à des réparations fort coûteuses Pour une communauté il faut que cela soit plus durable. Je vous prie si la menuiserie est nécessaire que cela n’empêche pas qu’il soit revêtu de plomb par dessus. Les cloches sont fondues et arrivées, je suis très pressée. Donnez je vous prie des ordres, Monsieur, pour que cela aille promptement et solidement […]

Le chantier est aussi retardé par des accidents de travail. En 1780, un charretier est écrasé sous les pierres qu’il transporte. La communauté émue assure les frais de son enterrement. En 1782, un ouvrier a le doigt écrasé ; Madame Louise le déplore : cela fait grand pitié. Quand le Saint Sacrement est installé dans le nouveau chœur le 28 mai 1784, reste l’aménagement et la décoration à terminer. Madame Louise demande à Richard Mique d’intervenir auprès du sculpteur Deschamps : Je crois qu’il a monté sur l’échafaud une ou deux fois depuis que vous êtes venu, il n’y laisse pas même d’ouvriers, si bien que l’église est fermée, tandis que ces temps-ci on devrait travailler dès cinq heures du matin ; et on ne peut pas nous tromper là-dessus, car on entend bien de notre chœur si on travaille ou ne travaille pas. (Lettre de Madame Louise à Richard Mique, 30 Juin 1785, Centre historique des archives nationales)

Carmélite et princesse

En novembre 1773, Madame Louise est élue prieure, puis réélue trois ans plus tard. Elle sera à nouveau appelée à cette charge en 1785. Toujours active, elle refuse cependant d’intervenir en toute affaire de privilège : Il faut faire oublier tout ce que j’ai été. Pourtant elle sait rappeler l’autorité de sa naissance et se dépense sans compter dès qu’il s’agit du bien de l’Ordre et de l’intérêt de la Religion. Elle qui voulait disparaître du monde, comprend peu à peu qu’il lui faut accepter sa naissance et assumer son rang jusqu’au fond de son couvent, pour la plus grande gloire de Dieu. Elle sera princesse et carmélite.

Ainsi appuie-t-elle de son autorité le règlement de la question janséniste dans les carmels qui avaient adhéré à la bulle « Unigenitus ». La querelle janséniste empoisonne en effet la vie religieuse et politique durant tout le siècle : une minorité active, en particulier dans le clergé et dans la magistrature, n’a jamais accepté la condamnation définitive par la bulle Unigenitus en 1713, des thèses forgées dans le sillage de Port-Royal. La polémique entrave trop souvent le traitement des vrais problèmes et nuit à l’image du clergé. Les parlementaires eux-mêmes, en intervenant dans les conflits nés des refus de sacrements entendent défendre leur autorité et leurs privilèges face au roi. Madame Louise n’entre pas dans la polémique ou dans le débat théologique. Son souci est avant tout inspiré par la crainte de voir ses sœurs se perdre dans l’erreur. Elle essaie de faire revenir les « brebis égarées » qui avaient fui le couvent au plus fort de la crise d’épuration. Seule la sœur Marie-Marthe de Saint-Joseph réintégrera le carmel, après trente années passées dans le siècle. Âgée de 89 ans, les jambes paralysées, elle a gardé toute sa tête. Madame Louise tout en l’entourant de soins attentifs s’attache à la ramener à la vraie foi. La vieille religieuse après avoir satisfait à un examen tendant à prouver qu’elle adhère à la bulle Unigenitus, renouvelle ses vœux le 15 août 1775.

Dans les affaires du siècle, ses sympathies vont plutôt au parti dévot. Sa foi est sincère et pure, mais sans compromission avec les idées des Philosophes : pour elle l’impiété croît avec l’influence des Lumières. Ainsi s’insurge-t-elle contre les « glissements » de vocabulaire par lesquels des mots à connotation par trop « pieuse » disparaissent du langage, remplacés par des termes mieux adaptés à un humanisme de bon aloi. À titre d’exemple, dans son mandement de Carême 1783, Monseigneur Le Clerc de Juigné, regrette de voir le vocable « bienfaisance » remplacer celui de « charité », la carmélite prend aussitôt le pas : Oh le beau mandement ! Comme il drape la bienfaisance ! J’en suis ravie, car je déteste dans la bouche des chrétiens ces expressions que la philosophie ne fait tant ronfler que pour bannir la charité. Ce n’est pas que la bienfaisance soit un mal, mais ses motifs trop humains sont insuffisants pour faire l’aumône et en remplir le précepte.

