Dom Guéranger ~ L’année liturgique
Semaine de la Septuagésime
- Lundi de la Septuagésime
- Mardi de la Septuagésime
- Mercredi de la Septuagésime
- Jeudi de la Septuagésime
- Vendredi de la Septuagésime
- Samedi de la Septuagésime
Lundi de la Septuagésime
Le serpent dit à la femme : « Pourquoi Dieu vous a-t-il commandé de ne pas manger du fruit de tous les arbres du jardin ? » Tel est le début de l’entretien que notre première mère consent à lier avec l’ennemi de Dieu ; et déjà le salut du genre humain est en péril.
Rappelons-nous tout ce qui s’est passé jusqu’à cette heure fatale. Dieu, dans sa puissance et dans son amour, a créé deux êtres sur lesquels il a versé toutes les richesses de sa bonté. Il a ouvert devant eux une destinée immortelle, accompagnée de toutes les conditions d’un bonheur parfait. La nature entière leur est soumise ; une postérité innombrable doit sortir d’eux et les entourer à jamais de sa tendresse filiale. Bien plus, le Dieu de bonté qui les a créés daigne descendre jusqu’à la familiarité avec eux, et dans leur innocence, cette condescendance adorable ne les surprend pas. Mais ceci n’est rien encore. Après l’épreuve qui doit les en rendre dignes, le Dieu qu’ils ne connaissent jusque-là que par des bienfaits d’un ordre inférieur, leur prépare une félicité au-dessus de toutes leurs pensées. Il a résolu de se faire connaître à eux tel qu’il est, de les associer à sa gloire, de rendre infini leur bonheur, en même temps qu’il sera éternel. Voilà ce que Dieu a fait, ce qu’il a préparé pour ces deux êtres qui, tout à l’heure, étaient encore dans le néant.
En retour de tant de dons gratuits et magnifiques, Dieu ne leur demande qu’une seule chose : qu’ils reconnaissent son domaine sur eux. Rien ne doit leur être plus doux ; rien aussi n’est plus juste en soi. Tout ce qui est en eux et hors d’eux n’est qu’un produit de l’inépuisable munificence du Dieu qui les a arrachés au néant ; leur vie tout entière ne doit donc être que fidélité, amour et reconnaissance. Comme expression de cette fidélité, de cet amour et de cette reconnaissance, le Seigneur ne leur a posé qu’un seul précepte, qui consiste à s’abstenir du fruit d’un seul arbre. L’observation de ce commandement facile est l’unique compensation qu’il exige pour tous les bienfaits qu’il a répandus sur eux. Cette compensation suffit à la souveraine équité ; elle doit donc être acceptée par eux avec un saint orgueil, comme le lien qui les unit à Dieu, comme le seul moyen qu’ils ont de s’acquitter envers lui.
Mais voici ce qui arrive. Une voix qui n’est pas celle de Dieu, la voix d’une créature se fait entendre à la femme. « Pourquoi Dieu vous a-t-il fait ce commandement ? » Et la femme s’arrête à écouter cette voix, et son cœur n’est pas saisi d’indignation d’entendre demander pourquoi le divin bienfaiteur a porté tel ou tel précepte ? Elle ne fuit pas avec horreur celui qui ose peser la valeur des ordres de Dieu ; elle ne lui déclare pas qu’une telle question lui semble sacrilège. Elle reste, et va répondre. L’honneur de Dieu ne la touche plus. Que nous paierons cher cette insensibilité et cette imprudence !
Ève répond : « Nous mangeons du fruit des arbres qui sont dans le jardin ; mais pour ce qui est des fruits de l’arbre qui est au milieu du jardin, Dieu nous a commandé de n’en point manger et de n’y point toucher, de peur que nous ne mourrions ». Ainsi, la femme ne se contente pas d’écouter la question du serpent : elle répond, elle engage conversation avec l’esprit pervers qui la tente. Elle s’expose au danger ; sa fidélité est déjà compromise. Si les termes dont elle use dans sa réponse font voir qu’elle n’avait pas oublié le commandement du Seigneur, on y sent déjà comme un doute qui tient de l’orgueil et de l’ingratitude.
