Sermon ~ Aimer Dieu pour lui-même. Conversion d’un jeune charpentier

Cher Amis,

Je viens de lire des pages remarquables qui disent  — dans un style différent du mien — des vérités essentielles qu’il est très facile de bien comprendre, mais très facile aussi, hélas, de comprendre à l’envers. Nous sommes là sur des fondements de la cité de Dieu ou de la cité du diable.

Alors, contrairement à mon habitude, je vous fais la lecture, avec quelques commentaires. Je lis trop rapidement, je ferai mieux la prochaine fois. C’est un peu long, vous couperez en deux. Prenez cela comme une conférence spirituelle, sinon comme un sermon.

Que le Saint-Esprit vous donne de le comprendre et de vivre de Lui.

Aimer Dieu pour lui-même
Colère contre mon curé

Voici le texte que je vous lis, mais il y manque les quelques commentaires que j’ai donnés dans le sermon.

Mort ou saint

AVANT-PROPOS

Converti très jeune, j’ai abandonné les études et quitté ma famille pour partir au triple galop sur les routes du Seigneur, vivant à fond ma vie de chrétien, évangélisant autour de moi, priant la nuit dans une église dont j’avais la clé, seul face à Jésus, dans le noir complet, juste avec cette petite lumière rouge du tabernacle… J’ai passé des heures à parler de Dieu avec les clochards, je ne pouvais pas prendre le train sans témoigner au moins une fois au cours du voyage, je me débrouillais pour trouver une messe dans la journée, disais le chapelet, jeûnais quand je le pouvais. Et pourtant… un manque étrange, une amertume indicible, m’a peu à peu affaibli. Les démons de ma jeunesse reprirent du terrain, jusqu’au moment où ils remportèrent certaines victoires cuisantes… Le sacrement du pardon n’y changeait rien, si ce n’est de m’enfoncer dans la désespérance et un sentiment de malhonnêteté venant du fait de promettre de ne plus pécher, alors que je voyais pertinemment que cela ne me donnait pas la force de changer.

À dix-neuf ans je suis entré au monastère, sûr qu’une communauté de jeunes et d’anciens, soudés par ce même élan qui m’habitait, me donnerait enfin la liberté d’être un saint. Et j’eus le bonheur de voir mes démons s’envoler le jour même de mon entrée au noviciat. Je fus comblé par l’étude, comblé par les amitiés et comblé par la découverte du travail manuel. J’étais si heureux avec mes frères, tressaillant de joie presque tous les soirs en me mettant à genoux avant de me coucher, ayant parfois du mal à m’endormir tellement la soif de Dieu me faisait haleter. Et pourtant… ce manque étrange, cette amertume indicible, que les premiers temps de vie monastique me firent oublier, se cachait, toujours là. Avec le temps, l’amertume se répandit dans les eaux de ma volonté et mes démons revinrent tout joyeux, avec quelques amis en plus. On m’envoya dans différents monastères pour travailler sur des chantiers de construction… Je me suis donné généreusement dans le travail mais la routine vint à bout du caractère passionnant de mes activités, et je me retrouvais seul face à mon cœur.

J’ai cherché de toutes mes forces à travers les études COMMENT m’en sortir, où donner de la tête pour enfin être libre d’aimer. J’ai suivi des maîtres spirituels et me suis confessé à des saints. Mais aucun ne m’a donné la clé. Bien sûr j’ai prié, rien n’y a fait. J’ai lu et relu tous les écrits de Thérèse, travaillant quelquefois des nuits entières pour être sûr de bien comprendre ce qu’elle disait. Il y avait comme un ravin infranchissable entre ce qu’elle enseignait et ma vie. Impossible de continuer à regarder vers le ciel malgré les chutes, et surtout impossible de ne pas faire de grosses chutes, ce que jamais Thérèse n’a connu. j’attendais désespérément « son » ascenseur, j’attendais désespérément que, comme pour elle, Dieu vienne me chercher. Mais il ne se passait rien, y avait-il un bouton sur lequel il fallait appuyer ? Personne n’a su me le dire.

 Être religieux, moine ou prêtre, être dans une vie consacrée et vivre cette amertume, ce manque indéfinissable, vous rend incapable d’aimer ou de changer, et vous amène peu à peu à ne plus avoir la volonté de rien. C’est alors un cauchemar d’être soudain contraint par toute cette forme de vie qui ne vous donne pas ce qui vous manque cruellement. Ma route a malheureusement croisé beaucoup de prêtres, des moines et moniales qui, à cause de cela, ont tout lâché pour s’enfuir dans une vie loin de Dieu. Pour moi, cela s’est traduit d’abord par un violent désir d’alcool, de nourriture et d’affectivité. On me suggéra évidemment de repartir « dans le monde ».

