Semaine de la Sexagésime

Dom Guéranger ~ L’année liturgique
Semaine de la Sexagésime

Lundi de la Sexagésime

« Toute chair avait corrompu sa voie. » Ainsi la terrible leçon qu’avaient reçue les hommes lorsqu’ils furent expulsés du paradis de délices en la personne des deux premiers parents, avait été perdue. Ni la certitude d’une mort plus ou moins prochaine, qui devait les amener aux pieds du juge incorruptible, ni les humiliations de leur entrée en cette vie, ni les douleurs et les fatigues dont elle est semée, rien n’avait pu les réduire à la soumission envers le souverain maître dont la main pesait sur eux. L’espérance d’être un jour sauvés et de recouvrer par le médiateur, fils de la femme, la félicité et les honneurs qu’ils avaient perdus, ne relevait pas leur cœur et ne l’arrachait pas à ses instincts mauvais. L’exemple du premier père, courbé durant tant de siècles sous le joug de la pénitence, témoin vivant des bontés et des justices du Seigneur, perdait de jour en jour son empire sur les fils qui se multipliaient autour de lui ; et quand l’infortuné vieillard fut descendu dans la tombe, sa race se montra plus oublieuse encore des liens de service et de dépendance qui l’enchaînaient à Dieu. La longue vie dont avaient été gratifiés les hommes de ce premier âge du monde fut une nouvelle arme qu’ils tournèrent contre Dieu ; et les enfants de Seth contractant alliance avec la famille de Caïn, l’espèce humaine tout entière sembla vouloir protester contre son auteur et n’adorer plus qu’elle-même.

Dieu néanmoins ne les avait pas abandonnés sans défense au penchant déréglé de leurs cœurs. Le divin secours de la grâce leur était offert pour vaincre l’orgueil et l’entraînement de la sensualité. Les mérites du Rédempteur à naître étaient déjà présents devant la suprême justice, et le sang de l’Agneau immolé, comme parle saint Jean, dès le commencement du monde [1], imputait ses divins mérites aux générations qui devaient s’écouler avant le grand sacrifice. Les hommes pouvaient donc tous être justes comme Noé, et mériter comme lui les complaisances de l’Éternel ; mais les pensées de leurs cœurs se dirigeaient vers le mal de préférence au bien, et la terre se peuplait d’ennemis de Dieu. Ce fut alors que, selon la naïve et sublime expression de Moïse, Dieu se repentit de les avoir créés. Il décréta d’abréger la vie de l’homme, afin que le souvenir de la mort fût plus près de lui, et d’éteindre toute cette race perverse, sauf une seule famille, sous les eaux d’un déluge universel. Réduit à recommencer ses destinées, le genre humain, après une si effroyable catastrophe, connaîtrait mieux peut-être sa dépendance à l’égard de son auteur.

Le missel mozarabe nous fournira aujourd’hui cette belle formule liturgique, qui convient si parfaitement au temps de la Septuagésime.

Messe du dimanche avant la suppression de la viande

Ils sont proches, ces jours de salut que nous ramène le cours de l’année, et durant lesquels nous nous efforçons de chercher un remède à nos œuvres mauvaises dans les travaux d’une salutaire abstinence. Comme parle l’apôtre : C’est là le temps favorable, ce sont là les jours de salut. C’est alors que le remède spirituel est appliqué à l’âme qui le désire, et que le mal qui, par sa fausse douceur, produit l’ulcère du péché, est déraciné des âmes. Nous qui par une funeste habitude sommes portés à décliner sans cesse, la divine miséricorde s’apprête à nous relever ; il nous faudra diriger nos efforts pour remonter en haut. Voyons donc arriver avec joie ces saints jours, et nous mériterons d’être affranchis de la culpabilité de nos crimes, et d’être rendus participants de la béatitude des élus. Amen.