L’esprit du mal s’aperçoit qu’il a éveillé dans ce cœur l’amour de l’indépendance, et que s’il peut rassurer sa victime sur les suites de la désobéissance, elle est à lui désormais. Il poursuit donc, avec autant d’audace que de perfidie : « Assurément vous ne mourrez point ; mais Dieu sait que le jour où vous en aurez mangé, vos yeux seront ouverts, et vous serez comme des dieux, connaissant le bien et le mal. » C’est la rupture même avec Dieu que le serpent propose ici à la femme. Il vient d’allumer en elle ce perfide amour de soi, qui est le souverain mal de la créature, et qu’elle ne peut satisfaire qu’en brisant les liens qui l’attachent au créateur. Le souvenir des bienfaits, le cri de la reconnaissance, l’intérêt personnel, tout est oublié. Comme l’ange rebelle, l’homme ingrat veut devenir Dieu ; comme lui il sera brisé.
Dimanche de la Tyrophagie
Réveille-toi, mon âme infortunée ; pleure aujourd’hui sur tes actions : viens repasser le souvenir de ce malheur qui fit paraître la nudité dans Éden, au jour où tu te vis privée des délices et des joies éternelles de ce séjour.
Créateur de toutes choses, dans votre bonté et votre miséricorde, après m’avoir tiré de la poussière et m’avoir donné une âme, vous me fîtes le commandement de vous louer avec vos anges.
Créateur et Seigneur, dans la munificence de votre bonté, vous aviez planté un jardin délicieux dans Éden, et vous m’aviez commandé de jouir de ses fruits si beaux, si agréables, et qui ne devaient pas se flétrir.
Ô mon âme infortunée ! tu avais reçu de Dieu la faculté de jouir des voluptés d’Éden, à la condition de ne pas manger le fruit défendu de la science ; pourquoi as-tu violé la loi de Dieu ?
(Vierge, Mère de Dieu, fille d’Adam par le sang, mais devenue Mère du Christ-Dieu par la grâce, rappelez-moi dans Éden d’où j’ai été expulsé.)
Le serpent trompeur, envieux de ma gloire, a murmuré la fourberie aux oreilles d’Ève ; j’ai été trompé à mon tour ; hélas ! me voilà exilé du séjour de vie.
J’ai étendu une main téméraire et goûté le fruit de la science, que Dieu m’avait défendu même de toucher, et tout aussitôt en proie à la plus cruelle angoisse, j’ai perdu la gloire divine.
Ô mon âme infortunée ! comment n’as-tu pas pressenti la tromperie ? Comment n’as-tu pas deviné la fraude et la jalousie de l’ennemi ? Mais non, ton esprit s’est obscurci, et tu as oublié le commandement de ton auteur.
(Ô mon espoir ! ô ma protection ! Vierge auguste ! vous qui seule avez pu voiler la nudité d’Adam tombé, par votre merveilleux enfantement : vous, ô très pure, enveloppez-moi d’un vêtement d’incorruptibilité.)
Mardi de la Septuagésime
Les promesses du serpent avaient suffi pour étouffer au cœur de la femme tout sentiment d’amour envers celui qui l’avait créée et comblée de biens ; elle rêvait déjà l’égalité avec lui. La foi aussi s’était obscurcie en elle ; elle s’arrêtait à penser que Dieu pouvait l’avoir trompée en la menaçant de mort dans le cas où elle aurait le malheur d’enfreindre son précepte. Vaincue par l’orgueil, elle lève ses regards vers le fruit défendu ; il lui semble « bon à manger, beau et agréable à la vue ». Ses sens conspirent avec son âme à désobéir à Dieu et à la perdre. La prévarication est déjà commise dans son cœur ; il ne reste plus qu’à la consommer par un acte formel. Enivrée d’elle-même, comme si Dieu n’existait plus, elle étend une main audacieuse, saisit le fruit et le porte à sa bouche.
Dieu avait prédit la mort à l’infidèle qui violerait son commandement ; cependant Ève a péché, et elle sent encore en elle la vie. Son orgueil triomphe, et se croyant plus forte que Dieu, elle veut associer Adam à sa coupable victoire. D’une main assurée, elle lui présente ce fruit qu’elle croit avoir mangé impunément. Soit qu’il se sentît rassuré par l’impunité du crime de son épouse, soit que, par le sentiment d’un amour aveugle, il voulût partager le sort de celle qui était la chair de sa chair et l’os de ses os, notre premier père oublie à son tour ce qu’il doit à son créateur et sacrifie l’amitié de Dieu. Par une lâche complaisance pour sa femme, il mange le fruit, et en se perdant, il perd toute sa postérité.