Dans l’année qui suivit, je commençai une école de charpentier, tombai amoureux et me fiançai, peut-être était-ce cela qui me manquait ? Nous voulions tous les deux devenir saints. Mais la routine fut au rendez-vous, et l’amertume aussi. Alors, nous avons décidé de vivre et de coucher ensemble avant même de se marier. Ce fut bien pire, et pourtant, j’en étais venu à assouvir tout ce que je voulais et dès que je le voulais. Rupture. La pauvre ne pouvait pas comprendre, parce que nous nous aimions et j’étais moi-même incapable d’expliquer cette amertume qui m’habitait.

Un père du monastère d’où je venais me proposa d’aller vivre à l’étranger auprès des plus pauvres, « me donner aux autres », peut-être était-ce cela dont j’avais soif ? Un jour de décembre, j’ai fait mon sac et je suis parti en stop à travers l’Europe.

Pendant plusieurs années, j’ai donc vécu avec les jeunes de la rue. Certaines circonstances me permirent de leur proposer de quitter avec moi la capitale, pour aller habiter et retaper une sorte de village abandonné. Nous allions le dimanche dans une petite église orthodoxe, je priais de temps en temps, mais c’était devenu secondaire. Nous avons eu une vie très rude avec peu de moyens. Ni eux ni moi n’oublieront jamais cette aventure merveilleuse.

Des routiers et des routards se passèrent le message et vinrent de plus en plus nombreux pour nous aider. Le village se construisait, tout le monde s’épanouissait ; d’un point de vue « humanitaire », cela avait une apparence de réussite, les jeunes de la rue m’aimaient et me manifestaient beaucoup leur affection, pourtant… toujours ce manque, cette amertume. Pour fuir ce sentiment qui semblait croître avec l’âge, j’en vins résolument à me brûler les ailes. La seule chose qui m’empêchait d’y penser étant la passion charnelle, je m’y jetais donc à corps perdu. Profitant de ma jeunesse, je fis n’importe quoi avec n’importe qui.

Je serais encore aujourd’hui prisonnier de la jungle de cette vie dépravée si un gosse de la rue, celui qui est en photo sur la couverture de ce livre, ne m’avait donné une claque magistrale. On se connaissait depuis longtemps, j’avais réussi à l’apprivoiser pour qu’il accepte de se faire soigner de la tuberculose, mais les choses avaient empiré et une méningite mit violemment sa vie en danger. Pendant des mois, j’ai été seul à me battre pour qu’il puisse être hospitalisé. Quand on commença enfin le traitement, il était mourant et fut sauvé de justesse. Un jour, après sa guérison, il se planta devant moi et me regarda intensément, puis, sans que je comprenne pourquoi, il se mit à pleurer en secouant la tête :

« Tout ce que tu fais, ça ne sert à rien. Tu me déçois ! Comme tu me déçois ! » Son visage avait une telle expression d’amour pour moi, c’était si inattendu, si mystérieux, que je me suis tu, profondément bouleversé. « Je veux que tu rentres en France, que tu rentres là-bas chez toi, et que tu pries ! » Je vivais là depuis cinq ans et me sentais incapable de changer de vie, incapable de revenir à Dieu. Mais ces larmes qu’un gosse versait, parce qu’il voyait bien quel genre de vie je menais, donc des larmes d’amour pour moi, pour mon bien, ces larmes m’ont fait tomber à genoux dans mon cœur. J’ai baissé la tête comme un fils devant son père, et j’ai promis de faire ce qu’il me demandait.

Trois jours plus tard, j’étais en France et me retrouvais seul. Depuis des années, je n’avais pas été en solitude ; même au monastère, on n’est pas seul : il y a les frères, et on est comme entouré par le cadre et le rythme de vie. Là, il n’y avait plus rien, plus de projets, plus de formes ou de règles, plus de personnes à aimer ou à sauver, plus d’événements, juste moi et… Lui. J’ai fermé doucement la porte derrière moi, puis, sentant l’amertume monter en mes entrailles, je me suis enfin laissé tomber à genoux. « Mon Dieu, je ne t’aime pas », et soudain, j’ai réalisé combien mon amertume venait de là : « Je ne t’ai JAMAIS aimé pour toi-même. Je voulais devenir un saint, je voulais brûler d’amour pour toi, je voulais parler de toi, je voulais faire plein de choses, j’ai passé des heures à te prier, à te parler, mais ce qui me préoccupait, c’est MOI T’AIMANT et non pas TOI. » Toutes les fibres de mon être aspiraient à un oxygène que je ne lui avais jamais donné : aimer le Père pour lui-même, au-delà de ce que je pouvais vivre ou ressentir. Et dans l’instant même, je lui ai dit : « Je veux t’aimer pour toi-même, mais j’en suis incapable. »

