Sermon nouvelle série : La lutte entre les deux cités
1. La création et la chute des anges

Mes bien chers Frères,

Je commence une nouvelle série de sermons. Après la théorie de la doctrine, nous verrons sa réalisation concrète dans l’histoire du salut qui, dès le début, commence par une tragédie : la révolte des mauvais anges qui refusent les splendides dons de Dieu. Cela marquera toute l’histoire de l’humanité, et toute notre sanctification : désormais, nous ne pouvons plus être fidèles à Dieu que dans la lutte entre la cité que Satan s’efforce d’édifier et celle de Jésus-Christ, toujours triomphante.

Quelle merveilleuse récompense pour ceux qui auront vaincu par la foi !

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Résumé du sermon
Doctrine de saint Thomas

Résumé du sermon

Nouvelle série de sermons, pourquoi, son importance

Les conférences spirituelles de Mgr Lefebvre avaient souvent  pour objet cette lutte telle qu’il devait la mener.

Les raisons : tout ce que je vous ai enseigné sur la primauté du bien commun, c’est-à-dire du bien de l’Église (notamment lors du sermon sur le jugement général). Nous ne pouvons faire notre salut et réaliser notre sainteté en dehors des conditions tragiques qui sont la conséquence de la révolte des anges, puis des hommes.

Le motif de la création

On le voit mieux chez les anges que chez les hommes, car pleinement spirituel.
Quant aux hommes, le motif est le même que pour les anges, mais, comme les hommes sont corporels et pas seulement spirituels, on le voit moins.

Vivre dans la sainte société du Père, du Fils et du Saint-Esprit.
c’est-à-dire partager le bonheur de Dieu
la lumière du Verbe
l’amour du Saint-Esprit

Les anges sont des créatures

Donc leur création se fait à deux niveaux : naturel et surnaturel, nature et don gratuit de la grâce.

La nature des anges : de purs esprits, une intelligence supérieure, une volonté parfaitement libre.

La nature des anges leur permet de comprendre, de contempler, d’admirer avec joie et bonheur le rayonnement de Dieu, mais elle ne leur permet pas d’entrer dans son intimité ni de connaître la Très Sainte Trinité. (Il en et de même pour nous).

Le don de la grâce. Élévation de la nature pour entrer dans l’intimité de la Très Sainte Trinité et jouir de sa béatitude éternelle.

La réponse des anges

Comme toute créature, l’ange doit mériter en adhérant à la grâce qui lui est donnée.

L’ange doit faire un acte de foi qui sera le premier et l’unique. Par cet acte il accepte la révélation que Dieu lui offre. S’il fait cet acte, il s’ensuit immédiatement la vision de Dieu face à face, et la charité qui en est inséparable.

Cet acte de foi suppose une grande humilité de la part de l’ange qui est tellement parfait par nature !

Les mauvais anges : se complaire dans leur perfection naturelle pour ne pas dépendre de la grâce.

Conséquence : l’envie (jalousie) envers les hommes, car le moindre homme avec le moindre degré de charité leur est supérieur à eux qui devaient tenir la première place de toutes les créatures !

Doctrine de saint Thomas

Je vous conseille de lire en premier le « corpus » c’est-à-dire le corps de la réponse, et éventuellement ensuite les objections (notées arg. 1, arg. 2 etc. avec leur réponse notée ad 1, ad 2, etc. s.c. signifie « en sens inverse », c’est un argument en faveur de la réponse donnée. (Note abbé Pivert.)

Qu. 62. L’ÉLÉVATION DES ANGES À LA GRÂCE ET À LA GLOIRE

a. 1 Les anges ont-ils été créés bienheureux ?

arg. 1. On lit dans le livre des Dogmes ecclésiastiques que « les anges, en persévérant dans cette béatitude dans laquelle ils ont été créés, ne possèdent pas naturellement ce bien qui est le leur ». C’est donc que les anges ont été créés bienheureux.

2. La nature angélique est plus noble que la créature corporelle. Mais la créature corporelle a été créée dès le principe parfaite et revêtue de sa forme ; selon S. Augustin, en effet, la non-information de la matière est première en nature, mais non temporellement. Donc, Dieu n’a pas davantage créé la nature angélique informe et imparfaite. Or, la nature angélique est formée et parfaite par le moyen de la béatitude qui la fait jouir de Dieu.

3. Si l’on en croit S. Augustin, l’œuvre des six jours fut produite en une seule fois, et c’est dès le principe de la création des choses que ces six jours ont tous existé. Le “matin” dont il est question dans le récit de la Genèse n’est autre, selon son commentaire, que la connaissance angélique en tant qu’elle a pour objet le Verbe et les choses vues dans le Verbe. Or, les anges sont bienheureux du fait qu’ils voient le Verbe. C’est donc que l’ange est bienheureux au principe même de sa création.

s. c., il est de la nature même de la béatitude de produire, chez le bienheureux, la stabilisation et la confirmation dans le bien. Or, les anges n’ont pas été confirmés dans le bien dès le premier moment de leur création, comme le montre la chute de quelques-uns. C’est donc que les anges n’ont pas été créés bienheureux.

Corpus. Par béatitude on entend la perfection dernière de la nature rationnelle ou intellectuelle ; et c’est pourquoi la béatitude est objet de désir naturel, car tout être désire naturellement son ultime perfection. D’autre part, l’ultime perfection de la nature rationnelle ou intellectuelle est double. Il y a d’abord une perfection qui peut être atteinte par les seules forces de la nature, et à laquelle on donne en quelque manière le nom de béatitude ou de félicité. Aristote enseigne, en ce sens, que l’ultime félicité de l’homme consiste, en cette vie, dans la très parfaite contemplation du souverain bien intelligible qui est Dieu. Mais au-delà de cette félicité, il en est une autre que nous espérons posséder plus tard, et en laquelle « nous verrons Dieu tel qu’il est ». Une telle félicité surpasse les forces naturelles de toute intelligence créée, quelle qu’elle soit, on l’a montré précédemment.