Mais à peine ont-ils l’un et l’autre brisé le lien qui les unissait à Dieu, que tout aussitôt ils retombent sur eux-mêmes. Dieu habitant dans la créature qu’il a élevée à l’état surnaturel, lui donne un être complet ; si la créature le chasse d’elle-même par le péché, elle se trouve dans un état pire que le néant ; elle est dans le mal. Cette âme naguère si belle et si pure n’est plus qu’une ruine effrayante. Réduits désormais à eux-mêmes, nos premiers parents sont saisis d’une honte inénarrable. Ils ont voulu devenir des dieux, s’élever jusqu’à l’être infini ; et les voilà en proie à la lutte de la chair contre l’esprit. Leur nudité jusqu’alors innocente les effraie ; ils cherchent à la voiler, afin de ne pas rougir d’eux-mêmes, eux tout à l’heure pleins d’une si noble assurance, au milieu de ce monde soumis à leur empire.
L’amour d’eux-mêmes qui les a séduits a obscurci en eux le souvenir de la grandeur et des bienfaits de Dieu, et ils ont foulé aux pieds son commandement ; ce même aveuglement leur enlève jusqu’à la pensée de confesser leur faute et d’implorer la pitié du maître qu’ils ont offensé. Saisis de stupeur, ils ne savent que fuir et se cacher.
Dimanche de la Tyrophagie
Moi misérable, je fus par vous, Seigneur, comblé d’honneur dans Éden. Hélas ! comment me laissai-je induire en erreur ! Victime de la jalousie de Satan, j’ai mérité d’être chassé de devant votre face.
Chœurs des anges, arbres du paradis qui en faites la gloire, pleurez sur moi qu’une indigne tromperie a séparé de vous, et a chassé loin de Dieu.
Plaines verdoyantes, ombrages plantés par la main de Dieu, vous qui êtes les délices de ce jardin, que vos feuillages versent des larmes sur moi qui suis nu et privé de la gloire de Dieu.
(Sainte et puissante princesse, qui avez ouvert à tous les fidèles les portes du paradis que nous ferma la désobéissance d’Adam, abaissez devant moi les barrières de la miséricorde.)
L’ennemi plein d’envie contre moi, l’adversaire des hommes, sous la forme du serpent, m’a ravi l’heureux séjour du paradis, et m’a arraché à la gloire éternelle.
Je pleure, et mon âme est en proie à l’angoisse ; je voudrais multiplier mes larmes, lorsque je considère et que je comprends enfin la nudité qui m’est échue, par suite de ma transgression.
La main de Dieu m’avait formé de terre ; ô malheur ! j’ai entendu prononcer sur moi un arrêt qui me condamne à retourner dans la terre. Repoussé loin de Dieu, au lieu d’Éden je trouve la tombe ; qui ne pleurerait mon sort ?
(Mère de Dieu, exempte de toute tache, nous, fidèles, nous célébrons le trône mystique de votre gloire ; daignez, ô toute pure, me préparer pour les joies du paradis, moi qui ai eu part à la chute.)
Mercredi de la Septuagésime
Les deux grands coupables comparaissent devant le souverain Seigneur qu’ils ont outragé, et loin d’avouer leur faute, ils cherchent tour à tour à la rejeter sur autrui. La justice divine aura son cours ; et la sentence retentira jusque dans la postérité humaine la plus reculée. Le crime avait été commis par deux êtres comblés de tous les dons de la nature et de la grâce. Le penchant qui nous entraîne au mal, l’ignorance, la distraction qui offusquent l’intelligence de l’homme déchu, n’existaient pas en eux : un excès d’ingratitude les avait donc précipités dans le mal. Ils avaient d’abord hésité, lorsqu’il eût fallu vaincre par la fuite ; peu à peu le mal avait perdu de sa noirceur à leurs yeux, parce qu’ils commençaient à y soupçonner leur intérêt. Enfin, l’amour d’eux-mêmes remplaçant celui qu’ils devaient à Dieu, ils avaient voulu déclarer leur indépendance. Le Seigneur cependant eut pitié d’eux, à cause de leur postérité.
