« Même les bourreaux ont une âme »
Maïti Girtanner

  • Pour illustrer les oeuvres de miséricorde, voici le récit d’une vie dont l’apothéose est le pardon. Il s’agit de Maïti Girtaner qui a écrit son autobiographie dans  « Même les bourreaux ont une âme » et dans « Résistance et Pardon ».

« Je ne veux pas faire de ma vie une tragédie. » Pourtant Maïti a pensé au suicide pendant des années. Mais une présence l’habitait. Celle du Dieu de sa jeunesse qui lui a donné de traverser l’horreur et de pouvoir relire sa vie à la lumière d’une autre Passion, celle du Christ.

Son histoire

Nous l’imaginons bien sur sa bicyclette, pédalant dans la campagne, sous le nez des Allemands, portant à l’un des nouvelles, à l’autre des armes… Le nez en l’air, fière, jeune et belle, un rien insouciante et animée d’un très grand désir de vie. Les Allemands sont là, à la limite de la Vienne, de l’autre côté c’est la zone libre. Nous sommes en juin 1940, le Vieux Logis, la vieille maison familiale de Maïti est réquisitionnée.

Maïti a perdu son père à l’âge de 3 ans, elle grandit auprès de son grand-père, musicien, compositeur et professeur au Conservatoire de Paris. Il découvre en elle de réelles dispositions pour le piano. À 12 ans, elle interprète son premier vrai grand concert ; une carrière des plus prometteuses s’ouvre devant elle. Depuis cette époque, elle demandait au Seigneur : « Si c’était là qu’Il voulait que je parle de Lui en jouant du piano… et je me laissais porter par la musique. » L’enfant a déjà une relation d’intimité et de confiance avec le Seigneur.

« J’avais compris que la Vérité était une Personne, Jésus Christ. Et cela me brûlait de transmettre et de proclamer cette vérité. »

Mais, à 18 ans les Allemands sont chez elle, et Maïti non seulement entre en Résistance, mais fonde son propre réseau : « J’ai créé un petit groupe de résistants, presque tous étudiants, donc parfaitement insoupçonnables… » : traversées de la Vienne en barque pour aider des clandestins à passer en zone libre, récupérer des cartes d’état major de la région de Dunkerque, pour Londres où s’organise le débarquement, des kilomètres à bicyclette pour passer des informations, falsifier des papiers… tous les risques et toujours avec une « peur au ventre. »

Elle aime à se dire « petite fourmi de la Résistance », parmi tant d’autres avec elle.

Enfin, Maïti est réquisitionnée pour jouer du piano lors d’une soirée organisée par le chef de la Gestapo de Paris. À la fin du concert, elle « marchande » : son salaire contre la libération de deux ou trois de ses camarades. Six ou sept fois, Maïti a l’audace de formuler cette demande et d’obtenir la libération de ses amis « insoupçonnables, arrêtés par erreur ».

Fin 1943, elle-même est arrêtée.

Le même chef de la Gestapo croit à une erreur ; mais le voile se déchire, et il découvre qui est la petite pianiste ! « Orgueil blessé à mort d’avoir été berné par une gamine, d’où une punition exemplaire : transfert dans un lieu secret de représailles (…) où les médecins- bourreaux s’acharneront à faire le plus de dégâts possible… Ce fût la découverte, à 21 ans, de l’horreur de la souffrance infligée par des médecins qui savaient ce qu’ils faisaient. »

Laissée pour morte, elle est sauvée par la Croix Rouge. Elle reste 8 ans hospitalisée, ne peut plus jouer du piano, et vit dans un état de souffrance jour et nuit.

Mais à 75 ans, Maïti témoigne par sa vie « que le mal n’est pas vainqueur. » Quarante ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, son bourreau, un médecin nazi, débarquait à Paris. Il voulait la voir.

Ce sont les convictions chrétiennes de Maïti qui l’ont poussée à pardonner à cet homme dont les sévices l’ont pourtant handicapée à vie, lui interdisant à jamais de reprendre le piano.

Voici trois points de son parcours pour nous aider à entrer dans le témoignage exceptionnel d’une âme qui va jusqu’au bout d’elle-même.

« Oser et tenir bon » : devise de la famille suisse de son père.

« Depuis le premier jour où j’ai fait passer des prisonniers et jusqu’au moment où j’ai été prise, j’ai vécu dans une peur jour et nuit. Dans une peur épouvantable. J’ai toujours avancé, avancé. C’était le jusqu’au bout pour moi. Je me suis toujours demandée où est mon « jusqu’au bout », il faut que j’aille jusqu’au bout. »

Comme une flamme à l’intérieur d’elle-même, une flamme qui brûle au milieu de sa vie, dans le combat d’elle-même, pour ne pas se laisser piéger dans les événements, c’est la vérité qu’elle cherchera, jusqu’au bout.