J’ai eu alors la certitude que c’était la seule chose qu’il voulait me donner : l’Esprit Saint. C’est lui qui est « amour de Dieu pour lui-même ». C’est cela la Résurrection, le don que Jésus est venu nous faire à la croix. Et j’ai vraiment voulu croire qu’il me donnait l’Esprit Saint tout de suite. Je n’ai rien senti, je n’ai pas pleuré, je n’ai pas été brûlé de désir, j’ai seulement cru. C’est ma foi qui permettait enfin que cela se fasse. Je voudrais que le monde entier voie ma vie depuis cette heure-là. Dans ce choix d’aimer le Père, je suis re-né d’en haut. La mort s’en est allée. Définitivement, j’en suis sûr. PLUS JAMAIS je ne suis retombé, je parle des grosses chutes qui n’avaient cessé de m’empoisonner jusque-là, et surtout, j’avance à grand pas comme Thérèse, dans une liberté de folie. Aimer le Père. Je dis bien « le Père ». Parce que Jésus se donne à nous, l’Esprit se donne à nous, c’est donc eux qui font l’action de nous aimer, mais le Père lui nous attend, il veut nous donner le bonheur de l’aimer LUI, pour lui-même. C’est l’unique raison pour laquelle il nous a donné son Fils et son Esprit.

Je veux absolument qu’on me comprenne, parce qu’il y a une multitude de jeunes qui brûlent de devenir saints, qui sont vraiment consumés par une ardeur d’être tout à Dieu comme je l’ai été, et qui vivront ce que j’ai vécu et aboutiront à la mort à laquelle j’ai aboutie. Il y a deux manières de considérer la petite voie de Thérèse, comme il y a deux manières de considérer la sainteté. La première que tout le monde enseigne et qui finit par épuiser même les plus fougueux, c’est de croire que nous DEVENONS des saints, en nous donnant à Dieu par les petites choses que décrit si bien Thérèse. On croit que par nos petits efforts et notre conversion, nous finirons par ABOUTIR au but : Dieu viendra alors nous chercher, nous prendra dans ses bras, et nous seront des saints. C’est faux. Parce que le cœur de Dieu s’atteint tout de suite. Il n’y a aucun chemin qui puisse aboutir à Dieu, à la sainteté, au contraire, le fait de croire que c’est au bout du chemin nous empêche de l’atteindre tout de suite. Et comment l’atteignons-nous ? En voulant y croire. Car cela nous est effectivement donné.

La première manière considérait une vie pour atteindre un but, pour atteindre le cœur de Dieu, la deuxième manière COMMENCE par une union au cœur du Père, et ÉCLATE en fécondité d’une vie libre et joyeuse, gratuitement donnée. C’est diamétralement opposé. Une chose est d’aimer quelqu’un par amour pour lui dans la paix d’une union déjà réalisée, une autre de l’aimer pour» parvenir » à l’atteindre. D’un côté, il y a une joie, une paix, de l’autre, on est tendu et pas libre du tout, parce que « si on n’aime pas, on ne sera pas un saint ». Il m’est donné tout de suite d’être uni à Dieu, c’est le terme de ma vie et c’est déjà être saint.Tout le reste de ma vie consiste en une sorte de réciprocité enfantine, espiègle et rayonnante. J’attendais désespérément l’ascenseur de la petite Thérèse. Mais c’est la foi qui est l’ascenseur divin. Et le bouton sur lequel il faut appuyer, c’est le choix auquel aspire tout être humain et dont le manque rend capable des pires bêtises : choisir d’aimer Dieu pour lui-même. Ma foi est une action de l’Esprit Saint en moi, elle est « Dieu qui vient me chercher ».

L’Eucharistie est le pain de la foi, elle est signe que nous assimilons le Corps du Christ et, par le fait même, que nous devenons un seul corps avec Dieu. Mais personne n’y croit. Croire que dès maintenant et sans conditions je suis uni au Père, malgré toutes mes imperfections qu’il brûle dès que je me mets dans ses bras. Et qu’importe que je n’aie aucune évidence ? Qu’importe que je n’aie aucun vécu, aucun ressenti si CELA EST ? N’est-ce pas LUI que j’aime ? N’est-ce pas à LUI que je voulais être uni ? Cela m’est donné tout de suite, et j’y crois.