Les anges, créés tous en un même moment, furent soumis individuellement à l’épreuve qui devait être la condition de leur bonheur éternel : chacun d’eux fut à même de choisir la fidélité ou la révolte. Éternellement la malédiction pèsera sur ceux qui se déclarèrent contre Dieu. La divine miséricorde, au contraire, daigne éclater sur la race humaine, contenue tout entière dans nos deux premiers parents, et entraînée par eux et avec eux dans l’abîme de la réprobation.
Une triple sentence sort de la bouche de Dieu ; la plus cruelle est celle qui regarde le serpent. La malédiction qui pèse déjà sur lui est aggravée encore, et le pardon promis à l’humanité ne sera annoncé, ce jour-là, qu’en forme d’anathème contre l’esprit pervers qui a osé poursuivre Dieu lui-même dans son œuvre.
« Je mettrai une inimitié entre toi et la femme, et elle t’écrasera la tête. » Telle est la vengeance que Dieu tire de son ennemi. Le trophée dont celui-ci était si fier tourne à sa honte et ne proclame que sa défaite. Dans son astuce, il ne s’est pas d’abord attaqué à l’homme ; il a préféré se mesurer avec un être faible et crédule, espérant, hélas ! avec fondement, qu’une complaisance trop tendre porterait l’homme à trahir Dieu. Mais voilà que le Seigneur allume lui-même au cœur de la femme une haine implacable contre son ennemi et le nôtre. En vain, le serpent lèvera sa tête altière jusqu’à obtenir l’adoration des hommes ; un jour viendra où le pied d’une femme écrasera cette tête qui a refusé de fléchir devant Dieu. Cette fille d’Ève, que toutes les générations proclameront bienheureuse, sera figurée dans la suite des âges par d’autres femmes, les Debbora, les Judith, les Esther, toutes célèbres par leurs victoires sur le serpent ; elle sera suivie, jusqu’à la fin des temps, par cette succession non interrompue de vierges et d’épouses chrétiennes qui, dans leur faiblesse même, se montreront les puissantes coopératrices de Dieu ; en sorte que, comme parle l’apôtre, « l’homme infidèle sera sanctifié par la femme fidèle [1] ».
Ainsi Dieu brisera l’orgueil du serpent. Avant d’appliquer à nos premiers pères la sentence qu’ils avaient méritée, il signala sa clémence envers leur postérité, et fit luire un rayon d’espérance dans leur cœur.
Dimanche de la Tyrophagie
Adam s’assit, et, tourné vers le jardin de délices, il se livra à ses pleurs, et, mettant la main sur ses yeux, il disait : Ô miséricordieux, ayez pitié de moi qui suis tombé.
Adam regarda l’ange qui le chassait et qui fermait les portes du divin jardin, et il se mit à pousser des sanglots avec violence. Il disait : Ô miséricordieux, ayez pitié de moi qui suis tombé.
Plains, ô paradis, plains le sort de celui qui fut ton maître, et qui maintenant est réduit à la misère. Que le bruit de tes feuillages supplie le créateur de ne pas te fermer pour jamais. Ô miséricordieux, ayez pitié de moi qui suis tombé.
Jeudi de la Septuagésime
Le pardon est annoncé ; mais l’expiation est nécessaire. Il faut que la justice divine soit satisfaite, et que toutes les générations sachent qu’on ne se joue pas impunément de Dieu. Ève est la plus coupable ; c’est elle qui est appelée à recevoir sa sentence après le serpent. Créée pour aider l’homme à remplir la terre d’habitants heureux et fidèles, issue de l’homme, la chair de sa chair et l’os de ses os, elle devait marcher son égale ; or voici le changement qui s’opère par l’effet de la sentence divine. Malgré l’humiliation de la concupiscence, l’union conjugale est maintenue sainte et sacrée ; mais elle n’a plus que le second rang. La virginité, qui ignore les convoitises de la chair, la dépassera en honneur devant Dieu et devant les hommes.