L’application la plus aboutie de l’influence des Lumières en politique est la signature par Louis XVI de l’édit de tolérance, par lequel l’état civil est reconnu aux protestants, sans que toutefois leur soit accordée une totale liberté de culte. Madame Louise ressent la mesure comme une véritable trahison. Fille de France, elle n’admet pas que le roi puisse manquer au serment du Sacre de défendre la foi catholique et de combattre l’hérésie. Nous sommes-là sur le plan des idées, et comme dans son combat contre le Jansénisme, Mère Thérèse de Saint-Augustin ne se montre jamais tiède. Mais devant toute humanité blessée ou diminuée, par la maladie ou l’âge, elle se révèle pleine de compassion. Ainsi prodigue-t-elle sans compter soins et attentions à cette vieille sœur janséniste revenue mourir à Saint-Denis qu’elle s’applique à servir au détriment de sa propre santé. Bien sûr tant de sollicitude s’explique aussi par le souci de ne pas laisser de jeunes sœurs et surtout des novices s’approcher de cette brebis subversive ; bien sûr s’attache-t-elle à la ramener sur la bonne voie autant qu’à remédier à ses maux. Peut-on lui reprocher de se soucier du salut de l’âme en même temps que du réconfort moral et physique de ses semblables ? Peut-on lui reprocher de se désoler de l’édit de 1787, elle qui pense sans doute sincèrement que son neveu, en cédant à la mode des temps laisse s’égarer des chrétiens dans des chemins de perdition ?

Plus qu’idéologiques, ses prises de position sont avant tout empreintes d’une charité active. Et c’est bien en ce sens, qu’en juin 1783, elle accueille à Saint-Denis les treize religieuses du carmel de Bruxelles, chassées de leur couvent par la politique de Joseph II, frère de Marie-Antoinette, qui gouverne seul l’empire autrichien depuis 1780 et qui entend que les Flandres soient « balayées de tous les fainéants contemplatifs ». En « catholique éclairé », il pense que l’Église, soumise à l’État, doit participer à la construction du bonheur dès ici-bas. Pour cela, la foi doit être épurée de toute superstition et le clergé de ses membres parasites : contrairement aux enseignantes et aux hospitalières, les contemplatives, à ses yeux, ne contribuent en rien au bien commun. Pour recevoir ses sœurs bannies, Madame Louise ouvre son couvent où s’entasseront, en 1787, cinquante huit religieuses qui devront fraternellement apprendre à s’accepter mutuellement, malgré leurs différences d’habitudes et de mode de vie.

Elle qui avait tant souhaité qu’on oublie son état comprend peu à peu que par les relations que lui valent son rang, elle peut se mettre au service de l’Église. Toujours elle refusera d’intervenir en toute affaire de privilège ou de bénéfice, mais dès qu’il y va de l’intérêt de l’Ordre et de la défense de la pureté de la foi, elle se démène sans compter. Tout au long de sa vie, elle entretient une correspondance suivie avec de nombreuses personnalités, n’hésitant pas à jouer de son influence pour venir en aide à une communauté en difficulté, ou à encourager une vocation. Ainsi fait-elle parrainer par Marie-Antoinette Madame Lidoine qui, reconnaissante, prendra en religion le nom de Thérèse de Saint-Augustin. Devenue prieure du carmel de Compiègne, elle montera la dernière à l’échafaud après toute sa communauté, le 17 juillet 1794.

Madame Louise elle, ne connaîtra pas le martyre. Brutalement frappée par la maladie, elle meurt en 1787, âgée de cinquante ans. Ses dernières paroles disent toute son impatience pour enfin rejoindre l’Époux en son Royaume : « Allons vite au galop, au Paradis ! » En son temps, elle avait déjà compris le prix des petits sacrifices quotidiens assumés avec discrétion et persévérance. Son plus grand titre de gloire se trouve dans la fidélité à un « Oui » renouvelé jour après jour. « L’héroïcité » de ses vertus, se fonde dans une constante attitude d’obéissance face à une réalité joyeusement assumée ; le secret de sa sainteté, dans l’intuition d’une « petite voie bien droite » : une voie royale !

Témoignage de l’auteur de cette présentation de Louise de France

La relecture du parcours effectué par Madame Louise depuis ses premières années à la Cour jusqu’à ses derniers instants m’a rappelé l’expression selon laquelle le Père Dominique Poirot aime à évoquer « l’unité royale » de cette vie. À y bien regarder, la rupture a-t-elle été si radicale entre les années où la princesse a su mener, malgré ses obligations, une vie effacée vouée à la prière et à la méditation et celles où la carmélite, investie de charges qu’elle soupçonnait lui avoir été confiées en raison de son origine, se vit sollicitée maintes fois pour intervenir dans quelque affaire ou l’intérêt de l’Ordre ou de l’Église était en jeu.