Que je sois jeune ou vieux, marie, moine ou prêtre, apôtre sur la route ou tout donné au fond d’un bidonville, il y aura TOUJOURS ce vide, ce manque de l’essentiel, cette solitude amère au creux de mon être SI AVANT TOUT, je ne cherche pas à aimer Dieu pour lui-même. Parce que l’étoffe de mon être est divine, faite pour aimer Dieu. Tout, absolument tout le reste, découle de cela. L’amitié, l’amour, la sexualité, l’apostolat, le travail, la paternité ou la maternité, la solitude ou la communion, tout se vit en plénitude, en liberté, en joie et en audaces DANS CET AMOUR PREMIER POUR LE PÈRE.

J’ai commencé la construction d’un petit ermitage caché dans la nature. Le gosse continue à m’appeler d’une cabine téléphonique de son quartier tous les deux ou trois mois, comme pour s’assurer que je suis fidèle. Si, d’une certaine manière, je lui ai sauvé la vie, lui a sauvé bien plus que ma vie, il a sauvé mon âme.

En trois jours de solitude, la routine est revenue, mais l’amertume qui l’accompagne est devenue mon allégresse. À chaque fois qu’elle vient me visiter, c’est pour moi l’occasion d’une fête, celle du re–choix, l’occasion de lever les yeux vers le ciel et de décrocher un immense sourire à Dieu, juste comme ça pour lui faire plaisir, comme un enfant sourit à son père : « C’est Toi que je veux aimer ! »

Un soir, un prêtre frappe à ma porte, cherchant un lieu pour célébrer la messe… Il est devenu mon père spirituel. C’est lui qui m’a demandé d’écrire les petites découvertes que la solitude et l’amitié avec Dieu m’ont permis de faire au fur et à mesure des semaines qui passent, tout en construisant l’ermitage. Ce que je cherchais désespérément avant, se transforme aujourd’hui en toutes petites clés. Il y a à travers ce carnet les lumières de joie qui font de moi un garçon DÉFINITIVEMENT libre d’aimer Dieu et ceux que je rencontre, marchant tous les jours avec Jésus sur l’eau de ma sensibilité et de ma volonté.

J’aurais voulu que quelqu’un d’autre l’ait écrit pour moi quand j’avais vingt ans, c’est uniquement pour cela que je le communique, pour éviter à d’autres de se perdre comme je me suis perdu malgré une première conversion ardente. Ces sont des petites découvertes pour partir à l’aventure d’une véritable amitié avec Dieu. Une amitié durable, fougueuse, absolument personnelle et unique à chacun.

Mort ou saint

Au fond, nous sommes hors sujet sur ce que Dieu nous propose de vivre.

Notre relation à Dieu est souvent vécue comme une dimension de la vie « en plus », en surabondance, tout comme le vin n’est pas nécessaire mais un « plus » pour un bon repas. Les chrétiens plus profonds, eux, voient cette relation à Dieu comme salutaire pour leur personne, leur couple, leur famille, leur travail, leur vie. Mais seulement POUR eux, comme quelque chose de relatif à leur vie. Un Dieu qui nous aide dans notre vie. Les prêtres sont au service de cette relation à Dieu, les religieux et moines des cas particuliers, vivant uniquement de cela. Il y a ceux qui sont» appelés » et puis il y a les autres, qui vivront de la vie naturelle de tout être vivant. Quand aux saints, ils sont des étoiles filantes, des cas extrêmement particuliers… C’est une conception très commune aujourd’hui dans nos églises.

Mais qu’est-ce que Dieu désire réellement, qu’est-ce qu’il est possible de vivre POUR TOUS ?

Car ce que Dieu veut nous donner est forcément accessible, il ne peut désirer pour nous des choses que seul trois saints sur un million de chrétiens vont « réussir » à vivre. C’est forcément possible pour tous.

On ne croit pas à la sainteté pour nous-mêmes. Ce qui revient à ne pas croire à l’Esprit Saint pourtant offert ACTUELLEMENT à chacun.

Notre vie, notre être, nous ont été donnés par Dieu comme un chemin de naissance en amitié unique, personnelle, audacieuse avec lui. Il est Trinité, trois Personnes unies en un seul être, c’est donc pour nous une naissance à la communion même de Dieu.

Mais simultanément, notre vie est aussi naissance à tout ce qui est en communion avec Dieu, ou tout ce qui est en souffrance de ne pas l’être encore. Car comment pourrait-on être uni à Dieu en ignorant tout ce qui est uni à lui, ou tout ce qui n’est pas encore uni à lui et dont il a soif ? Communion à Dieu est indissociable de communion entre nous. Nous sommes comme des ruisseaux qui jaillissent de la même source mais dont les parcours sont différents. Plus nous sommes proches de la source, plus nous sommes proches entre nous. Et quand nous sommes dans la source, nous sommes forcément unis entre nous. Si nous ne le sommes pas, c’est que nous ignorons un élément de la source elle-même. Les désunions sont une contradiction : soit l’un, soit l’autre, soit les deux se séparent de la source.