 

Mardi de la Sexagésime

Lorsque nous repassons en nous-mêmes les graves événements qui signalèrent le premier âge du monde, la perversité humaine qui osa s’y déployer sous les yeux de Dieu nous semble incompréhensible. Comment la voix tonnante du Seigneur en Éden put-elle être sitôt oubliée ? Comment le spectacle de la pénitence d’Adam ne porta-t-il pas ses fils à s’humilier devant Dieu, et à marcher dans ses voies ? Comment la promesse d’un médiateur qui devait leur rouvrir les portes du paradis n’éveilla-t-elle pas dans leurs cœurs le désir de se rendre dignes d’être ses ancêtres, et d’avoir part à la régénération qu’il apporterait aux hommes ? Cependant, les siècles qui suivirent la mort d’Adam furent des siècles de crime et de scandale ; et l’on sait que lui-même vit de ses propres yeux l’un de ses deux premiers enfants devenir le meurtrier de l’autre. Devons-nous donc tant nous étonner de la perversité de ces premiers hommes ? Aujourd’hui, que six mille ans de bienfaits ont été versés du ciel sur la terre, que six mille ans de justice ont été exercés, les hommes ont-ils le cœur moins appesanti, moins ingrat, moins rebelle ? La dure leçon du paradis terrestre, le châtiment formidable du déluge, que sont-ils pour la plupart des hommes qui daignent accepter ces faits ? Un souvenir, qui n’arrive pas même à empreindre dans leur vie le sentiment de la justice de Dieu. Plus heureux que leurs ancêtres, ils savent que le ciel n’a plus de Messie à envoyer, que Dieu est descendu, qu’il s’est fait homme, qu’il a brisé le sceptre de Satan, que la voie du ciel est devenue facile au moyen des secours déposés par le médiateur dans les divins sacrements ; et cependant le péché règne et triomphe au milieu du christianisme. Sans doute, les justes sont maintenant plus nombreux qu’aux jours de Noé ; mais aussi quels trésors de grâces le Sauveur n’a-t-il pas épanchés sur notre race dégénérée, par le ministère de l’Église son épouse ? Oui, des chrétiens fidèles se rencontrent sur la terre, le nombre des élus se complète chaque jour ; mais la multitude vit dans la disgrâce de Dieu, et mène une conduite en contradiction avec sa foi.

Lors donc que la sainte Église nous remet en mémoire ces temps « où toute chair avait corrompu sa voie », elle nous presse de penser à notre conversion. En nous rappelant les œuvres perverses des premiers hommes, elle nous avertit de songer à nous et de nous juger nous-mêmes. En faisant retentir à nos oreilles le bruit des cataractes du firmament qui s’ouvrirent et submergèrent la terre et ses habitants, elle nous invite à ne pas nous jouer d’un Dieu dont la colère a pu employer de si terribles moyens pour se venger d’une créature révoltée. La semaine précédente, nous avons dû peser la gravité des conséquences du péché d’Adam, péché qui ne nous est pas personnel, mais dont les suites s’étendent néanmoins si cruellement jusqu’à nous. Cette semaine, ce sont nos péchés à nous, nos péchés actuels que nous devons reconnaître et déplorer. Comblés des faveurs de Dieu, éclairés de sa lumière, rachetés dans son sang, fortifiés contre tous les obstacles par sa grâce, nous avons néanmoins corrompu nos voies, et porté le Seigneur au repentir de nous avoir créés. Confessons notre iniquité et reconnaissons humblement que c’est « à sa pure miséricorde que nous devons de n’avoir pas été consumés [2] ».

Nous emprunterons la pièce suivante au missel ambrosien, où elle figure dans le temps de l’année que nous traversons présentement.

Transitorium, Septuagésime

Convertissez-vous tous à Dieu, d’un cœur pur, dans la prière, les jeûnes et les veilles. Versez des larmes avec vos prières, effacez la sentence méritée par vos péchés, avant que la mort ne vienne tout à coup fondre sur vous ; avant que le gouffre de la mort ne vous engloutisse. Quand le créateur arrivera, qu’il nous trouve prêts.

 

Mercredi de la Sexagésime

Nous avons péché, nous avons abusé de la vie, ô Dieu des justices ! et, quand nous lisons l’histoire des châtiments que votre colère a versés sur les pécheurs des temps anciens, nous sentons que nous avons mérité d’être traités comme eux. Nous avons le bonheur d’être chrétiens et enfants de votre Église ; la lumière de la foi, l’impulsion de votre grâce nous ont ramenés à vous ; mais devons-nous pour cela oublier ce que nous avons été ? Et sommes-nous si fermes dans le bien, que nous puissions nous promettre d’y persévérer toujours ? Ô Seigneur ! « transpercez nos âmes des traits de votre crainte [3] ». Notre cœur est dur, il a besoin de trembler devant vous ; autrement, il serait en danger de vous trahir encore.