Ainsi de chacun d’entre nous qui sommes souvent conduits à renoncer à ce que nous aurions idéalement voulu qu’il advînt de notre vie, pour nous mettre à l’écoute de la seule volonté du Seigneur dans la quotidienneté la plus incarnée de nos existences d’hommes et de femmes du XXIe siècle. Élevés par la grâce du baptême à la dignité de fils et filles de Dieu, ne sommes nous pas appelés à assumer à chaque instant « Ici et maintenant » l’appel qui nous a saisis, en tout ce que nous sommes, pour nous faire avec Jésus Christ, prêtres prophètes et rois.

Princesse et carmélite

Tout au long des années qu’elle a dû patienter à Versailles, Madame Louise s’est trouvée devant cette question. Serait-elle un jour vraiment carmélite ou resterait-elle toujours princesse, prisonnière des chaînes dorées en lesquelles sa naissance l’avait enfermée ? Sa prière à Sainte-Thérèse à la veille de quitter le château, au bout de dix huit années de patience, disait l’ardeur de son désir de se voir libérée définitivement de sa condition pour se donner toute à Dieu. Ne suis-je pas assez éprouvée, ne connaissez-vous pas à fond le vœu de mon cœur après tant d’années de constance ? Doutez-vous de ma résolution, m’avez-vous vue varier un seul instant, ne m’avez-vous pas toujours aperçue toute tournée vers la voix qui m’appelle, tendant à elle de toutes mes pensées, de tous mes désirs et de toutes mes forces ?

Au lendemain de sa prise de voile, son action de grâce exprimait bien le soulagement de se voir enfin admise en ce lieu devenu pour elle une Terre promise. Ce que j’ai quitté n’est rien, et ce que j’ai trouvé ici est tout, puisque c’est vous que j’y ai trouvé. Ô mon Dieu, mon tout ! Comparant son sacrifice à celui de ses compagnes elle disait : Toutes mes sœurs ont plus sacrifié à Dieu que moi, car elles lui ont fait le sacrifice de leur liberté, au lieu que j’étais esclave à la Cour, et mes chaînes pour être plus brillantes, n’en étaient pas moins des chaînes. Cette radicalité qui lui a fait, même au milieu des fastes de la Cour, rechercher le plus grand effacement en se retirant seule dès que ses devoirs le lui permettaient la poussa à désirer instamment être oubliée, perdue aux yeux des hommes pour ne plus vivre que sous le regard de Dieu : Ne craignez pas que je me rappelle jamais ce que j’ai été, je veux oublier jusqu’à mon nom.

Or dès son entrée à Saint Denis, ce saint et pieux désir ne s’avéra-t-il pas vain ? Eût-elle pu rester en clôture en renvoyant sa suite si elle n’avait pris la précaution de présenter ce billet écrit de la main même du roi : Les dames qui suivront ma fille Louise, lors de son départ pour le couvent où elle désire se retirer avec mon agrément et permission, lui obéiront ainsi que l’officier de mes Gardes et les gardes du corps et écuyers, sur tout ce qu’elle leur commandera, comme si c’était moi-même qui le leur disait. Il lui fallut donc bien se prévaloir de l’autorité de son père pour qu’on la laissât. On peut s’imaginer l’étonnement des religieuses, apprenant par leur Supérieur, l’abbé Bertin, que la princesse serait désormais des leurs. L’une d’elles, quand la communauté menacée d’être dispersée par la Commission des réguliers avait fait une neuvaine pour recevoir une novice, n’avait-elle pas dit : Il nous faudrait au moins une fille de roi !

S’habituer à l’âpre vie du Carmel ne fut sans doute pas chose facile, mais tous les petits sacrifices de sa sensibilité lui furent doux. D’ailleurs, pour être rude la bure de sa nouvelle tenue était-elle tellement plus inconfortable que les roides soieries, les dentelles raides d’amidon dont elle devait se parer à Versailles ? La jeune Marie-Antoinette quand elle lança la mode des tissus légers et vaporeux ne le fit pas seulement par coquetterie, mais pour se sentir plus libre dans ses mouvements. Sans doute descendre seule l’escalier du couvent, quand on n’a jamais fait un pas sans être accompagnée d’un page, chausser des alpargates, alors que l’on est habituée aux talons hauts et que les cheville gonflent au bout de quelques heures : voilà bien quelques petites mortifications acceptées et vite surmontées.

Le plus difficile fut de se faire reconnaître comme une carmélite ordinaire. Quand il s’agit de lui choisir un nouveau nom elle se contenta de dire : Tous les noms me sont égaux pourvu qu’on ne me donne ni celui de Marie ni celui de Louise : il faut faire oublier ce que j’ai été. Elle accepta donc de bon cœur celui qui lui fut proposé, rappelant toujours avec insistance : La sœur Thérèse de Saint-Augustin ou une autre carmélite c’est la même chose, à la différence près qu’elle est la moins vertueuse de toutes.