Naître dans cette communion d’amour avec Dieu et, de l’intérieur même de cette communion, naître en communion avec tous. Notre vie est hors sujet si elle n’est pas toute ordonnée à cela. C’est l’essentiel de ce que tout homme a à vivre. Son être ne trouvera sa plénitude d’être qu’en cela. C’est LA vie. Comme le disait un moine cistercien : « C’est vivre, car le reste, on ne peut pas appeler ça vivre. Ils sont passés dans la vie mais ils n’ont pas vécu. » Voilà pourquoi j’ose dire que soit nous sommes morts, soit nous naissons en sainteté. Certains penseront que je suis extrémiste. C’est la vie qui est extrême.

Que l’on soit enfant, jeune homme, célibataire, grand-mère, moine ou prêtre, c’est le fil même de la vie. Toutes nos capacités, nos aspirations les plus profondes, nos qualités, sont comme des perles qui ont un trou, une « béance », fait pour un fil, et qui ne trouvent leur sens qu’avec ce fil et autour du cou de notre personne, de notre visage. La vie de ce monde trouve à nos yeux absolument tout son sens quand on voit le fil qui en est la trame. Sinon, ce ne sont que des choses juxtaposées, comme ces perles qui n’auraient, sans le fil, aucune relation entre elles, aucun ordre et donc aucune mesure, aucune harmonie. Il n’y aurait pas de paix en nous, que tiraillements dans tous les sens.

Et même si la prière est une perle, elle n’est pas suffisante. Même le salut offert par le Christ, même l’amour du Père pour nous – LA pierre précieuse autour de laquelle les autres perles FERONT un collier magnifique – ne sont pas suffisant, si j’ose dire. Ce n’est pas le fil qui permet de les attacher autour de notre cou. Le fil véritable de ce collier, c’est l’amour de Dieu POUR LUI-MÊME, au-delà de tout ce que nous pouvons recevoir de lui comme sentiments, désirs ou lumière. Et c’est impossible par nous-mêmes. Nous sommes incapables d’aimer Dieu pour ce qu’il est. L’amour de Dieu pour lui-même, c’est l’Esprit Saint qui l’est en Personne. Et c’est lui, le fil de notre collier, le fil de notre vie. Ce fil, c’est l’amour que Dieu veut vivre avec chacun de nous dans une vraie réciprocité.

Notre vie est un merveilleux écrin où tout est mis à notre disposition à la fois pour naître à la vérité de ce que Dieu nous donne, de ce Dieu « Souffle du Don » qui se donne à nous, et pour naître à un amour réciproque. Tout devient pour nous occasions d’actes d’amour pour lui, pour sa joie. Quelle est grande la beauté du mariage, la beauté des amitiés, la beauté de l’acte conjugal, la beauté de l’enfantement, la beauté de la famille quand elle est vue au sein de cette union à Dieu ! Beaucoup de chrétiens pensent plutôt qu’il y a rupture entre vie dans ce monde et vie après la mort, où l’on pourra vivre une vie éternelle dont on ne sait pas trop de quoi elle sera faite, mais que l’on aura malgré la vie hors sujet que nous avons eu, parce que Jésus nous a gentiment sauvé à la croix. Mais non. La raison même de notre univers est : naissance à la vie éternelle. C’est à un bonheur de communion avec Dieu, avec tous en Dieu, qu’il nous est donné de naître dès maintenant. L’amour du Père pour le Fils, du Fils pour le Père, leur communion, c’est l’Esprit Saint. Et c’est lui qui nous est donné comme une personne habitant notre âme, comme la source d’eau vive et cristalline dans laquelle nous plonger pour nous laver, nous rafraîchir et partir sur le chemin de la communion plénière avec le Père.

Le reste est un désespoir. Et si l’on peut arriver à le maquiller pendant des années, on finira pourtant presque toujours par l’expérimenter. Le reste ne rime à rien s’il n’est pas vécu POUR cette communion avec le Père et DANS cette communion.

Faut-il être tombé petit dans la marmite pour être un saint ?