Ceci posé, pour ce qui est de la première béatitude, que l’ange peut atteindre par ses seules forces naturelles, on doit dire que l’ange a été créé bienheureux. En effet, ce n’est pas par un mouvement discursif, comme chez l’homme, que l’ange acquiert une telle perfection, mais il la possède immédiatement en raison de la dignité de sa nature, nous l’avons déjà noté. Quant à l’ultime béatitude, qui dépasse ses forces naturelles, l’ange ne l’a pas possédée dès le principe de sa création. Car cette béatitude ne fait pas partie de sa nature ; elle en est seulement la fin : l’ange ne devait donc pas la posséder dès le commencement.

ad 1. La béatitude dont il est question dans la première difficulté se réfère à la perfection naturelle que l’ange possédait dans l’état d’innocence.

2. La créature corporelle n’a pas eu, au premier instant de sa création, la perfection que lui procure son opération. S. Augustin en est d’accord ; pour lui, la germination des plantes sortant de terre ne fait pas partie de l’œuvre première de la création, mais seulement la vertu germinative donnée à la terre. Semblablement, la créature angélique, au principe de sa création, a possédé la perfection de sa nature, mais non cette perfection à laquelle elle devait parvenir par son opération.

3. L’ange a une double connaissance du Verbe ; l’une est naturelle, et l’autre appartient à la gloire. La connaissance naturelle lui fait connaître le Verbe par sa propre nature angélique, qui en est la similitude et le reflet ; la connaissance de la gloire lui fait connaître le Verbe par son essence divine. En l’une et l’autre connaissance, l’ange connût les choses dans le Verbe ; mais d’une connaissance imparfaite s’il s’agit de la connaissance naturelle, et d’une façon parfaite s’il s’agit de la connaissance de gloire. La première connaissance des choses dans le Verbe fut présente à l’ange dès qu’il fut créé ; la seconde ne lui parvint qu’avec la béatitude, et du fait de sa conversion au bien. Et c’est cette connaissance que l’on appelle “matutinale”.

a. 2 Les anges avaient-ils besoin de la grâce pour se tourner vers Dieu ?

arg. 1. Nous n’avons pas besoin de la grâce pour accomplir ce qui est en notre pouvoir naturel. Mais l’ange se tourne naturellement vers Dieu puisqu’il l’aime d’un amour naturel, comme nous l’avons vu plus haut. Il n’a donc pas besoin de la grâce pour se tourner vers Dieu.

2. Nous avons besoin de secours seulement pour les œuvres difficiles. Mais se tourner vers Dieu était aisé pour l’ange, puisqu’en lui rien ne s’opposait à cette conversion.

3. Se tourner vers Dieu, c’est se préparer à la grâce, selon ce mot du prophète Zacharie (1, 3) : « Tournez-vous vers moi, et je me tournerai vers vous. » Mais nous n’avons pas besoin de la grâce pour nous préparer à la grâce, autrement on irait à l’infini. Donc l’ange n’a pas besoin de la grâce pour se tourner vers Dieu.

s. c., c’est en se tournant vers Dieu que l’ange parvient à la béatitude. S’il n’avait pas besoin de la grâce pour opérer une telle conversion, il s’ensuivrait que, sans la grâce, il pourrait parvenir à la vie éternelle. Ce qui va contre la parole de l’Apôtre (Rm 6, 23) : « La vie éternelle est une grâce de Dieu. »

Corpus. Les anges ont eu besoin de la grâce pour se tourner vers Dieu en tant qu’il est l’objet de la béatitude. Comme on l’a dit plus haut en effet, le mouvement naturel de la volonté est principe de tous les autres vouloirs Or, l’inclination naturelle de la volonté a pour objet ce qui est adapté à la nature. Ce qui est au-dessus de la nature ne peut donc devenir objet de la volonté si celle-ci n’est pas aidée par quelque principe surnaturel. Ainsi en est-il du feu : il possède bien une inclination naturelle à chauffer et à se communiquer, mais produire ou engendrer de la matière vivante dépasse son pouvoir naturel, et il n’y est nullement incliné si ce n’est pour autant qu’il est mu, à titre d’instrument, par l’âme nutritive.

Or nous avons montré en traitant de la connaissance de Dieu, que la vision de l’essence divine, objet de la béatitude suprême pour la créature rationnelle, dépasse la nature de toute intelligence créée. C’est pourquoi aucune créature rationnelle ne peut avoir un mouvement de volonté ordonné à cette béatitude, si elle n’est mue par un agent surnaturel. Et c’est ce que nous appelons le secours de la grâce. La volonté de l’ange n’a donc pu se tourner vers cette béatitude sans le secours de la grâce.

ad 1. L’ange aime Dieu naturellement en tant que Dieu est principe de son être naturel. Mais la conversion dont nous parlons ici est celle qui béatifie la créature par la vision de l’essence divine.

2. On appelle “difficile” pour un être ce qui dépasse sa puissance. Mais cela peut s’entendre de deux façons. En un premier sens, l’entreprise à tenter dépasse les forces naturelles de la puissance. Dans ce cas, si celle-ci peut être aidée de quelque façon, on dit que l’entreprise est difficile ; s’il n’y a aucun secours possible, on dit que l’entreprise est impossible. C’est ainsi qu’il est impossible à l’homme de voler. Au second sens, la difficulté ne vient pas te la nature même de la puissance, mais d’un empêchement qui lui est adjoint. Ainsi l’ascension n’est pas contraire à la nature de la puissance motrice de l’âme, puisque l’âme, pour autant qu’il est en elle, est capable de mouvoir le corps en quelque direction que ce soit ; mais la lourdeur du corps est un obstacle à l’ascension, et de là vient qu’il est difficile à l’homme de s’élever.