Ne plus s’entendre appeler « Madame », tel était bien son souhait. N’obtenant pas satisfaction, spontanément, elle se tourna vers son père pour qu’il demande que cessent tous ces égards. La réponse de Louis XV fut toute simple et pleine de bon sens. L’obéissance ne consistait-elle pas aller jusqu’à accepter humblement de ne pas être mise tout de suite au même rang que les autres : Si vous êtes venue pour faire votre volonté, on vous les ôtera [les ménagements ] par respect à vos ordres, mais si vous êtes venue pour obéir on vous les laissera parce que je les ai ordonnés.

Madame Louise, en vérité, ne put jamais obtenir que l’on oubliât totalement son origine. Le faste de la cérémonie de la prise de voile qu’elle reçut des mains de la jeune Marie-Antoinette le confirme. D’ailleurs sa seule venue à Saint-Denis changea complètement le sort de la communauté. La pension accordée par le roi permit non seulement de régler les dettes du couvent et d’y faire des travaux nécessaires, mais aussi de venir en aide à d’autres maisons.

L’entrée de Madame Louise à Saint-Denis eut aussi un effet d’entraînement : le noviciat se repeupla. Au lendemain de sa prise de voile elle fut nommée maîtresse des novices. Nouvelle faveur ? Ou plutôt choix judicieux, tenant compte de l’expérience du monde de cette femme de trente quatre ans qui avait su persévérer dans sa vocation au milieu d’une société où tout aurait pu l’inciter à se laisser aller à la douceur de vivre. Surmontant son scrupule de n’avoir été désignée qu’en raison de sa dignité, dépassant l’appréhension de ne pas être à la hauteur de la tâche, Sœur Thérèse de Saint-Augustin, s’appliqua à faire de celles qui lui étaient confiées de vraies filles de Sainte Thérèse. Dépassées ses premières craintes, elle ne cessa de rendre grâce et de s’émerveiller : Je ne puis voir mes novices sans me sentir encouragée au service du Seigneur. Leur ferveur s’élève sans cesse contre mes lâchetés. Je rends grâce à la divine Providence d’avoir environné ma faiblesse de ce petit groupe d’anges qui ne respirent que le pur amour de Dieu, et qui en faisant ma confusion, font cependant aussi ma joie…. Je regarde mes novices comme autant de maîtresses que le Seigneur m’a données dans sa miséricorde pour m’apprendre à être humble, mortifiée, courageuse, pénitente et fervente. Ses filles lui rendaient bien la même estime et les conseils qu’elle leur prodigua, tant pendant les deux ans où elle fut investie de cette charge que lorsqu’elle devint à trois reprises leur prieure, témoignent de l’équilibre, du bon sens avec lequel elle les guidait. Rapportés au procès de béatification leurs témoignages furent réunis dans un recueil publié à la suite des “Méditations eucharistiques” sous le titre de “Testaments spirituels”.

Je ne sais qu’une chose, c’est de faire la Règle de mon mieux, et de la faire faire aux autres de son mieux aussi, mais avec beaucoup de charité, de condescendance pour les faibles, sans tomber dans la faiblesse. Ainsi définissait-elle sa « méthode » pédagogique fondée avant tout sur l’exemple. Aucun laxisme, aucune rigueur, une grande humanité, un brin d’humour, une sincérité, une spontanéité qui lui faisaient dire sans détour sa pensée. Au quotidien une attention toujours en éveil la rendait soucieuse des moindres besoins de ses compagnes. Mais elle veillait aussi à une discrétion nécessaire qui permît non seulement d’éviter entre elles tout attachement particulier mais aussi de divulguer quelque confidence qu’elle aurait reçue de l’une d’elles : Il y a une infinité de choses qu’elles [les supérieures] ne doivent pas communiquer parce que c’est le secret des cœurs.

***

Sa piété était simple, aussi éloignée du Quiétisme que du Jansénisme, et à mille lieues des pensées des Philosophes. Mais elle n’entra pas vraiment dans les débats idéologiques de son temps. Son seul souci : préserver la pureté de la foi et ramener les âmes égarées vers leur unique Pasteur ; voir rentrer au bercail les brebis égarées dont elle croyait sincèrement qu’elles allaient à leur perte. D’où les efforts déployés pour que la Sœur Marthe revenue âgée et impotente à Saint-Denis après en avoir fui au moment de la crise janséniste adhèrât à la bulle Unigenitus. D’où sa consternation en apprenant que son neveu le roi Louis XVI avait signé l’édit de Tolérance. D’où aussi sa réticence à l’idée de toute sécularisation, moyen commode en ce siècle de caser les cadet(te)s de famille tout en leur permettant une vie facile. Elle rêva même peut-être de contribuer à rétablir une plus stricte observance au sein de l’Ordre. Son enthousiasme l’entraîna en cela à agir inconsidérément en saisissant directement le Pape Clément XIV du projet de réforme des Carmes de Charenton désireux de revenir à plus de fidélité à la Règle primitive. Envisageant que l’exemple pût se propager, elle saisit Rome par l’intermédiaire du cardinal de Bernis en « court-circuitant », il faut bien le dire, le provincial des Carmes. Peut-on en conclure pour autant, à l’instar de Marie-Antoinette qu’elle fut « la petite carmélite la plus intrigante du royaume ? »