La femme deviendra mère, comme elle l’eût été dans l’état d’innocence ; mais les fils qu’elle portera dans ses entrailles seront pour elle un poids accablant. Leur pénible naissance ne s’opérera qu’au milieu des plus poignantes douleurs ; plus d’une fois même ils n’arriveront à la lumière qu’aux dépens de la vie de celle qui les conçut. Le souvenir d’Ève et de sa prévarication planera sur tout enfantement, et la nature s’étonnera de voir celui qui devait régner sur elle n’arriver à la vie que par violence.
Appelée d’abord aux mêmes honneurs que l’homme, la femme perdra pour jamais son indépendance. L’homme sera son maître, et son devoir à elle sera d’obéir. Durant de longs siècles, cette obéissance ne se distinguera pas de l’esclavage, jusqu’à ce que la vierge attendue depuis quatre mille ans, celle qui doit écraser la tête du serpent par son humilité, vienne relever son sexe, et créer pour la femme chrétienne cet empire de douceur et de persuasion, qu’elle seule a su concilier avec le devoir de soumission que la sentence divine lui a imposé pour jamais.
Dimanche de la Tyrophagie
Roi des siècles, Seigneur de toutes choses, qui par votre volonté m’avez créé, l’envie du perfide serpent me perdit et provoqua contre moi votre colère, ô Sauveur ; ne me dédaignez pas, ô Dieu, mais rappelez-moi.
Hélas ! au lieu de la gloire qui me couvrait, je n’ai plus qu’un vêtement d’ignominie. Je pleure, ô Sauveur, sur mon désastre, et je crie vers vous avec foi : Dieu bon, ne me dédaignez pas, mais rappelez-moi.
J’étais le maître des serpents et des autres animaux : Comment, ô Adam, t’es-tu livré à un entretien familier avec le serpent si funeste aux âmes ? Pourquoi as-tu pris ton ennemi pour un conseiller plein d’intérêt pour toi ? Oh ! quelle erreur a été la tienne, mon âme infortunée !
Nous vous chantons, ô Marie, pleine de la grâce de Dieu, splendide tabernacle de la divine incarnation ! Éclairez-moi qui suis en proie aux ténèbres honteuses de mes passions, vous qui êtes la source de miséricorde, l’espérance de tous ceux que l’espérance a abandonnés.
Vendredi de la Septuagésime
La malédiction qui pèsera désormais sur tout homme a été déclarée à Ève ; celle qui regarde la terre elle-même est dirigée contre Adam. « Parce que tu as écouté la voix de ton épouse, et que tu as mangé du fruit défendu, la terre sera maudite à cause de ce que tu as fait. » Le Seigneur n’admet pas l’excuse de notre premier père ; cependant il daigne prendre acte de sa faiblesse et se souvenir que l’homme a moins péché par amour de soi que par une aveugle tendresse pour la créature fragile qui était sortie de lui-même. Il n’est pas la cause première de la désobéissance. Dieu a déterminé pour lui un châtiment particulier : ce sera l’humiliation personnelle et le travail. Hors du jardin de délices s’étend l’immense désert de la terre, la vallée des larmes, triste exil pour celui qui, pendant plus de neuf cents ans, doit garder au fond de son âme désolée le souvenir des heures si rapides du paradis. Ce désert est stérile ; il faudra que l’homme le féconde, et qu’il en fasse sortir, à force de sueurs, sa chétive subsistance et celle de sa famille. Dans la suite des âges, plusieurs des fils d’Adam sembleront soustraits à la loi du travail ; mais cette exception ne fera que confirmer la vérité de la sentence portée. Ils se reposeront quelques jours, parce que d’autres ont longuement travaillé pour eux ; et leur repos ne sera légitime qu’autant qu’ils se mettront en devoir d’encourager par leurs exemples de vertu et leurs bienfaits ce nombre immense de leurs frères sur lesquels la sentence s’accomplit à la lettre. Si le travail s’arrête sur la terre, les ronces et les épines en couvriront la surface ; et telle est d’ailleurs l’importance de cette loi à laquelle est soumis l’homme déchu, que l’oisiveté énerve les forces de son corps et déprave son cœur.