Ce spectacle du monde submergé, cette extinction de la race humaine sous les flots, nous glacent de terreur ; car ils nous montrent que votre patience et votre longanimité peuvent s’épuiser, et faire place à une vengeance sans pitié. Vous êtes juste, Seigneur ; et nul de nous n’a le droit de s’en étonner ni de s’en plaindre.

C’est cette justice que nous avons défiée, cette vengeance que nous avons bravée ; car si votre parole est engagée à ne plus anéantir désormais sous les eaux la race des pécheurs, nous savons que vous avez allumé dans votre colère un feu qui doit dévorer éternellement ceux qui sortiront de ce monde sans s’être réconciliés avec vous. Ô dignité de notre faible nature ! Celui qui nous a tirés du néant ne veut voir en nous que des amis ou des ennemis. Et il en devait être ainsi. Créés intelligents et libres, le bien et le mal sont devant nous ; il nous faut choisir, nous ne pouvons rester neutres. Si nous adoptons le bien, Dieu se tourne vers nous avec amour ; si nous faisons le mal, nous rompons avec lui, qui est le souverain bien. Mais, comme sa miséricorde est infinie envers la faible créature qu’il n’a tirée du néant que par amour, comme il veut d’une volonté sincère que tous soient sauvés, il attend en patience que le pécheur revienne à lui, et il l’attire en mille manières.

Mais malheur à qui se refuse à l’appel divin, quand cet appel est le dernier ! La justice alors s’accomplit ; et l’apôtre nous a dit qu’il est horrible de tomber entre les mains du Dieu vivant [4]. Apprenons donc à fuir la colère à venir [5], et hâtons-nous de faire la paix avec le souverain Maître que nous avons irrité. Si déjà nous sommes rentrés en grâce avec lui, marchons dans sa crainte, jusqu’à ce que, l’amour ayant jeté de plus profondes racines dans notre cœur, nous méritions de courir dans la voie des divins commandements [6].

L’Église gothique d’Espagne, dans son bréviaire mozarabe, nous fournira la prière suivante.

Oraison, pour le début du jeûne

Détournez votre face de nos péchés, Seigneur, et effacez toutes nos iniquités ; ôtez de devant vos yeux le mal dans lequel nous entraînèrent nos coupables satisfactions, et prêtez l’oreille de votre clémence à notre humble aveu. Daignez avoir pitié de nos supplications, vous qui êtes propice à ceux qui sont dans l’adversité, et qui accordez au pécheur que son état désespère, un cœur pénitent pour célébrer votre gloire. De même que le publicain qui se tenait loin de l’autel, et frappait sa poitrine, se trouva purifié par le simple aveu de ses fautes, de même nous qui sommes pécheurs, exaucez-nous. Vous lui accordâtes selon son mérite le fruit de sa demande ; daignez accorder aussi aux supplications de vos indignes serviteurs le pardon de leurs péchés. Amen.

 

Jeudi de la Sexagésime

Dieu promit solennellement à Noé de ne plus employer contre la terre coupable le terrible châtiment du déluge ; mais sa justice l’a contraint plusieurs fois, pour punir les nations révoltées, de recourir à un moyen sévère, et qui présente plus d’une analogie avec le déluge ; il a déchaîné contre les peuples le fléau des invasions ennemies. L’histoire en présente, dans tout son cours, la suite effrayante ; et toujours la divine Providence s’est justifiée dans ses œuvres. Les invasions étrangères ont été toujours amenées par les crimes des hommes, et il n’en est pas une seule qui n’atteste la suprême équité avec laquelle Dieu gouverne le monde.

Nous ne rappellerons point ici la succession de ces grandes catastrophes dont le récit forme, pour ainsi dire, les annales de l’humanité, ces conquêtes, ces extinctions de races, ces pertes de nationalités, ces fusions violentes de peuples, dans lesquelles tout un passé est submergé. Qu’on se rappelle seulement les deux grands faits de ce genre qui ont désolé le monde depuis l’ère chrétienne, et qu’on adore la justice de Dieu.