En entrant ici j’ai renoncé au bonheur de faire des heureux

Vu son caractère entier, Madame Louise n’a pu prononcer ces paroles sans penser s’y tenir. Mais à l’épreuve des circonstances, entre le désir de se retirer du monde et d’en être oubliée et la tentation d’user de ses relations familiales pour servir l’Église, quelle a donc été réellement son attitude ? À y regarder de plus près, on constate qu’elle agit toujours, avec pragmatisme, souvent sur un coup de cœur, parfois avec maladresse, mais toujours avec une grande sincérité. Refusant systématiquement toute intervention dans une affaire de privilège ou d’honneur, elle se laissait toucher dès lors qu’il s’agissait de favoriser une vocation sincère, de promouvoir l’Ordre mais aussi de défendre les valeurs auxquelles elle était sincèrement attachée. S’agissait-il de la fondation d’un nouveau couvent à Alençon, elle se dépensa sans compter. S’agissait-il d’encourager la vocation d’une jeune fille désireuse de prendre le voile, elle s’entremettait pour lever le veto familial ou pour faire payer sa dot si l’obstacle ne venait que d’un manque de moyens. Ainsi obtint-t-elle la protection de la Reine pour Madame Lidoine qui prit par reconnaissance le même nom qu’elle en religion. L’héroïque sacrifice de celle qui, devenue prieure du carmel de Compiègne, fut la dernière à monter à l’échafaud après avoir soutenu le courage de ses filles, donne à penser de quelle trempe était les religieuses formées pourrait on dire « à l’école de Madame Louise. »

En toute chose, on reconnaît bien le tempérament fougueux et la franche spontanéité qui lui feront de la même façon s’adresser avec tant de vivacité à Mique, l’architecte de Marie-Antoinette pour se plaindre de la lenteur des travaux pour la construction de la nouvelle église du carmel. Je suis désespérée Monsieur, notre église n’avance point, toutes les fois que je veux presser les ouvriers… ils me répondent qu’ils attendent vos ordres et vous ne venez ni ne les envoyez. On m’a dit dernièrement que vous étiez enrhumé, mais vous ne l’êtes pas depuis trois mois !… Elle suivit attentivement le chantier ; refusant que l’on y travaillât le dimanche, elle ne s’en laissa pas conter sur la façon dont il devait être conduit : ce temps ci on devrait travailler dès cinq heures du matin ; et on ne peut pas nous tromper là-dessus, car on entend bien de notre chœur si on travaille ou ne travaille pas

Cette véhémence a peut-être parfois poussé Madame Louise à se départir de sa réserve au point d’être considérée comme la tête du parti dévot. Résistance spirituelle à l’image du zèle ardent qui enflammait le prophète Elie ? Elle n’était pourtant pas toujours si libre qu’on peut le croire, du fait même de sa position. Le meilleur exemple qui en soit est celui de l’accueil à Saint-Denis des carmélites des Flandres. Chassées de leurs couvents par l’édit de Joseph II, qui ne voulait plus dans ses états de congrégations qui ne fussent vouées à quelque œuvre « utile », les religieux et religieuses contemplatifs se voyaient condamnés à s’exiler ou à retourner dans le siècle. Les carmélites étaient évidemment au premier titre frappées par cette mesure. Madame Louise en fut touchée mais ne fut pourtant pas la première à leur ouvrir son couvent. Pour elle l’affaire, inévitablement, se tournait en affaire de famille. Joseph II n’était-il pas le frère de la Reine ! Quand elle l’avait reçu à Saint-Denis quelques années auparavant, alors qu’il était en visite en France sous le nom de comte de Falkenstein, il avait manifesté son peu d’enthousiasme pour la vie menée au couvent : Vraiment Madame, j’aimerais mieux être pendu que vivre ici comme vous vivez ! Ce à quoi elle avait répondu : Croyez ma double expérience : je suis en droit de prononcer que la carmélite est plus heureuse dans sa cellule que la princesse dans son palais. Il n’en avait évidemment pas été convaincu !