Or, il est difficile à l’homme de se tourner vers la béatitude suprême, d’abord parce qu’elle surpasse sa nature, et ensuite parce qu’il trouve un obstacle dans la corruption du corps et la viciation du péché. Pour ce qui est de l’ange, c’est seulement parce qu’elle est surnaturelle que la béatitude est difficile.

3. Tout mouvement de la volonté vers Dieu peut être appelé conversion. Or il y a une triple conversion possible vers Dieu. La première, par cette parfaite dilection qui est celle de la créature jouissant déjà de Dieu ; elle requiert la grâce consommée. La deuxième est celle qui mérite la béatitude. Elle requiert la grâce habituelle, principe du mérite. La troisième conversion est celle par laquelle on se prépare à recevoir la grâce. Elle ne requiert pas la grâce habituelle, mais une opération de Dieu convertissant l’âme à lui, selon cette parole de l’Écriture (Lm 5, 21) : « Fais-nous revenir à toi, Seigneur, et nous reviendrons. »

a. 3 Les anges ont-ils été créés en grâce ?

arg. 1. D’après S. Augustin, la nature angélique fut d’abord créée informe, et appelée “le ciel”, puis elle fut revêtue d’une forme, et appelée “lumière”. Mais cette forme dont il est question ne peut être que la grâce. Les anges n’ont donc pas été créés en grâce.

2. La grâce incline vers Dieu la créature raisonnable. Si les anges avaient été créés en grâce, aucun d’entre eux ne se serait détourné de Dieu.

3. La grâce est intermédiaire entre la nature et la gloire. Mais les anges n’ont pas été bienheureux dès leur création. Il semble donc plus raisonnable de concevoir qu’ils ont été d’abord créés avec leur nature propre ; puis qu’ils ont reçu la grâce, et qu’enfin ils sont devenus bienheureux.

s. c., S. Augustin écrit : « Qui a produit dans les anges la bonne volonté, si ce n’est celui qui les a créés avec leur volonté, c’est-à-dire avec ce chaste amour par lequel ils adhèrent à celui qui tout à la fois crée leur nature et les enrichit de la grâce. »

Corpus. Sur ce sujet, il y a diverses opinions. Les uns disent que les anges ont été créés avec leur nature seulement ; les autres qu’ils ont été créés en grâce. Il semble pourtant que l’on doive regarder cette seconde opinion comme plus probable et plus conforme à l’enseignement des Pères. D’après S. Augustin, en effet, toutes les choses qui, au cours du temps, sont produites par l’œuvre de la Providence divine, la créature opérant sous la motion de Dieu, ont été réalisées en leur première condition à l’état de raisons séminales : tels les arbres, les animaux, et autres réalités du même genre. Or, il est manifeste que la grâce sanctifiante peut être comparée à la béatitude comme la raison séminale dans la nature à son effet naturel. Aussi dans S. Jean (1 Jn 3, 9) la grâce est-elle appelée “semence de Dieu”. De même donc qu’au premier instant de la création, ont été produites les raisons séminales de tous les effets naturels, ainsi, dès le principe, les anges ont-ils été créés en grâce.

ad 1. L’absence de la forme chez l’ange peut s’entendre de l’absence de la gloire ; en ce sens elle a précédé temporellement cette dernière. On peut l’entendre aussi de la forme de la grâce ; sous ce rapport l’absence de forme n’est pas première dans l’ordre du temps, mais seulement tans l’ordre de la nature. Ainsi en est-il, selon S. Augustin de la forme corporelle.

2. Toute forme incline son sujet selon le mode propre à la nature de celui-ci. Le mode naturel de la nature intellectuelle est de se porter librement vers l’objet de son vouloir. L’inclination de la grâce n’impose donc pas de nécessité, mais celui qui possède la grâce peut ne pas s’en servir, et pécher.

3. Bien que, selon l’ordre naturel, la grâce soit intermédiaire entre la nature et la gloire, cependant, dans l’ordre du temps, la gloire ne devait pas être donnée à la créature en même temps que la nature, car elle est la fin que par son opération la nature poursuit avec l’aide de la grâce. La grâce, elle, n’est pas fin à l’égard de l’opération, mais principe car elle ne provient pas des œuvres. Il convenait donc qu’elle fût donnée en même temps que la nature.

a. 4 Les anges ont-ils mérité leur béatitude ?

arg. 1. Il semble que non, car le mérite vient de la difficulté de l’acte méritoire. Mais l’ange n’eut aucune difficulté à bien agir. Son acte bon ne fut donc pas méritoire.

2. Un acte naturel n’est pas méritoire. Mais il était naturel à l’ange de se tourner vers Dieu. Il ne pouvait donc mériter par là sa béatitude.

3. Si l’ange mérita sa béatitude, ce fut nécessairement soit avant de la posséder, soit après. Mais ce ne fut pas avant car, pour beaucoup d’auteurs, il ne possédait pas la grâce avant d’être béatifié ; et sans elle il n’y a pas de mérite. Ce ne fut pas non plus après, car, en ce cas, il mériterait encore maintenant, ce qui est faux, semble-t-il. Cela supposerait en effet qu’un ange peut parvenir au degré supérieur de gloire possédé par un autre ange ; et les distinctions établies dans l’ordre de la grâce seraient instables, ce qui est inadmissible. En conséquence l’ange bienheureux n’a pu mériter sa béatitude.

s. c., il est dit dans l’Apocalypse (21, 17) que la mesure de l’ange, dans la Jérusalem céleste, est une “mesure d’homme”. Mais l’homme ne peut parvenir à la béatitude que par le mérite. Il en est donc de même pour l’ange.