L’Empire romain avait accumulé les crimes jusqu’au ciel ; l’adoration de l’homme et la licence effrénée des mœurs avaient été portées par son influence au dernier degré dans les nations qu’il avait perverties. Le christianisme pouvait sauver les hommes dans l’Empire, mais l’Empire lui-même ne pouvait devenir chrétien. Dieu le voua au déluge des barbares, et il disparut sous les flots de l’invasion qui montaient toujours, jusqu’à ce qu’ils eussent couvert les sommets dorés du capitule. Les farouches exécuteurs de la vengeance céleste avaient eux-mêmes l’instinct de leur mission, et ils prenaient le nom de Fléaux de Dieu.

Plus tard, lorsque les nations chrétiennes de l’Orient, celles qui avaient transmis aux Occidentaux le flambeau de la foi qu’elles ont laissé s’éteindre chez elles, eurent assez fatigué la justice divine par les sacrilèges hérésies dont elles défiguraient l’auguste symbole de la foi, Dieu déchaîna sur elles, du fond de l’Arabie, le déluge de l’Islamisme qui engloutit les chrétientés premières, sans épargner même Jérusalem, teinte du sang et témoin de la résurrection de l’Homme-Dieu. Antioche et Alexandrie avec leurs patriarcats, s’abîmèrent dans l’ignominie de l’esclavage, en attendant que Constantinople à son tour, ayant lassé la patience divine, devînt elle-même le siège du Croissant.

C’est notre tour maintenant, nations occidentales, si nous ne revenons pas au Seigneur notre Dieu. Déjà les cataractes du Ciel sont entr’ou-vertes, et le flot vengeur de la barbarie menace de se précipiter sur nous. Mais aussi, dans notre Europe, toute chair n’a-t-elle pas corrompu sa voie comme aux jours de Noé ? n’avons-nous pas conspiré de toutes parts contre le Seigneur et contre son Christ ? n’avons-nous pas crié comme les nations impies dont parle le psalmiste : « Brisons leurs liens, et rejetons leur joug loin de nous [7] » ? Tremblons que le moment ne soit venu, où, en dépit de notre orgueil et de nos fragiles moyens de défense, le Christ irrité, à qui seul les peuples appartiennent, nous régira avec la verge de fer, et « nous brisera comme un vase d’argile [8] ». Le temps presse, profitons du conseil que nous donne le Roi-Prophète : « Servez le Seigneur dans la crainte ; embrassez sa loi, de peur que le Seigneur ne s’irrite, et que vous ne périssiez quand sa colère s’allumera soudain [9] ».

Cette belle formule liturgique appartient au missel ambrosien, dans la saison présente.

Transitorium, dimanche de la Quinquagésime

Venez, convertissez-vous à moi, dit le Seigneur. Venez, fidèles, versons des larmes devant Dieu ; car nous avons négligé nos âmes, et à cause de nous la terre est dans l’angoisse. Nous avons commis l’iniquité, et pour cela les fondements de la terre sont ébranlés. Hâtons-nous de prévenir la colère de Dieu, pleurons et disons : Vous qui ôtez les péchés du monde, ayez pitié de nous.

 

Vendredi de la Sexagésime

Le Seigneur qui châtie la terre par le déluge veut néanmoins rester fidèle à ses promesses. Il a annoncé la défaite du serpent ; mais les temps ne sont pas venus encore ; il faut donc que le genre humain soit conservé jusqu’au jour où la promesse s’accomplira. L’arche reçoit dans son sein le juste Noé et sa famille, et si les eaux vengeresses s’élèvent jusqu’au-dessus des plus hautes montagnes, la demeure fragile, mais sûre, à laquelle ils se sont confiés, plane tranquillement sur les flots. Au jour marqué, ses habitants descendront sur la terre purifiée, et ils entendront encore de la bouche de Dieu cette parole qu’il avait d’abord adressée à nos premiers parents : « Croissez et multipliez, et remplissez la terre. »

C’est donc à l’arche que le genre humain fut redevable de sa conservation : c’est par elle que Dieu nous sauva tous. Qu’il soit donc béni, ce navire hospitalier, dont le Seigneur lui-même daigna donner le plan, et sur lequel glissèrent, sans y pénétrer, toutes les pluies de sa colère ! Mais si nous devons honorer de nos respects ce bois insensible et vil [10], par lequel les générations humaines furent sauvées, quel ne doit pas être notre amour pour cette autre arche, dont la première ne fut que la figure, et qui, depuis dix-huit siècles, nous sauve et nous conduit à Dieu ; pour cette Église sainte, épouse du Fils de Dieu, hors de laquelle il n’y a pas de salut, et au sein de laquelle nous trouvons la vérité qui délivre de l’erreur et du doute [11], la grâce qui purifie les cœurs, l’aliment qui les nourrit et les prépare pour l’immortalité !