Mais comment obtenir de Louis XVI qu’il invitât officiellement les religieuses vivant sur les états de son beau frère à venir se réfugier en France sans que cela parût une provocation, un défi, une ingérence pourrait-on dire dans l’exercice du pouvoir de ce prince ? La prudence de Madame Louise au commencement de cette affaire s’explique donc. Toute carmélite qu’elle fût, elle restait tenue par son devoir d’état qui, eu égard au jeu des alliances de la France dans le concert européen, l’obligeait à tenir compte de la raison d’état ! Mais dès lors que son neveu eût autorisé la venue des religieuses cloîtrées en son royaume, Mère Thérèse de Saint-Augustin laissa libre cours à son naturel. Saint-Denis devint la plaque tournante par laquelle les moniales étrangères passaient avant d’être redirigées vers d’autres couvents. À certain moment les effectifs y atteignirent la soixantaine ! Rien ne fut épargné surtout pour accueillir et garder les treize sœurs du carmel de Bruxelles. Il fallut d’abord vaincre leurs réticences : le climat, la nourriture, mais, aussi les usages du Carmel français où la Règle n’était pas appliquée comme « chez elles ». L’abbé Consolin, confesseur de Saint-Denis dépêché auprès d’elles, finit par les rassurer. Elles arrivèrent avec lui en juin 1783, reçues chaleureusement elles s’intégrèrent dans leur nouvelle communauté.

Puis, fatal retournement de l’histoire, quand éclata la Révolution elles quittèrent la France. Bientôt celles-là même qui les y avaient accueillies durent à leur tour abandonner le couvent pour se cacher dans leurs familles ou s’exiler. Madame Louise, morte en 1787, ne connut pas le déferlement qui balaya la monarchie. Dans la biographie qu’elle lui consacrèrent au XIXe siècle, ses héritières du carmel d’Autun prétendirent qu’elle avait été victime d’un complot des « ennemis de la religion ». Il n’en est rien bien sûr, mais l’on ne peut leur reprocher d’avoir voulu embellir l’histoire pour que la princesse pût elle aussi être déclarée martyre. L’ouvrage de Mère Tourel ne fait qu’emprunter au style hagiographique courant à son époque pour mettre en valeur celle qui était restée un exemple de sainteté dans la plupart des communautés reconstituées après la Révolution.

En vérité, frappée par la maladie, Madame Louise a expiré au milieu de ses filles. Ses dernières paroles furent pieusement recueillies : Au galop, au galop, au paradis ! Et là on la reconnaît bien à l’impétuosité qu’elle mit en toute chose. Elle voyait s’ouvrir enfin les portes du royaume, et c’est bien d’une allure princière qu’elle y courait ! Elle qui avait tant voulu être oubliée ne le fut même pas par ceux-là qui, en 1793, profanèrent les tombes des Bourbons dans la basilique de Saint-Denis. Se rappelant que la princesse dormait non loin de là. Ils y vinrent chercher ses restes, enterrés comme ceux des autres religieuses autour du cloître, pour les jeter avec ceux de sa famille dans la fosse commune. Ainsi rejoignait-elle les siens. Peut-être le fallait-il pour qu’elle les entraîna à sa suite. L’un de ses vœux les plus chers exprimé au moment de quitter Versailles n’avait il pas été Moi carmélite, le roi, tout à Dieu et toute ma famille dans le chemin du ciel.

****

Il y a quelques années, le souvenir de Madame Louise a de nouveau resurgi de l’ombre où il semblait qu’elle eût fini par entrer au début de ce siècle. Il a resurgi en ce lieu même où elle avait voulu s’enfouir, devenu après bien des avatars Musée des arts et d’histoire de Saint-Denis. Tandis qu’au rez-de-chaussée se trouvent présentés les vestiges archéologiques de la ville, au premier étage, dans les anciennes cellules, sont exposés les souvenirs du passage de Louise de France au carmel, alors qu’au second, sont évoqués les événements de la Commune. Providentielle rencontre en ces lieux où se sont posées sans les accaparer les traces de divers courants de notre histoire. Comment ne pas redire les mots que Madame Louise ne prononçait peut-être que pour elle-même mais qui prennent ici une signification presque prophétique : “Travailler au grand ouvrage de notre réconciliation”. Cela peut-être, sûrement même, a commencé à se produire là-même où une municipalité communiste a contribué activement à préserver ces bâtiments de l’avidité des promoteurs pour en faire un lieu de mémoire ; là même où vivent aujourd’hui des hommes venus de toutes les nations, à l’ombre de la basilique des rois de France tout près de l’endroit où beaucoup, s’ils n’y pénètrent, ignoreront toujours que vécut la fille de Louis XV.