Seigneur, je suis attristé de voir l’ensemble de cette paroisse, secouée par l’énergie de ce brave curé, demeurant inerte comme un cadavre. Le pire, c’est que ce père dit une chose capitale : « C’est l’Esprit Saint qui change notre vie », et il poursuit par cette affirmation : « Vous l’avez déjà tous reçu, Il est en vous ! » On comprend qu’il parle de cette présence réelle de l’Esprit depuis notre baptême, mais il y a là une distinction vitale à faire : nous pouvons être baptisés, être marqués du sceau de la présence de l’Esprit, cela ne change rien si nous sommes morts. On affirme aux gens qu’ils ont l’Esprit Saint, donc aussi la force d’être « tout amour », et eux baissent le nez, ils sont face à leur vie inchangée, apparemment inchangeable, une vie minable qui ne vaut pas un kopeck de plus que celle d’un autre, voire moins, vue la bonté incroyable de certains « non chrétiens ». Ils sont là, sans la moindre envie de se mettre à aimer, sans courage, sans volonté. Quel dommage que ce curé n’enseigne pas la prière de l’essentiel.

L’essentiel, qui est LE moteur de notre volonté pour TOUT le reste, c’est d’aimer le Père. Tu n’aimes pas le Père ? Tu ne désires même pas l’aimer ? C’est normal, tu es mort. Ton cœur ne bat plus, ne t’étonnes pas de ne pas en sentir les pulsations. Mais voudrais-tu le désirer ?Voudrais-tu le vouloir ? Cela, tu en es capable plus que jamais. Vouloir avoir ce désir d’aimer le Père, c’est une demande que tu peux faire. Cette demande se fait en solitude intime, non pas par une petite parole intérieure, mais par une mise à genoux effective, un temps pris dans ta chambre, là où tu es seul, un temps vécu dans l’aridité, pauvre et sans lumière : « Mon Dieu, je ne t’aime pas. Je ne te connais pas. Je ne comprends rien. Je n’ai le courage de rien, mais je voudrais bien quand même t’aimer… » On est incapable d’aimer Dieu, c’est l’Esprit Saint qui est amour de Dieu. Demander pauvrement d’aimer Dieu, mais le demander en acte de prière aride et silencieuse, sans plus rien dire que : « Je veux bien t’aimer. Donne-moi, s’il te plaît, de t’aimer », c’est un appel puissant, irrésistible pour Dieu qui ne brûle que de cela pour chacun. L’Esprit est Amour du Père, il est celui qui allume notre vie un beau soir par un tout petit coin de notre volonté, et qui a le pouvoir de souffler un tel vent si nous lui demandons, que c’est un incendie qui étendra ses ravages par-delà les frontières même de notre pays. Si nous lui demandons. Non pas une demande en paroles, mais une supplication par des actes effectifs, pauvres et souvent arides, de prière, de gestes d’amour pour tel ou tel, de recherche par l’étude. Et vraiment, on vit alors une telle libération, un tel envol, un tel changement ! On reste pourtant avec le même océan de nos affinités, de nos sensibilités affectives, de nos désirs, de nos séductions, de nos agacements… mais on marche littéralement dessus, on marche sur les eaux de nos passions ! Attention à toujours marcher vers le Père, donc aussi vers nos frères. Sinon, on regarde ses pieds, on regarde cet océan mouvant et mugissant et on doute de la puissance de l’Esprit en nous. On connaît la suite. Sauf que l’on n’a pas Jésus physiquement à côté pour penser à crier vers lui, et on coule pour de bon. L’Esprit Saint n’est pas compagnon de route pour nous emmener à la pêche aux moules. C’est un compagnon de route qui me fait aimer Dieu Trinité comme « Ils » s’aiment eux-mêmes, mais selon le mode absolument unique de ce que je suis et que personne ne pourra être à ma place.

Quel horreur pour Dieu cet a priori : « La sainteté est une histoire de personnes qui sont un peu comme des « Bill Gates » de la vie spirituelle. Des gens qui ont bénéficié de tout un concours de circonstances merveilleuses et d’une intelligence hors du commun, qui ont « réussi » leur vie. C’est l’histoire extraordinaire d’une personne sur un milliard, d’un chrétien sur dix millions… D’ailleurs, on le voit bien dans la plupart des vies de saints, ils sont à peu près tous tombés dans la marmite quand ils étaient petits, leur vie paraît mystique dès le début. Ce sont donc des cas particuliers et c’est grillé pour nous, vue la vie de patachon que l’on mène ! » Cet a priori est mortifère. Il tue notre foi en cet amour réciproque que Dieu désire pourtant, il tue notre foi en la grâce de recevoir l’amour même de Dieu pour l’aimer et le faire aimer, il nous rend incrédule et ferme la porte à !’Esprit Saint, pourtant bel et bien là au rendez-vous de notre vie. C’est ne pas croire à la Résurrection, pire, c’est la rendre inutile. : Alors le chrétien se fait une raison. Il est médiocre, voilà tout. Il se contente d’être serviable dans la pastorale et, s’il est plus profond, de prier le matin et le soir, de manger à gogo des bouquins spirituels, de prier au moment des repas, et même d’être missionnaire autour de lui. Vous me direz : c’est déjà admirable de faire tout cela ! Pas du tout, à côté de ce que Dieu veut et te donne à vivre. Ça ne rime à rien, d’ailleurs, tu vois bien que ça ne te rend pas meilleur que les autres. Mort ou saint, la tiédeur n’est qu’une caricature de la vie, un rouge à lèvres grossier pour que le cadavre paraisse moins cadavre.