Arche sacrée, vous êtes habitée, non plus par une seule famille, mais par des membres de toutes les nations qui sont sous le ciel. Vous voguez sur les tempêtes depuis le jour où le pilote vous lança sur la mer de ce monde, et jamais vous n’avez sombré ; et nous savons que vous aborderez à l’éternité, sans que jamais aucun naufrage vienne accuser la prévoyance de celui qui vous aime et pour vous-même et pour le dépôt que vous lui gardez. C’est par vous qu’il repeuple ce monde, qu’il n’a créé que pour ses élus [12] ; « quand il est irrité contre les hommes, il se ressouvient de sa miséricorde [13] », à cause de vous ; car c’est en vous qu’il a fait alliance avec notre race.

Asile de sécurité, gardez-nous au milieu de l’affreux déluge. Au jour où l’Empire profane qui s’était enivré du sang des martyrs [14] disparaissait sous l’invasion des barbares, la génération chrétienne était en sûreté, à l’ombre de vos flancs maternels. Le torrent qui inondait tout s’écoula peu à peu ; et la génération qui s’était confiée à vous, vaincue selon la chair, devint bientôt victorieuse par l’esprit. Le sicambre s’humilia devant son esclave, et des peuples nouveaux ayant pour première loi l’évangile commencèrent leurs brillantes destinées sur la terre même qu’avaient corrompue et que n’avaient pu défendre les Césars.

Lorsque l’inondation sarrasine vint à son tour submerger tant de contrées orientales, menaçant même l’Europe qu’elle eût envahie tout entière, si la vigueur des fils que vous aviez sauvés n’eût refoulé ces hordes barbares, n’est-ce pas dans votre sein, Arche tutélaire, que se sont réfugiés les restes des chrétiens qui, au milieu des scandales et de l’abrutissement dans lesquels le schisme et l’hérésie ont plongé le plus grand nombre de leurs frères, conservent fidèlement le feu sacré ? Sous l’abri que vous leur avez ménagé, ils forment la chaîne non interrompue des témoins de la vérité dans ces régions, jusqu’à ce que le retour de la miséricorde céleste amène des temps meilleurs, et qu’il soit donné à ces nouveaux Sem de se multiplier encore sur cette terre jadis si féconde en fruits de gloire et de sainteté.

Et nous, ô Église, avec quel bonheur nous nous sentons portés par vous, et par vous garantis contre les vagues de l’océan de l’anarchie qui monte toujours, et que nos péchés ont déchaîné. Nous supplions le Seigneur, afin qu’il dise à cette mer furieuse : « Tu ne viendras que jusqu’ici, et tu briseras là l’orgueil de tes flots [15] » ; mais si la divine justice avait résolu de la laisser prévaloir pour un temps, nous sommes assurés d’échapper au fléau. Dans votre sein tranquille, ô Église, nous trouvons les vrais biens, les biens spirituels « que les voleurs ne peuvent ravir [16] » ; la vie que vous donnez est la seule vie véritable ; la patrie qui est en vous est l’unique patrie. Oh ! gardez-nous, Arche du Christ ; que nous soyons toujours en vous, avec ceux que nous aimons, « jusqu’à ce que les eaux de l’iniquité se soient écoulées [17] » ! Puis, lorsque la terre purifiée devra recevoir de nouveau la semence divine de la parole qui produit les enfants de Dieu, ceux que vous n’aurez pas déposés encore sur les rivages éternels, descendront pour rendre à toute âme humaine les principes sacrés de l’autorité et du droit, de la famille et de la société, principes qui sont venus du ciel, et que vous êtes chargée de conserver et d’enseigner, jusqu’à la consommation des siècles.

Nous placerons ici cette belle oraison du missel mozarabe, dans laquelle l’Église gothique d’Espagne implorait si éloquemment la miséricorde de Dieu.