« Quand j’ai commencé à faire de la Résistance j’avais conscience d’entrer dans une situation périlleuse. C’est pourquoi je ne pouvais pas m’attendre à ce que l’on me fasse de cadeau, de l’autre côté. (…) Mais aussi la conscience, donnée par grâce, d’une mission à accomplir, si petite soit-elle. Même si c’est une mission de fourmi par rapport à l’immensité du désastre qu’était la France, écrasée et occupée. »

Après trois ans de Résistance active et efficace, la « petite fourmi » est arrêtée.

Maïti est la plus jeune des 19 prisonniers du groupe. Elle réalise que s’ils restent prostrés dans un mutisme morbide, ils vont devenir fous. Alors, elle leur parle, et leur parle de Dieu, de sa foi en un « Dieu qui les aime d’un amour fou et vers lequel nous allons. »

Elle parle de la vie éternelle, d’après la mort. Elle respecte chacun, et en même temps, va jusqu’à proposer une prière à Marie, ensemble. « Le fait d’avoir déclenché la parole cela nous a beaucoup aidés. »

Par son père, Maïti a été initiée à la lecture de la Bible. Cette Parole de Dieu qui l’habite, elle en vit, elle en garde mémoire, une mémoire spirituelle qui fait partie d’elle-même et qu’elle peut parler.

À sa façon, elle ne se laisse pas enfermer dans un « no man’s land », et la parole est un moyen pour elle d’« oser et tenir bon ». Même le jeune médecin trouve grâce à ses yeux ; elle ne comprend pas comment un homme de 26 ans peut en arriver à devenir bourreau pour son frère. L’homme n’est pas cruel de nature, Dieu n’a pas voulu que l’homme soit cruel. Elle a cette parole superbe :

« J’ai toujours pensé que le malheur était plus du côté du bourreau que du côté de la victime. » Maïti est toujours en quête de son : « jusqu’où va mon jusqu’au bout ? » Est-il arrivé ? Elle ne pourra pas toujours parler. Il se fait ensuite un grand silence, elle perd l’usage de la parole. Pourtant, lorsque Maïti sort de cet enfer, elle n’a qu’une idée : « pardonner à cet homme qui l’a détruite. »

Maïti ose être résistante, ose défier les Allemands sous leurs yeux, elle prend des risques qui la mettent en danger et prisonnière elle ose parler, elle ose franchir un mur de silence qui est véritablement une prison. Elle est vivante. Elle n’ose pas n’importe quoi pour se prouver quelque chose. Elle ose la vie jusqu’au bout, être libre. Et, le pardon qu’elle va désirer pour cet homme est un désir de vie, pour lui et pour elle.

Est-ce que je peux dire « vivre » si je ne suis concerné(e) que par ma seule personne ? Quel est le diamètre de « mon cercle de vie » ?

Le pardon

« Domine jusqu’au cœur de l’ennemi » (Ps 110, 2)

Sa lucidité après ces événements est étonnante : « Deux désirs se sont imposés à moi, comme malgré moi. Le premier fut le désir fou de pardonner à celui qui m’avait détruite. Mais comment faire ? Était-ce même possible ? Le second fut de chercher ce qu’il me restait comme possibilité de servir. Ces deux désirs ne m’ont jamais quittée. »

Elle vit des années difficiles, de souffrances physiques et morales, de renoncements, de solitude, des moments où tout s’arrête. « Mon désert : tout était violent contraste. Je l’éprouvais comme un lieu de tentation, avec des formes de refus : fuir, m’étourdir ou m’enfermer dans un univers bien clos sur lui-même ; et tout aussi intensément je prenais conscience que mon déracinement était en fait une absence d’enracinement… Je l’éprouvais comme un lieu de dénuement et de vacuité ; et je pressentais confusément que j’allais y recevoir ma vocation. Long serait l’inventaire… Finalement, j’avais le choix entre le désespoir révolté ou la plongée dans une confiance éperdue et déconcertée. Les situations limites nous forcent à choisir l’essentiel. »

Toujours se mettre devant les choix possibles. Maïti est logique, humaine et intelligente, elle connaît la règle du jeu : c’est à elle de choisir, personne ne choisit pour quelqu’un d’autre.