Brigitte-Marie L. B.(ocds)

Chronologie

15 juillet 1737 : Naissance de Louise-Marie, Madame Septième née Huitième, (en 1728 une première petite Louise-Marie était née, morte en février 1733), dixième et dernier enfant du couple royal.

16 juin 1738 : Départ de Mesdames cadettes (Victoire, Sophie et Louise) pour Fontevraud.

26 août 1739 : Mariage de Madame Élisabeth avec l’Infant Dom Philippe (futur duc de Parme).

1740 : Guerre de succession d’Autriche.

1743 : Début du règne personnel de Louis XV.

23 février 1745 : Mariage du Dauphin Louis, et de Marie-Thérèse, infante d’Espagne.

11 mai : Victoire de Fontenoy.

15 août : Confirmation de Louise et de ses sœurs à Fontevraud.

14 septembre : Présentation de Madame de Pompadour à la Cour.

22 juillet 1746 : Mort de Marie-Thérèse, Dauphine.

9 février 1747 : Second mariage du Dauphin avec Marie-Josèphe de Saxe.

28 octobre 1748 : Fin de la guerre de Succession d’Autriche.

21 novembre : Première communion de Madame Louise.

14-18 octobre 1750 : Retour de Mesdames Sophie et Louise à la Cour (Victoire les a précédées d’un an).

1751 Publication du Premier volume de l’Encyclopédie.

13 septembre : Naissance du duc de Bourgogne, fils du Dauphin.

1752

10 février 1752 : Mort de Madame Henriette (Adélaïde devient « Madame »).

7 octobre : Prise d’habit de Madame de Rupelmonde au carmel de la rue de Grenelle sous le nom de sœur Thaïs de Jésus.

8 sept. 1753 : Naissance du duc d’Aquitaine, second fils du Dauphin.

22 février 1754 : Mort du duc d’Aquitaine.

23 août : Naissance du duc de Berry, troisième fils du dauphin (futur Louis XVI).

17 nov. 1755 : Naissance de Louis-Stanislas-Xavier, fils du Dauphin, comte de Provence (futur Louis XVIII).

1756 : Guerre de Sept ans.

5 janvier 1757 Attentat de Damiens.

9 oct : Naissance de Charles-Philippe, comte d’Artois, fils du Dauphin (futur Charles X).

6 déc. 1759 : Mort de Madame Infante (Madame Elisabeth).

22 mars 1761 : Mort de Louis-Joseph-Xavier, duc de Bourgogne.

1762 : Affaire Calas.

1763 : Fin de la guerre de Sept ans.

15 avril 1764 : Mort de Madame de Pompadour.

26 nov. : Edit supprimant l’Ordre des Jésuites en France.

20 déc. 1765 : Mort du Dauphin.

23 février 1766 : Mort de Stanislas Leszczynski.

13 mars 1767 : Mort de Marie-Josèphe de Saxe.

24 juin 1768 : Mort de Marie Leszczynska.

22 avril 1769 : Présentation de Madame du Barry à la Cour.

30 Janvier 1770 : Monseigneur de Beaumont annonce à Louis XV la décision de Madame Louise d’entrer au Carmel.

16 février 1770 : Lettre de Louis XV à sa fille.

11 avril : Entrée de Madame Louise au Carmel.

16 mai : Mariage du Dauphin et de Marie-Antoinette.

10 septembre : Prise d’habit de Madame Louise, Sœur Thérèse de Saint-Augustin.

12 septembre 1771 : Profession de sœur Thérèse de Saint-Augustin.

1er octobre : Prise de voile de sœur Thérèse de Saint-Augustin

2 octobre : Nomination de sœur Thérèse de Saint-Augustin comme maîtresse des novices.

décembre : Nomination de sœur Thérèse de Saint-Augustin comme dépositaire.

27 novembre 1773 : Election de sœur Thérèse de Saint-Augustin comme Prieure.

10 mai 1774 : Mort de Louis XV.

11 juin : Sacre de Louis XVI.

22 septembre : Mort du Pape Clément XIV.

1775 : Visite à Saint-Denis de l’archiduc Maximilien d’Autriche, frère de Marie-Antoinette.

15 février : Élection de Pie VI.

5 juillet : Retour au carmel de Saint-Denis de la sœur Marie-Marthe, sortie au moment de la « crise » janséniste.

déc. 1776 : Réélection de Mère Thérèse de Saint-Augustin comme Prieure.

17 mai 1777 : Visite à Saint-Denis de l’empereur Joseph II sous le nom de comte de Falkenstein.

1778 : Traité entre la France et les Insurgents américains.

15 septembre : Pose de la première pierre du réfectoire du carmel par Mesdames Adélaïde, Victoire et Sophie.

30 novembre : Nomination de sœur Thérèse de Saint-Augustin comme dépositaire, Mère Julie de Mac-Mahon élue Prieure.