Oraison du 5e dimanche après l’Epiphanie

Exaucez-nous, Seigneur notre Dieu, et, oubliant l’iniquité humaine, daignez ne vous souvenir que de votre miséricorde. Exaucez-nous, nous vous en supplions, vous qui ne souffrez pas le péché, qui prescrivez l’amendement, qui permettez la prière. Votre patience attend notre retour et notre correction ; votre justice nous inspire la crainte du jugement à venir : votre miséricorde nous montre le moyen d’éviter la mort. Que nos offrandes nous fassent trouver grâce devant vos yeux ; accordez pour nos péchés le pardon, pour nos plaies le remède. Que nos soupirs obtiennent votre pitié, nos douleurs la consolation, nos pleurs leur adoucissement. Que nos temps soient tranquilles, nos fonctions honorées, nos vœux exaucés ; que nos demandes méritent leur effet, nos regrets leur consolation, nos paroles sacrées leur résultat mystérieux. Que notre oblation soit féconde en sanctifications ; que nos terreurs s’éloignent devant la sécurité ; que notre bénédiction soit fructueuse pour le salut : en sorte que, par l’abondante effusion de votre grâce sur tous, en réjouissant le prêtre, vous consoliez le peuple. Amen.

 

Samedi de la Sexagésime

En terminant la semaine précédente, toute pleine des souvenirs de la chute humiliante et désastreuse de nos premiers parents, après avoir reconnu en nous les dures et inévitables conséquences de la prévarication du commencement, nous arrêtions nos regards sur cette heureuse fille de la race humaine qui, par une miséricorde toute spéciale, n’a point participé au déshonneur d’être conçue dans le péché. En ce dernier jour de la semaine consacrée au repentir de ces fautes personnelles dont tout homme, même le plus juste, s’est rendu coupable, nous venons encore, ô Marie, nous prosterner devant vous, et honorer en votre personne la très sainte créature qui, seule entre toutes, n’a point commis le péché.

Tous, nous avons corrompu nos voies, nous avons désobéi à Dieu, nous avons enfreint sa loi, nous nous sommes recherchés nous-mêmes aux dépens de ce qui lui est dû ; et vous, ô Miroir de justice et de sainteté, vous avez constamment été remplie de la divine charité, qui jamais n’a subi en vous la plus légère altération. Vierge fidèle, la grâce de votre fils a toujours triomphé dans votre cœur. Rose mystique, vos parfums ont monté jusqu’à lui, à toute heure, sans rien perdre de leur suavité. Tour d’ivoire, nulle tache n’a terni votre incomparable blancheur. Palais dont les murs sont formés d’or, pour signifier l’amour, qui est le plus excellent des dons, vous avez toujours réfléchi les feux du divin Esprit. Ayez donc pitié de nous ; car nous sommes pécheurs.

Nous avons contraint le Seigneur au repentir de nous avoir créés ; mais en vous il s’est complu, ô Marie, en vous, terre fertile entre toutes, dans laquelle la grâce qu’il avait semée a fructifié avec surabondance. Daignez donc, ô notre sœur, féconder la terre de nos cœurs, en arracher les épines qui étouffent la plante céleste. Nous sommes maculés par le péché ; lavez-nous par le mérite des larmes maternelles que vous répandîtes au pied de la croix. Si déjà votre fils nous a pardonné, couvrez de votre manteau les cicatrices de nos plaies. Nous ne redoutons pas assez le mal, nous nous exposons à le commettre ; fortifiez nos cœurs chancelants dans le bien ; éveillez en eux cette précieuse susceptibilité pour l’honneur de Dieu, pour son amour, par laquelle nous serons arrachés enfin à cette dangereuse complaisance envers nous-mêmes qui pourrait nous perdre encore.

Le déluge que nos péchés ont attiré roule ses flots contre nous, ô Mère de bonté ! nous nous hâtons d’entrer dans l’arche protectrice, certains d’y trouver un asile assuré. Mais, ô puissante médiatrice, nous tournons encore nos regards vers vous. N’est-il pas en votre pouvoir de conjurer la colère du Seigneur, d’arrêter jusqu’au dernier instant le déchaînement de ses vengeances ? Hâtez-vous de secourir le monde qui s’affaisse. Souvenez-vous de tant de pécheurs qui périraient sans retour sous les vagues de la justice divine qu’ils ont bravée. Obtenez que tant d’âmes lavées dans le sang de votre fils ne soient pas perdues éternellement. Soyez, ô Marie, avant l’inondation, cette colombe de paix qui n’apporta jadis le rameau d’olivier qu’après que la colère de Dieu fut apaisée. Soyez l’arc pacifique sur les nuées du ciel, avant qu’elles aient vomi leurs torrents sur la terre. Nous nous adressons à vous, comme à la Reine de miséricorde, et nous vous demandons grâce pour nos péchés, comme à celle dont la pureté et l’innocence n’ont au-dessus d’elles que la sainteté même de Dieu.

