par Dom Guéranger
Jésus traverse le torrent de Cédron, et gravit avec ses disciples la montagne des Oliviers. Arrivé au lieu nommé Gethsémani, il entre dans un jardin où souvent il avait conduit ses Apôtres pour s’y reposer avec eux. À ce moment, un saisissement douloureux s’empare de son âme ; sa nature humaine éprouve comme une suspension de cette béatitude que lui procurait l’union avec la divinité. Elle sera soutenue intérieurement jusqu’à l’entier accomplissement du sacrifice, mais elle portera tout le fardeau qu’elle peut porter. Jésus se sent pressé de se retirer à l’écart ; dans son abattement, il veut fuir les regards de ses disciples. Il ne prend avec lui que Pierre, Jacques et Jean, témoins naguère de sa glorieuse transfiguration. Seront-ils plus fermes que les autres en face de l’humiliation de leur Maître ? Les paroles qu’il leur adresse montrent assez quelle révolution subite vient de s’accomplir dans son âme. Lui dont le langage était si calme tout à l’heure, dont les traits étaient si sereins, la voix si affectueuse, voici maintenant qu’il leur dit : « Mon âme est triste jusqu’à la mort ; restez ici et veillez avec moi. » (Matth. 26, 38)
Il les quitte, et se dirige vers une grotte située à un jet de pierre, et qui conserve encore aujourd’hui la mémoire de la terrible scène dont elle fut témoin. Là Jésus se prosterne la face contre terre, et s’écrie : « Mon Père, tout vous est possible ; éloignez de moi ce calice ; néanmoins que votre volonté se fasse, et non la mienne. » (Marc. 14, 36). En même temps une sueur de sang s’échappait de ses membres et baignait la terre. Ce n’était plus un abattement, un saisissement : c’était une agonie. Alors Dieu envoie un secours à cette nature expirante, et c’est un Ange qu’il charge de la soutenir. Jésus est traité comme un homme ; et son humanité, toute brisée qu’elle est, doit, sans autre aide sensible que celle qu’il reçoit de cet Ange que la tradition nous dit avoir été Gabriel, se relever et accepter de nouveau le calice qui lui est préparé. Et pourtant, quel calice que celui qu’il va boire ! toutes les douleurs de l’âme et du corps, avec tous les brisements du cœur ; les péchés de l’humanité tout entière devenus les siens et criant vengeance contre lui ; l’ingratitude des hommes qui rendra inutile pour beaucoup le sacrifice qu’il va offrir. Il faut que Jésus accepte toutes ces amertumes, en ce moment où il semble, pour ainsi dire, réduit à la nature humaine ; mais la vertu de la divinité qui est en lui le soutient, sans lui épargner aucune angoisse. Il commence sa prière en demandant de ne pas boire le calice ; il la termine en assurant son Père qu’il n’a point d’autre volonté que la sienne.
Jésus se lève donc, laissant sur la terre les traces sanglantes de la sueur que la violence de son agonie a fait couler de ses membres ; ce ne sont là cependant que les prémices de ce sang rédempteur qui est notre rançon. Il va vers ses trois disciples et les trouve endormis. « Quoi ! leur dit-il, vous n’avez pu veiller une heure avec moi ? » (Matth. 26, 40). L’abandon des siens commence déjà pour lui. Il retourne deux fois encore à la grotte, où il fait la même prière désolée et soumise ; deux fois il en revient, et c’est pour rencontrer toujours la même insensibilité dans ces hommes qu’il avait choisis pour veiller près de lui. « Dormez donc, leur dit-il, et reposez-vous ; voilà l’heure où le Fils de l’homme va être livré aux mains des pécheurs. » Puis, ranimant toutes, ses forces avec un courage sublime : « Levez-vous, dit-il ; marchons ; celui qui me trahit est près d’ici. » (Matth. 26, 45-46)