Corpus. La béatitude parfaite est naturelle à Dieu seul, car en lui béatitude et existence sont identiques. Pour la créature, la béatitude n’est pas naturelle, mais représente sa fin ultime. Or, toute chose parvient à sa fin par le moyen de son opération. Cette opération conduisant au terme est soit productrice de la fin quand celle-ci n’excède pas la puissance de l’agent, comme le remède produit la santé ; soit méritoire à l’égard de la fin, quand la réalisation de celle-ci dépasse le pouvoir de l’agent, qui ne peut alors l’attendre que d’un autre. Nous avons montré que la béatitude ultime surpasse le pouvoir de la nature angélique et humaine. Il appartient donc à l’homme, comme à l’ange, de mériter sa béatitude.

Et si nous admettons que l’ange a été créé dans la grâce, sans laquelle il n’y a pas de mérite, il est aisé de voir qu’il a pu mériter sa béatitude. Il en serait de même si l’on admettait que l’ange a possédé la grâce à un moment quelconque avant la gloire.

Mais si l’on prétend que l’ange n’a pas possédé la grâce avant d’être bienheureux, il faut dire alors qu’il a reçu la béatitude sans mérite de sa part, comme nous-mêmes recevons la grâce. Or cela va à l’encontre du concept même de béatitude, laquelle a raison de fin et est la récompense de la vertu, selon le Philosophe. A moins que l’on ne dise, comme certains, que les anges, déjà bienheureux, méritent leur béatitude par l’exercice des divers ministères qui leur sont confiés. Mais cela s’oppose à la nature du mérite, car il se définit comme la voie qui conduit au terme, et celui qui se trouve déjà parvenu au terme n’a pas à y être conduit. Personne ne mérite ce qu’il possède déjà.

Ou bien il faudrait dire qu’un seul et même acte de conversion vers Dieu est méritoire en tant qu’il vient du libre arbitre, et qu’en même temps il constitue la béatitude en tant qu’il touche au terme et mérite la fin. Mais cela aussi semble contradictoire ; car le libre arbitre n’est pas cause suffisante du mérite ; pour être méritoire, l’acte libre doit être informé par la grâce. Or, il ne peut être informé à la fois par la grâce imparfaite qui est principe de mérite, et par la grâce parfaite qui est principe de béatitude.

Il est donc préférable de soutenir que l’ange, avant d’être béatifié, a eu la grâce qui lui a permis de mériter sa béatitude.

ad 1. La difficulté de bien agir ne vient pas, pour l’ange, d’une cause contraire ou d’un empêchement qui s’opposerait à sa puissance naturelle ; elle vient de ce fait que l’œuvre bonne à accomplir est au-dessus de ses forces naturelles.

2. L’ange n’a pas mérité sa béatitude par sa conversion naturelle vers Dieu, mais par la conversion de la charité, qui se fait par la grâce.

3. Tout cela répond à la troisième objection.

a. 5 Les anges ont-ils obtenu la béatitude aussitôt après le mérite ?

arg. 1. Il semble que l’ange n’a pas possédé la béatitude aussitôt après un seul acte méritoire. Car il est plus difficile à l’homme qu’à l’ange de bien agir. Or l’homme n’est pas récompensé aussitôt après un seul acte méritoire. Donc l’ange non plus.

2. L’ange, dès le principe et à l’instant même de sa création, a pu produire un acte ; ainsi les corps naturels, dans l’instant où ils sont créés, commencent à être mus, et si le mouvement corporel pouvait être instantané comme le sont les opérations de l’intelligence et de la volonté, les corps posséderaient le mouvement dès le premier instant de leur génération. Donc si l’ange, par un seul mouvement de sa volonté, a mérité la béatitude, il l’a fait dans le premier instant de sa création ; et si sa béatitude n’a pas été retardée, il a dû être bienheureux aussitôt, en ce même instant.

3. Des réalités considérablement distantes doivent être reliées par de nombreux intermédiaires. Mais il y a une très grande distance entre la béatitude des anges et leur état naturel. L’intermédiaire entre eux, c’est le mérite. L’ange a donc dû parvenir à la béatitude par de nombreux intermédiaires.

s. c., l’âme de l’homme et l’ange sont ordonnés semblablement à la béatitude ; c’est pourquoi l’égalité avec les anges est promise aux saints. Mais l’âme séparée du corps, si elle est en état de mérite par rapport à la béatitude, la reçoit immédiatement, à moins d’un empêchement. Il en est donc de même de l’ange. Or, dès son premier acte de charité, l’ange s’est trouvé en état de mérite. Et, comme il n’y avait en lui aucun obstacle, il a donc dû parvenir à la béatitude par ce seul et unique acte méritoire.

Corpus. L’ange, après son premier acte de charité qui lui faisait mériter la béatitude, a été aussitôt bienheureux. La raison en est que la grâce perfectionne la nature selon le mode de cette nature de même que toute perfection, nous l’avons montré, est reçue dans son sujet conformément à la nature de celui-ci. Le propre de la nature angélique, est de ne pas acquérir sa perfection naturelle progressivement, mais de l’avoir aussitôt, avec sa nature, ainsi que nous l’avons montré plus haut. Or, comme par sa nature l’ange est ordonné à sa perfection naturelle, de la même manière par son mérite il est ordonné à la gloire. Il suit de là que, chez l’ange, la béatitude a suivi immédiatement le mérite.