Soit tu aimes Dieu, et tu marches avec l’Esprit Saint sur la route de l’amour, soit tu erres dans ce monde. Je frémis à la responsabilité qui m’incombe, car maintenant que je t’ai informé mon frère, tu n’as vraiment plus d’excuses, à côté des millions qui n’ont pas eu la joie de savoir ce qui est la porte du cœur de chacun : l’Esprit Saint.

Le prêtre n’est père qu’entièrement tourné vers le Père

Une fondation solide pour un enfant, ce qui lui donnera une grande stabilité, c’est de découvrir le secret de son existence, le « pourquoi » objectif de son être, existant avant même le premier moment de son existence : l’amour de ses parents entre eux, leur réciprocité. Il ne sait pas encore comment cela s’est fait, mais il sait très bien qu’il provient des deux parents et pas seulement de sa mère. C’est pour cela que l’enfant a un besoin vital de voir que l’union de ses parents est antérieure à lui, qu’elle est première. II a besoin de voir chez ses parents cet amour qu’ils ont l’un pour l’autre. Mais si leur union n’existe plus que grâce à lui, s’ils ne s’aiment plus et ne vivent plus que tournés vers lui, ils auront beau lui donner tout l’amour du monde, il aura perdu le fondement même de son existence. Et quand on n’a plus de fondations, on ne peut construire très haut, mais seulement dans l’extension et l’horizontalité. (Mais lorsqu’on découvre le Père, même si notre être est sans fondations à cause de parents désunis, notre frêle maison peut soudain plonger, comme des racines, ses fondations jusqu’au roc !). Cette loi de la nature de notre âme est tout aussi valable pour le père spirituel, le prêtre. Puisqu’il est père, ses fidèles sont d’une certaine manière ses enfants. Alors, si la vie du prêtre est toute tournée vers ses paroissiens, ceux-ci sont des enfants qui perdent le fondement même de leur existence. Le prêtre n’est père que tourné premièrement vers le Père. Dans toute sa vie. Même sa prière personnelle, si elle est motivée uniquement pour le bien de ses paroissiens, est quelque chose de mauvais. Un homme qui ne parle en tête à tête à sa femme que pour le bien de leur enfant n’est plus un bon époux, il n’aime plus sa femme pour elle-même. Et s’il n’aime plus sa femme que relativement à leur enfant, le jour où il n’y aura plus d’enfants, bonjour les dégâts ! Mais encore une fois, le pire, c’est pour l’enfant lui-même.

Que fais-tu de la maison de mon Père ? (Colère de jeunesse)

Colère. Je me tais, ça ne sert à rien de lui dire, il ne comprendrait pas et ça le démoraliserait, mon pauvre curé. Plus d’une demi-heure d’homélie pour enfoncer encore plus les gens dans leur médiocrité et leur envie de ne pas bouger. En plus, aujourd’hui, il a fait fort, il a fallu regarder son voisin avec insistance, le dévisager puis lui dire « Tu es l’Église de Dieu », puis il a fallu se tenir par la main pour dire le « Notre Père »… Cela me fait grincer des dents, j’ai toujours cette image de l’arbre qui pousse et qu’on tirerait violemment par les feuilles pour qu’il pousse plus vite ! Ce qui me blesse, c’est qu’il paraît ignorer la source, il n’a pas entendu et donc encore moins prêché ce qui pourtant aurait allumé les cœurs, fait désirer recevoir l’eau vive et aurait fait exploser la vie en jaillissement d’amour fraternel. Mais non. Il met deux glaçons ensemble, il leur demande de se coller l’un à l’autre en disant que cela doit se réchauffer. C’est faux. Et moi qui commence à être fondu, j’ai failli attraper froid, car c’est dans l’amour du Père qu’on se dégèle, et c’est cela qui brisera la glace entre nous. Jamais il ne pousse à la prière, jamais il dispose les cœurs à LA rencontre. Jamais. Il faudrait – en principe – aller l’un vers l’autre, il faudrait – en principe – aller en mission, on ne le fait pas, « Un peu d’effort ! Allez ! Levez-vous ! Dites à votre voisin que vous l’aimez ! » Et ce pauvre curé n’a aucune fécondité. Les gens grincent des dents intérieurement. Personne ne part en mission, tout le monde est congelé, et ça ne change la vie de personne. J’ai envie de me faire un fouet de cordes… Que fais-tu de la maison de mon Père ? Une maison où l’on pense à tout sauf au Père ? Une maison où quelques pauvres brebis gigotent encore, elles ne sont pas encore tout à fait mortes, et toi, tu ne leur dispenses pas de remède, tu ne les nourris pas ? Car la seule nourriture, c’est d’aimer le Père. Et en plus, tu les pousses par tes cris à se lever pour aller vers les prés montagneux, elles qui se tiennent à peine sur leurs pattes tellement elles se meurent d’inanition ! Je suis en colère contre tous ces curés, contre ceux qui les ont formés à côté de l’essentiel, contre les évêques qui s’affairent, et je me demande bien à quoi, si ce n’est pas à CET essentiel-là.