Entre le désir et la réalité, le pardon est un long cheminement. « Cela n’est pas quelque chose qui se fait comme ça, un miracle du jour au lendemain. Il faut le désirer longuement, il faut en avoir un désir fou, un désir qui est une grâce. »

Pendant 40 ans, Maïti prie tous les jours pour cet homme, dès le début elle le porte dans sa prière. « Mais ne peut-on jamais savoir si l’on a pardonné ? » Elle ne s’appuie pas sur sa seule prière. Elle est consciente que « c’est là un passage dans le cœur qui est très difficile […]. Je ne savais pas si j’y arriverais. Dans le cas où je n’y arriverais pas, je demandais à Dieu de le faire à ma place. Mon désir était là. »

Son deuxième désir, « fût de chercher ce qu’il me restait comme possibilité de servir. »

Maïti souffre terriblement dans son corps, mais sa « tête reste libre » et elle va prendre des cours à la Sorbonne sur un brancard. Elle, qui à 12 ans, avait compris que la Vérité était une Personne, Jésus Christ, va devenir professeur de philosophie et enseigner l’amour de la Vérité. Compte tenu de son handicap, elle ne peut bénéficier que de quelques heures par jour, en dehors de son lit. Ses élèves seront des jeunes qui préparent des carrières artistiques de haut niveau, carrière qui aurait pu être la sienne.

Pour son chemin spirituel, elle est tertiaire de l’ordre de saint Dominique dont la devise est « Veritas » et elle devient l’un des pivots de la Fraternité dominicaine des malades.

Sa quête, son « jusqu’au bout » ne fléchit pas malgré l’adversité, la souffrance et les épreuves. Son « jusqu’au bout » devient chemin de « Résistance » à l’intérieur d’elle-même. « Domine jusqu’au cœur ton ennemi », dit le psalmiste (ps 110, 21) c’est à dire, ne laisse pas ton « ennemi » s’installer dans ton cœur et prendre la place de la vie. L’ennemi n’est pas nécessairement une personne. Mais des pensées néfastes, négatives, sans espérance, des enfermements dans la douleur sont souvent nos ennemis. La résistance au mal sous toutes ses formes est nécessaire, parce que « Dieu ne veut pas le mal, et c’est cela qui nous fait tenir ».

Et elle ajoute « la souffrance est un mal et reste un danger permanent à ne pas sous-estimer. Pourtant sous son emprise qui ne se laisse pas oublier, rien n’est perdu… et finalement, ce n’est pas le mal qui gagne. »

L’union à Dieu

« Quand j’ai découvert cette relation de personne à personne avec Jésus, j’ai découvert que Dieu n’avait pas voulu que je fasse ce chemin de souffrance et d’horreur. J’ai compris qu’au cœur de cette souffrance il me rejoignait presque physiquement par sa présence, sa proximité. Il me rejoignait dans un mal que les hommes étaient tout à fait capables de créer eux-mêmes. Dieu n’a pas voulu ce mal pour qu’au bout du compte je me raccroche à lui. Dieu m’a rejointe dans un mal affreux, perpétré par les hommes, pour m’aider à m’en sortir et à construire ma personne d’abord, puis apporter avec mon consentement, quelque chose aux autres. »

Animée d’un grand désir de pardonner à Léo, son tortionnaire, Maïti reste fidèle à son désir. Elle ne peut pas avoir la certitude d’avoir réellement pardonné à cet homme, c’est pourquoi, elle prie pour lui tous les jours. Et en 1984, « Je reçois un coup de téléphone. J’ai tout de suite reconnu sa voix : « Pouvez-vous me recevoir ? » J’ai eu l’impression que l’immeuble me tombait sur la tête. J’étais couchée, dans une période très douloureuse. Je me suis entendue répondre : « Venez » ».

Elle revoit cet homme qui vient pour lui parler de la mort. Il est très malade et n’a plus que quelques semaines à vivre. Il a cherché cette jeune fille qui dans le camp parlait de l’après mort ; les paroles entendues « comme l’huile, l’avaient pénétré. »

Maïti lui parle de l’amour de Dieu pour tous les hommes. À la suite de quoi, « cet homme, qui était très bel homme, a baissé la tête et a dit avec une grande humilité, comme un enfant : « mais qu’est-ce que je peux faire maintenant ? » –  « L’amour… donnez beaucoup d’amour autour de vous, parlez à Dieu, balbutiez, Dieu habite toutes ses créatures, même les plus enténébrées… »

« Au moment de partir, il était debout à la tête de mon lit, un geste irrépressible m’a soulevée de mes oreillers alors que cela me faisait très mal, et je l’ai embrassé pour le déposer dans le cœur de Dieu. Et lui, tout bas m’a dit « Pardon”. C’était le baiser de paix qu’il était venu chercher. À partir de ce moment là, j’ai su que j’avais pardonné. »

Quand elle revient à la vie, elle l’organise sans que personne autour d’elle ne connaisse son histoire. « Seule une dizaine de personnes la connaissait. J’avais choisi le silence et la pénombre. C’était un choix personnel et je ne l’ai jamais regretté. Mais aujourd’hui, à l’aube de mes 75 ans, il a fallu que cela éclate, sans que je l’aie cherché. »

Son heure est arrivée, son témoignage se transmet comme une étoile dans la nuit.

 

Tous les extraits de cette présentation sont tirés du livre Résistance et Pardon, Maïti Girtanner, texte intégral, avec ajouts ; et du film de Michel Farin, S.J., 1998.