D’ailleurs, le mérite de la béatitude, non seulement chez l’ange, mais aussi chez l’homme, peut tenir à un seul acte ; car, en étant perfectionné par n’importe quel acte de charité, l’homme mérite la béatitude. Il en ressort qu’aussitôt après un seul acte informé par la charité, l’ange a été bienheureux.

ad 1. Selon sa nature, l’homme n’est pas, comme l’ange, fait pour atteindre immédiatement sa perfection ultime. C’est pourquoi un plus long itinéraire lui est ménagé pour qu’il mérite sa béatitude.

2. L’ange est au-dessus du temps des réalités corporelles ; les divers instants qui le concernent marquent seulement la succession de ses diverses opérations. Or, il n’a pas pu y avoir à la fois, chez l’ange, un acte méritoire de la béatitude, et un acte de jouissance de cette même béatitude, car le premier a pour principe la grâce imparfaite, et le second la grâce achevée. Il faut donc distinguer divers instants : l’un où l’ange a mérité sa béatitude, et l’autre où il est devenu bienheureux.

3. Il est de la nature de l’ange d’obtenir aussitôt la perfection à laquelle il est ordonné. C’est pourquoi un seul acte méritoire lui suffit ; et cet acte a raison d’intermédiaire puisqu’il ordonne l’ange à la béatitude.

Qu. 62. L’ÉLÉVATION DES ANGES À LA GRÂCE ET À LA GLOIRE

pr. 1. Les anges ont-ils été créés bienheureux ? – 2. Avaient-ils besoin de la grâce pour se tourner vers Dieu ? – 3. Ont-ils été créés en grâce ? – 4. Ont-ils mérité leur béatitude ? – 5. Ont-ils obtenu la béatitude aussitôt après le mérite ? – 6. Ont-ils reçu la grâce et la gloire en proportion de leur capacité naturelle ? – 7. Après l’entrée dans la gloire, l’amour et la connaissance naturels demeurent-ils en eux ? – 8. Ont-ils pu pécher par la suite ? – 9. Après l’entrée dans la gloire, ont-ils pu progresser ?

a. 1 Les anges ont-ils été créés bienheureux ?

arg. 1. On lit dans le livre des Dogmes ecclésiastiques que « les anges, en persévérant dans cette béatitude dans laquelle ils ont été créés, ne possèdent pas naturellement ce bien qui est le leur ». C’est donc que les anges ont été créés bienheureux.

2. La nature angélique est plus noble que la créature corporelle. Mais la créature corporelle a été créée dès le principe parfaite et revêtue de sa forme ; selon S. Augustin, en effet, la non-information de la matière est première en nature, mais non temporellement. Donc, Dieu n’a pas davantage créé la nature angélique informe et imparfaite. Or, la nature angélique est formée et parfaite par le moyen de la béatitude qui la fait jouir de Dieu.

3. Si l’on en croit S. Augustin, l’œuvre des six jours fut produite en une seule fois, et c’est dès le principe de la création des choses que ces six jours ont tous existé. Le “matin” dont il est question dans le récit de la Genèse n’est autre, selon son commentaire, que la connaissance angélique en tant qu’elle a pour objet le Verbe et les choses vues dans le Verbe. Or, les anges sont bienheureux du fait qu’ils voient le Verbe. C’est donc que l’ange est bienheureux au principe même de sa création.

s. c., il est de la nature même de la béatitude de produire, chez le bienheureux, la stabilisation et la confirmation dans le bien. Or, les anges n’ont pas été confirmés dans le bien dès le premier moment de leur création, comme le montre la chute de quelques-uns. C’est donc que les anges n’ont pas été créés bienheureux.

Corpus. Par béatitude on entend la perfection dernière de la nature rationnelle ou intellectuelle ; et c’est pourquoi la béatitude est objet de désir naturel, car tout être désire naturellement son ultime perfection. D’autre part, l’ultime perfection de la nature rationnelle ou intellectuelle est double. Il y a d’abord une perfection qui peut être atteinte par les seules forces de la nature, et à laquelle on donne en quelque manière le nom de béatitude ou de félicité. Aristote enseigne, en ce sens, que l’ultime félicité de l’homme consiste, en cette vie, dans la très parfaite contemplation du souverain bien intelligible qui est Dieu. Mais au-delà de cette félicité, il en est une autre que nous espérons posséder plus tard, et en laquelle « nous verrons Dieu tel qu’il est ». Une telle félicité surpasse les forces naturelles de toute intelligence créée, quelle qu’elle soit, on l’a montré précédemment.

Ceci posé, pour ce qui est de la première béatitude, que l’ange peut atteindre par ses seules forces naturelles, on doit dire que l’ange a été créé bienheureux. En effet, ce n’est pas par un mouvement discursif, comme chez l’homme, que l’ange acquiert une telle perfection, mais il la possède immédiatement en raison de la dignité de sa nature, nous l’avons déjà noté. Quant à l’ultime béatitude, qui dépasse ses forces naturelles, l’ange ne l’a pas possédée dès le principe de sa création. Car cette béatitude ne fait pas partie de sa nature ; elle en est seulement la fin : l’ange ne devait donc pas la posséder dès le commencement.

ad 1. La béatitude dont il est question dans la première difficulté se réfère à la perfection naturelle que l’ange possédait dans l’état d’innocence.

2. La créature corporelle n’a pas eu, au premier instant de sa création, la perfection que lui procure son opération. S. Augustin en est d’accord ; pour lui, la germination des plantes sortant de terre ne fait pas partie de l’œuvre première de la création, mais seulement la vertu germinative donnée à la terre. Semblablement, la créature angélique, au principe de sa création, a possédé la perfection de sa nature, mais non cette perfection à laquelle elle devait parvenir par son opération.