19 mai 1781 : Disgrâce de Necker.

22 octobre : Naissance de Louis-Joseph-Xavier, Dauphin, fils de Louis XVI.

29 novembre : Edit de Joseph II, empereur d’Autriche, supprimant les ordres contemplatifs dans ses États.

3 mars 1782 : Mort de Madame Sophie.

1er décembre : Réélection de Mère Thérèse de Saint-Augustin comme dépositaire.

10 mai 1783 : Annonce aux carmélites de Bruxelles du décret supprimant leur monastère.

14 juin : Arrivée des treize carmélites de Bruxelles à Saint-Denis.

10 novembre : Ascension de Montgolfier et de Pilâtre de Rozier en ballon.

1785 : Affaire du collier de la Reine.

27 mars : Naissance de Louis-Charles, duc de Normandie (futur Louis XVII).

27 septembre : Mort de Mère Julie de Mac-Mahon.

octobre : Mère Thérèse de Saint-Augustin, Prieure.

9 octobre 1786 : Consécration par l’archevêque de Paris de la nouvelle église de Saint-Denis, construite par Richard Mique.

22 février 1787 : Ouverture de l’Assemblée des notables à la salle des Menus Plaisirs à Versailles.

19 novembre : Edit de tolérance accordant l’état civil aux protestants.

23 décembre : Mort de Madame Louise.

Qu’est devenu le Carmel de Saint-Denis ?

La communauté fut dispersée en 1792. Après la Révolution, les carmélites de Saint-Denis, se rassemblèrent, d’abord à Paris en 1807, puis en 1838, à Autun. Après de nombreuses démarches pour récupérer l’ancien monastère transformé en caserne, une petite délégation de religieuses put enfin s’y installer en 1868. Mais le 21 décembre 1895, les sœurs quittèrent définitivement Saint-Denis pour Versailles. Exilées à Berckt, en Hollande en 1901, suite aux mesures frappant les congrégations, elles revinrent en France en 1921 et s’installèrent à Montgeron. Le carmel de Montgeron ayant été fermé en 1988, la communauté fut dispersée entre plusieurs couvents ; la sœur qui conservait les archives de Madame Louise rejoint le carmel d’Autun. Le couvent d’Autun fut à son tour fermé en 2000 ; les sœurs ne furent pas séparées et furent accueillies par le carmel de Nogent.

L’église de Richard Mique fut transformée en tribunal à la fin du XIXe siècle, ce qui explique l’inscription « Justice de Paix » sur le fronton. Occupés par les Sœurs de la Sainte-Famille du Sacré Cœur jusqu’en 1959, les bâtiments conventuels furent ensuite convoités par les promoteurs immobiliers. Mais en 1972, la municipalité de Saint-Denis décida de les acheter à l’évêché pour y installer un musée. Aujourd’hui, le musée d’art et d’histoire de Saint-Denis, accueille de nombreux visiteurs et propose un programme d’expositions et d’animations culturelles très diversifié. Le défi de faire de cet ancien carmel, un lieu d’humanité et de vie a été relevé.

Bibliographie succincte

  • Édouard de Barthélémy, Mesdames filles de Louis XV, Paris, Didier, 1870.
  • Geoffroy de Grandmaison, Madame Louise de France, la vénérable Thérèse de Saint-Augustin, Paris, Gabalda, 1907.
  • Bernard Hours, Madame Louise, princesse au Carmel, Paris, Cerf, 1987 : Biographie de la Mère Thérèse de Saint-Augustin, fille de Louis XV et carmélite à Saint-Denis. Belle figure du Carmel français au XVIIIe siècle.
  • S. Poignant, L’Abbaye de Fontevrault et les filles de Louis XV, Paris, Nouvelles éditions latines, 1966.
  • Idem, Mesdames filles de Louis XV, l’aile des Princes, Arthaud, 1970.
  • Dominique Poirot (Père, O.C.D.), Louise de France, carmélite à Saint-Denis, textes spirituels (présentés par), Paris, O.E.I.L.,1988.
  • Abbé Proyart, Vie de Madame Louise de France, religieuse carmélite, fille de Louis XV, Paris, Lyon, 1860, nouv. éd., 2 vol.
  • Jean Rollin, Murs mystiques. Les sentences du Carmel de Saint-Denis, Paris, O.E.I.L, 1988
  • Mère Stanislas Tourel, Vie de la révérende Mère Thérèse de Saint-Augustin, Madame Louise de France par une religieuse de sa communauté rétablie à Paris en 1807, transférée à Autun en 1838. Autun, imp. R. Dejussieu, 1857, 2 vol.

Lire les textes et méditations de Louise de France, Mère Thérèse de Saint-Augustin