Nous détacherons quelques stances de la célèbre complainte à Marie, composée par le moine Euthymius, et que l’Église grecque emploie dans ses offices.

Compolainte à Marie

Comment pourrai-je, ô grande Reine, déplorer assez ma vie coupable et la multitude de mes péchés ? Je ne sais plus ce que je dois vous dire, ô très chaste ! la terreur me saisit : venez à mon secours.

Par où commencerai-je, infortuné, à confesser ma malice et mes criminelles actions ? Oh ! qu’arrivera-t-il de moi ? Au moins, ô ma Souveraine, ayez pitié de moi, avant que mes yeux se ferment à la lumière.

J’ai marché dans la voie de tout péché, ô Vierge immaculée ! Je n’ai pas su trouver le chemin du salut ; mais j’ai recours à votre bonté : ne me méprisez pas aujourd’hui que mon cœur se repent.

Je pense sans cesse, ô très pure, à l’heure de ma mort et au terrible tribunal ; mais l’habitude du péché m’entraîne violemment à le commettre de nouveau ; portez-moi secours.

Le mortel ennemi de ceux qui cherchent le bien ayant vu combien je suis nu et sans défenseur, combien je suis éloigné des saintes vertus, s’élance pour me dévorer. Prévenez-le et écartez-le, ô grande Reine.

Ô douleur ! par l’arrogance de mon esprit, j’ai eu le malheur de souiller en moi l’image de Dieu : hâtez-vous, ô Vierge, d’accourir à mon secours.

L’armée des anges, les Vertus des cieux, tout tremble devant la puissance de votre fils, ô très chaste ; et moi, j’ai été sans crainte, comme un désespéré.

Ne me laissez pas submergé dans l’abîme de mes fautes, ô grande Reine. Mon très cruel ennemi qui me voit luttant avec le désespoir, se rit de mon sort ; mais vous, relevez-moi par votre main puissante.

Le jugement est redoutable, ô mon âme misérable et insensée ; le châtiment est horrible et sans fin ; néanmoins, viens te prosterner devant la mère de ton juge et de ton Dieu. Pourquoi désespérer de toi-même ?

Ô Vierge sans tache, je suis rempli de ténèbres par la multitude de mes grands péchés : les yeux de mon âme et mon âme elle-même ont perdu leur éclat. Par les splendeurs de votre lumière, daignez au plus tôt rétablir en moi ce doux repos que produit l’éloignement des passions.

Donnez-moi, ô Princesse, un gémissement continuel, une fontaine de larmes, afin que j’efface mes nombreux péchés, mes plaies inguérissables, afin que j’obtienne la vie éternelle.

Me voici, moi votre serviteur, ô Vierge très pure ! J’approche de vous avec crainte et avec empressement ; car je sais quelle est la puissance de votre prière. Certes, elle est d’un grand poids, ô très digne, la supplication de la mère auprès du fils ; les entrailles du fils en sont toujours émues.

Ô vous que toute langue doit célébrer, j’attends dans votre fils un juge miséricordieux et plein de bonté ; ne me dédaignez pas ; mais rendez-le-moi propice, afin qu’il me place à la droite de son tribunal ; car j’ai espéré en vous.

[1]              Apoc. 13, 8.

[2]              Thren. 3, 22.

[3]                             Psalm. 118.

 

[4]              Héb. 10, 31.

[5]              s. Matth. 3, 7.

[6]                             Psalm. 118.

 

[7]              Psalm. 2.

[8]              Ibid.

[9]              Ibid.

[10]             Sap. 10, 4.

[11]             s. Jean 8, 32.

[12]             s. Matth. 24, 22.

[13]             Habac. 3, 2.

[14]             Apoc. 17, 6.

[15]             Job. 38, 11.

[16]             s. Matth. 6, 19.

[17]             Psalm. 56, 2.