3. L’ange a une double connaissance du Verbe ; l’une est naturelle, et l’autre appartient à la gloire. La connaissance naturelle lui fait connaître le Verbe par sa propre nature angélique, qui en est la similitude et le reflet ; la connaissance de la gloire lui fait connaître le Verbe par son essence divine. En l’une et l’autre connaissance, l’ange connût les choses dans le Verbe ; mais d’une connaissance imparfaite s’il s’agit de la connaissance naturelle, et d’une façon parfaite s’il s’agit de la connaissance de gloire. La première connaissance des choses dans le Verbe fut présente à l’ange dès qu’il fut créé ; la seconde ne lui parvint qu’avec la béatitude, et du fait de sa conversion au bien. Et c’est cette connaissance que l’on appelle “matutinale”.

a. 2 Les anges avaient-ils besoin de la grâce pour se tourner vers Dieu ?

arg. 1. Nous n’avons pas besoin de la grâce pour accomplir ce qui est en notre pouvoir naturel. Mais l’ange se tourne naturellement vers Dieu puisqu’il l’aime d’un amour naturel, comme nous l’avons vu plus haut. Il n’a donc pas besoin de la grâce pour se tourner vers Dieu.

2. Nous avons besoin de secours seulement pour les œuvres difficiles. Mais se tourner vers Dieu était aisé pour l’ange, puisqu’en lui rien ne s’opposait à cette conversion.

3. Se tourner vers Dieu, c’est se préparer à la grâce, selon ce mot du prophète Zacharie (1, 3) : « Tournez-vous vers moi, et je me tournerai vers vous. » Mais nous n’avons pas besoin de la grâce pour nous préparer à la grâce, autrement on irait à l’infini. Donc l’ange n’a pas besoin de la grâce pour se tourner vers Dieu.

s. c., c’est en se tournant vers Dieu que l’ange parvient à la béatitude. S’il n’avait pas besoin de la grâce pour opérer une telle conversion, il s’ensuivrait que, sans la grâce, il pourrait parvenir à la vie éternelle. Ce qui va contre la parole de l’Apôtre (Rm 6, 23) : « La vie éternelle est une grâce de Dieu. »

Corpus. Les anges ont eu besoin de la grâce pour se tourner vers Dieu en tant qu’il est l’objet de la béatitude. Comme on l’a dit plus haut en effet, le mouvement naturel de la volonté est principe de tous les autres vouloirs Or, l’inclination naturelle de la volonté a pour objet ce qui est adapté à la nature. Ce qui est au-dessus de la nature ne peut donc devenir objet de la volonté si celle-ci n’est pas aidée par quelque principe surnaturel. Ainsi en est-il du feu : il possède bien une inclination naturelle à chauffer et à se communiquer, mais produire ou engendrer de la matière vivante dépasse son pouvoir naturel, et il n’y est nullement incliné si ce n’est pour autant qu’il est mu, à titre d’instrument, par l’âme nutritive.

Or nous avons montré en traitant de la connaissance de Dieu, que la vision de l’essence divine, objet de la béatitude suprême pour la créature rationnelle, dépasse la nature de toute intelligence créée. C’est pourquoi aucune créature rationnelle ne peut avoir un mouvement de volonté ordonné à cette béatitude, si elle n’est mue par un agent surnaturel. Et c’est ce que nous appelons le secours de la grâce. La volonté de l’ange n’a donc pu se tourner vers cette béatitude sans le secours de la grâce.

ad 1. L’ange aime Dieu naturellement en tant que Dieu est principe de son être naturel. Mais la conversion dont nous parlons ici est celle qui béatifie la créature par la vision de l’essence divine.

2. On appelle “difficile” pour un être ce qui dépasse sa puissance. Mais cela peut s’entendre de deux façons. En un premier sens, l’entreprise à tenter dépasse les forces naturelles de la puissance. Dans ce cas, si celle-ci peut être aidée de quelque façon, on dit que l’entreprise est difficile ; s’il n’y a aucun secours possible, on dit que l’entreprise est impossible. C’est ainsi qu’il est impossible à l’homme de voler. Au second sens, la difficulté ne vient pas te la nature même de la puissance, mais d’un empêchement qui lui est adjoint. Ainsi l’ascension n’est pas contraire à la nature de la puissance motrice de l’âme, puisque l’âme, pour autant qu’il est en elle, est capable de mouvoir le corps en quelque direction que ce soit ; mais la lourdeur du corps est un obstacle à l’ascension, et de là vient qu’il est difficile à l’homme de s’élever.

Or, il est difficile à l’homme de se tourner vers la béatitude suprême, d’abord parce qu’elle surpasse sa nature, et ensuite parce qu’il trouve un obstacle dans la corruption du corps et la viciation du péché. Pour ce qui est de l’ange, c’est seulement parce qu’elle est surnaturelle que la béatitude est difficile.

3. Tout mouvement de la volonté vers Dieu peut être appelé conversion. Or il y a une triple conversion possible vers Dieu. La première, par cette parfaite dilection qui est celle de la créature jouissant déjà de Dieu ; elle requiert la grâce consommée. La deuxième est celle qui mérite la béatitude. Elle requiert la grâce habituelle, principe du mérite. La troisième conversion est celle par laquelle on se prépare à recevoir la grâce. Elle ne requiert pas la grâce habituelle, mais une opération de Dieu convertissant l’âme à lui, selon cette parole de l’Écriture (Lm 5, 21) : « Fais-nous revenir à toi, Seigneur, et nous reviendrons. »

a. 3 Les anges ont-ils été créés en grâce ?

arg. 1. D’après S. Augustin, la nature angélique fut d’abord créée informe, et appelée “le ciel”, puis elle fut revêtue d’une forme, et appelée “lumière”. Mais cette forme dont il est question ne peut être que la grâce. Les anges n’ont donc pas été créés en grâce.