C’est pourtant si simple de former à la prière intérieure, à la présence du Christ, de former à la foi et à l’espérance en l’Esprit Saint qui nous est immédiatement donné, c’est si simple !

Prêtre pour plonger les hommes en Dieu

« Faites des disciples, annoncez la bonne nouvelle de NOTRE résurrection à la vie divine, déliez les hommes de leurs péchés et plongez-les dans cette vie divine. »

C’est tout. Et eux, dans leur renaissance, changeront leur vie, fuiront le péché, iront vers les autres. Pas besoin de leur prêcher cela, toi tu es PR :êTRE, donc celui qui relie les hommes à Dieu et les plonge en lui.Tu les plonges par le baptême, qui ne se « consomme » si je puis dire que dans l’accueil explicite de l’Esprit Saint, et cela ne se fait que dans un départ personnel sur la route de l’amour de Dieu ; par le sacrement du pardon, qui nous délie des chaînes qui empêcheraient notre départ ou notre route ; et par l’union effective à Jésus grâce à la folle initiative de son geste : donner son corps à manger. Tu n’es pas prêtre entre l’homme et l’homme, mais entre l’homme et Dieu. Et c’est en Dieu seulement que l’homme devient vraiment capable de rejoindre l’homme.

Tout dépend de ta vie en solitude avec lui

Aujourd’hui, c’est l’Évangile du Bon Pasteur. La porte, c’est le Christ. Les brebis ne reconnaissent pas la voix de celui qui ne passe pas par la porte – elles ne le suivent pas – donc de celui qui ne passe pas par le Christ. Pourquoi ne reconnaissons-nous pas ta voix, pourquoi personne ne te suit-il ? Parce que toi-même, tu ne passes pas par la porte. Vivre du Christ seulement dans la liturgie, ce n’est pas le connaître ni encore moins vivre PAR lui.Tout dépend de ta vie en solitude avec lui. Alors, la brebis sans pasteur, elle reste là à te regarder, l’œil rond, sans bouger de ce fichu bercail froid, et loin des pâturages de l’amour fraternel. Et toi faux pasteur, tu es venu là on ne sait trop comment, et tu nous parles sans cesse de verts pâturages, mais par la porte, tu ne nous fais pas passer.

L’amour du Père me rend vulnérable

Le démon fait louper le but. Il ne travaille pas forcément à l’opposé de l’amour fraternel. Ce qui compte pour lui, c’est que l’on gâche toute notre vie, qu’on ignore ce que Dieu nous donne à vivre. Il sera ravi qu’un prêtre soit médiocre, car ce sera un éteignoir pour une multitude d’âmes, mais il sera aussi ravi si un prêtre est plein de vie et d’énergie pour les autres, qu’il se donne à fond dans un projet, dans une œuvre qui l’occupera toute sa vie à côté de l’essentiel. Ce n’est pas parce que c’est possible et très beau du point de vue de la victoire de la communion humaine que je dois faire telle ou telle chose. Il y a un véritable choix qui implique, premièrement, de se remettre devant ce que l’on désire le plus au monde : faire la joie du Père. Et quelle est la joie du Père ? Que l’on naisse tout d’abord en union absolument personnelle avec lui. Évidemment, aimer le Père, c’est aimer ses entrailles, c’est aimer ce qui provient de lui, et donc mes frères. Aimer mes frères dans l’unité, dans la communion avec le Père. C’est la grande œuvre commune du Père avec moi : procréer à la vie divine. Mais c’est…