2. La grâce incline vers Dieu la créature raisonnable. Si les anges avaient été créés en grâce, aucun d’entre eux ne se serait détourné de Dieu.

3. La grâce est intermédiaire entre la nature et la gloire. Mais les anges n’ont pas été bienheureux dès leur création. Il semble donc plus raisonnable de concevoir qu’ils ont été d’abord créés avec leur nature propre ; puis qu’ils ont reçu la grâce, et qu’enfin ils sont devenus bienheureux.

s. c., S. Augustin écrit : « Qui a produit dans les anges la bonne volonté, si ce n’est celui qui les a créés avec leur volonté, c’est-à-dire avec ce chaste amour par lequel ils adhèrent à celui qui tout à la fois crée leur nature et les enrichit de la grâce. »

Corpus. Sur ce sujet, il y a diverses opinions. Les uns disent que les anges ont été créés avec leur nature seulement ; les autres qu’ils ont été créés en grâce. Il semble pourtant que l’on doive regarder cette seconde opinion comme plus probable et plus conforme à l’enseignement des Pères. D’après S. Augustin, en effet, toutes les choses qui, au cours du temps, sont produites par l’œuvre de la Providence divine, la créature opérant sous la motion de Dieu, ont été réalisées en leur première condition à l’état de raisons séminales : tels les arbres, les animaux, et autres réalités du même genre. Or, il est manifeste que la grâce sanctifiante peut être comparée à la béatitude comme la raison séminale dans la nature à son effet naturel. Aussi dans S. Jean (1 Jn 3, 9) la grâce est-elle appelée “semence de Dieu”. De même donc qu’au premier instant de la création, ont été produites les raisons séminales de tous les effets naturels, ainsi, dès le principe, les anges ont-ils été créés en grâce.

ad 1. L’absence de la forme chez l’ange peut s’entendre de l’absence de la gloire ; en ce sens elle a précédé temporellement cette dernière. On peut l’entendre aussi de la forme de la grâce ; sous ce rapport l’absence de forme n’est pas première dans l’ordre du temps, mais seulement tans l’ordre de la nature. Ainsi en est-il, selon S. Augustin de la forme corporelle.

2. Toute forme incline son sujet selon le mode propre à la nature de celui-ci. Le mode naturel de la nature intellectuelle est de se porter librement vers l’objet de son vouloir. L’inclination de la grâce n’impose donc pas de nécessité, mais celui qui possède la grâce peut ne pas s’en servir, et pécher.

3. Bien que, selon l’ordre naturel, la grâce soit intermédiaire entre la nature et la gloire, cependant, dans l’ordre du temps, la gloire ne devait pas être donnée à la créature en même temps que la nature, car elle est la fin que par son opération la nature poursuit avec l’aide de la grâce. La grâce, elle, n’est pas fin à l’égard de l’opération, mais principe car elle ne provient pas des œuvres. Il convenait donc qu’elle fût donnée en même temps que la nature.

a. 4 Les anges ont-ils mérité leur béatitude ?

arg. 1. Il semble que non, car le mérite vient de la difficulté de l’acte méritoire. Mais l’ange n’eut aucune difficulté à bien agir. Son acte bon ne fut donc pas méritoire.

2. Un acte naturel n’est pas méritoire. Mais il était naturel à l’ange de se tourner vers Dieu. Il ne pouvait donc mériter par là sa béatitude.

3. Si l’ange mérita sa béatitude, ce fut nécessairement soit avant de la posséder, soit après. Mais ce ne fut pas avant car, pour beaucoup d’auteurs, il ne possédait pas la grâce avant d’être béatifié ; et sans elle il n’y a pas de mérite. Ce ne fut pas non plus après, car, en ce cas, il mériterait encore maintenant, ce qui est faux, semble-t-il. Cela supposerait en effet qu’un ange peut parvenir au degré supérieur de gloire possédé par un autre ange ; et les distinctions établies dans l’ordre de la grâce seraient instables, ce qui est inadmissible. En conséquence l’ange bienheureux n’a pu mériter sa béatitude.

s. c., il est dit dans l’Apocalypse (21, 17) que la mesure de l’ange, dans la Jérusalem céleste, est une “mesure d’homme”. Mais l’homme ne peut parvenir à la béatitude que par le mérite. Il en est donc de même pour l’ange.

Corpus. La béatitude parfaite est naturelle à Dieu seul, car en lui béatitude et existence sont identiques. Pour la créature, la béatitude n’est pas naturelle, mais représente sa fin ultime. Or, toute chose parvient à sa fin par le moyen de son opération. Cette opération conduisant au terme est soit productrice de la fin quand celle-ci n’excède pas la puissance de l’agent, comme le remède produit la santé ; soit méritoire à l’égard de la fin, quand la réalisation de celle-ci dépasse le pouvoir de l’agent, qui ne peut alors l’attendre que d’un autre. Nous avons montré que la béatitude ultime surpasse le pouvoir de la nature angélique et humaine. Il appartient donc à l’homme, comme à l’ange, de mériter sa béatitude.

Et si nous admettons que l’ange a été créé dans la grâce, sans laquelle il n’y a pas de mérite, il est aisé de voir qu’il a pu mériter sa béatitude. Il en serait de même si l’on admettait que l’ange a possédé la grâce à un moment quelconque avant la gloire.

Mais si l’on prétend que l’ange n’a pas possédé la grâce avant d’être bienheureux, il faut dire alors qu’il a reçu la béatitude sans mérite de sa part, comme nous-mêmes recevons la grâce. Or cela va à l’encontre du concept même de béatitude, laquelle a raison de fin et est la récompense de la vertu, selon le Philosophe. A moins que l’on ne dise, comme certains, que les anges, déjà bienheureux, méritent leur béatitude par l’exercice des divers ministères qui leur sont confiés. Mais cela s’oppose à la nature du mérite, car il se définit comme la voie qui conduit au terme, et celui qui se trouve déjà parvenu au terme n’a pas à y être conduit. Personne ne mérite ce qu’il possède déjà.

Ou bien il faudrait dire qu’un seul et même acte de conversion vers Dieu est méritoire en tant qu’il vient du libre arbitre, et qu’en même temps il constitue la béatitude en tant qu’il touche au terme et mérite la fin. Mais cela aussi semble contradictoire ; car le libre arbitre n’est pas cause suffisante du mérite ; pour être méritoire, l’acte libre doit être informé par la grâce. Or, il ne peut être informé à la fois par la grâce imparfaite qui est principe de mérite, et par la grâce parfaite qui est principe de béatitude.

Il est donc préférable de soutenir que l’ange, avant d’être béatifié, a eu la grâce qui lui a permis de mériter sa béatitude.

ad 1. La difficulté de bien agir ne vient pas, pour l’ange, d’une cause contraire ou d’un empêchement qui s’opposerait à sa puissance naturelle ; elle vient de ce fait que l’œuvre bonne à accomplir est au-dessus de ses forces naturelles.

2. L’ange n’a pas mérité sa béatitude par sa conversion naturelle vers Dieu, mais par la conversion de la charité, qui se fait par la grâce.

3. Tout cela répond à la troisième objection.

a. 5 Les anges ont-ils obtenu la béatitude aussitôt après le mérite ?

arg. 1. Il semble que l’ange n’a pas possédé la béatitude aussitôt après un seul acte méritoire.  Car il est plus difficile à l’homme qu’à l’ange de bien agir. Or l’homme n’est pas récompensé aussitôt après un seul acte méritoire. Donc l’ange non plus.

2. L’ange, dès le principe et à l’instant même de sa création, a pu produire un acte ; ainsi les corps naturels, dans l’instant où ils sont créés, commencent à être mus, et si le mouvement corporel pouvait être instantané comme le sont les opérations de l’intelligence et de la volonté, les corps posséderaient le mouvement dès le premier instant de leur génération. Donc si l’ange, par un seul mouvement de sa volonté, a mérité la béatitude, il l’a fait dans le premier instant de sa création ; et si sa béatitude n’a pas été retardée, il a dû être bienheureux aussitôt, en ce même instant.

3. Des réalités considérablement distantes doivent être reliées par de nombreux intermédiaires. Mais il y a une très grande distance entre la béatitude des anges et leur état naturel. L’intermédiaire entre eux, c’est le mérite. L’ange a donc dû parvenir à la béatitude par de nombreux intermédiaires.

s. c., l’âme de l’homme et l’ange sont ordonnés semblablement à la béatitude ; c’est pourquoi l’égalité avec les anges est promise aux saints. Mais l’âme séparée du corps, si elle est en état de mérite par rapport à la béatitude, la reçoit immédiatement, à moins d’un empêchement. Il en est donc de même de l’ange. Or, dès son premier acte de charité, l’ange s’est trouvé en état de mérite. Et, comme il n’y avait en lui aucun obstacle, il a donc dû parvenir à la béatitude par ce seul et unique acte méritoire.

Corpus. L’ange, après son premier acte de charité qui lui faisait mériter la béatitude, a été aussitôt bienheureux. La raison en est que la grâce perfectionne la nature selon le mode de cette nature de même que toute perfection, nous l’avons montré, est reçue dans son sujet conformément à la nature de celui-ci. Le propre de la nature angélique, est de ne pas acquérir sa perfection naturelle progressivement, mais de l’avoir aussitôt, avec sa nature, ainsi que nous l’avons montré plus haut. Or, comme par sa nature l’ange est ordonné à sa perfection naturelle, de la même manière par son mérite il est ordonné à la gloire. Il suit de là que, chez l’ange, la béatitude a suivi immédiatement le mérite.

D’ailleurs, le mérite de la béatitude, non seulement chez l’ange, mais aussi chez l’homme, peut tenir à un seul acte ; car, en étant perfectionné par n’importe quel acte de charité, l’homme mérite la béatitude. Il en ressort qu’aussitôt après un seul acte informé par la charité, l’ange a été bienheureux.

ad 1. Selon sa nature, l’homme n’est pas, comme l’ange, fait pour atteindre immédiatement sa perfection ultime. C’est pourquoi un plus long itinéraire lui est ménagé pour qu’il mérite sa béatitude.

2. L’ange est au-dessus du temps des réalités corporelles ; les divers instants qui le concernent marquent seulement la succession de ses diverses opérations. Or, il n’a pas pu y avoir à la fois, chez l’ange, un acte méritoire de la béatitude, et un acte de jouissance de cette même béatitude, car le premier a pour principe la grâce imparfaite, et le second la grâce achevée. Il faut donc distinguer divers instants : l’un où l’ange a mérité sa béatitude, et l’autre où il est devenu bienheureux.

3. Il est de la nature de l’ange d’obtenir aussitôt la perfection à laquelle il est ordonné. C’est pourquoi un seul acte méritoire lui suffit ; et cet acte a raison d’intermédiaire puisqu’il ordonne l’ange à la béatitude.