Naguère les arbres du paradis inclinaient leurs rameaux pour que l’homme se nourrît de leurs fruits délicieux ; maintenant, c’est du sein de la terre qu’il devra faire sortir avec effort la plante dont la graine doit le nourrir. Rien ne pouvait mieux exprimer la relation qui existe désormais entre lui et la terre, qui a été son origine et qui doit être son tombeau, que cette nécessité où il est d’arracher à celle-ci l’aliment à l’aide duquel il doit prolonger sa vie. Toutefois, la bonté divine paraîtra encore ici dans son temps, lorsque, Dieu étant apaisé, il sera donné à l’homme de s’unir à son créateur en mangeant le Pain de vie qui est descendu du ciel, et dont la vertu sera plus efficace pour nourrir nos âmes, que ne l’eût été le fruit de l’arbre de vie pour soutenir nos corps.
Dimanche de la Tyrophagie
Le fruit de la science dans Éden me sembla doux à manger ; je fus transporté du désir de m’en nourrir ; mais il s’est changé en poison. Ô mon âme infortunée ! comment l’intempérance a-t-elle pu te chasser du paradis ?
Dieu de l’univers, Seigneur de miséricorde, jetez un regard de bonté sur mon humiliation ; ne me rejetez pas pour toujours loin du divin Éden. Qu’il me soit permis, en considérant les beautés que j’ai perdues, de rentrer un jour par mes larmes dans ces biens dont je me suis privé.
Je pleure, je gémis, je me lamente à la vue du chérubin qui garde avec une épée de feu l’entrée du paradis désormais inaccessible, hélas ! aux transgresseurs, à moins que vous-même, ô Sauveur, ne m’en rouvriez l’entrée.
Je me confie dans votre grande miséricorde, ô Christ Sauveur, et dans le sang de votre divin côté, par lequel vous avez sanctifié la nature humaine, et rouvert pour ceux qui vous servent, ô Dieu plein de bonté, les portes du paradis jusqu’alors fermées à Adam.
(Porte de la vie, porte inaccessible et spirituelle, Vierge Mère de Dieu, franche du joug de l’homme, par vos prières ouvrez-moi les portes du paradis fermées autrefois, afin que je vous rende gloire comme à celle qui, après Dieu, a été mon secours et mon refuge assuré.)
Samedi de la Septuagésime
L’arrêt que le Seigneur prononçait contre nos premiers parents devait envelopper toute leur postérité ; mais, quelque sévères que fussent les peines portées contre nous tous, la plus dure et la plus humiliante conséquence de la première faute était la transmission du péché d’origine, qui infectera toutes les générations de la race humaine, jusqu’à son dernier jour. Sans doute, les mérites du Rédempteur promis pourront être appliqués à chaque homme selon le mode établi de Dieu ; mais cette régénération spirituelle, tout en enlevant sans retour la lèpre qui nous couvrait, et en rétablissant l’homme dans les droits d’enfant de Dieu, ne fera pas disparaître toutes les cicatrices de notre mortelle blessure. Sauvés de la mort et rendus à la vie, nous sommes demeurés malades. L’ignorance obscurcit notre esprit sur les grands intérêts qui devraient occuper toutes nos pensées, et un attrait déplorable nous fait aimer nos illusions. La concupiscence tend sans cesse en nous à captiver l’âme sous le joug du corps ; et pour échapper à cette abjection, la vie de l’homme doit être une lutte continuelle. Un amour effréné de l’indépendance nous porte continuellement au désir de l’affranchissement, comme si nous n’étions pas créés pour servir. Le mal a pour nous des charmes, et la vertu ne nous paie guère en ce monde que par le sentiment d’un devoir rempli.
C’est pourquoi nous vous saluons avec autant d’admiration que d’amour, ô vous la plus pure des créatures de Dieu, et cependant notre sœur. Fille d’Ève, qui n’avez point été conçue dans le péché, vous êtes l’honneur de la race humaine. Le sang de notre première mère et le nôtre coule dans vos veines ; vous êtes bien la chair de notre chair, et cependant vous êtes immaculée. Le décret qui nous condamnait à la flétrissure ne devait pas être appliqué à votre très pure conception ; et le serpent, au jour où votre pied vainqueur lui écrasa la tête, sentit que jamais il n’avait eu de droits sur vous. En vous, ô Marie, nous révérons notre nature telle qu’elle était au sortir des mains de Dieu ; vous êtes le Miroir de la justice éternelle.
Dans la splendeur sans nuage de votre sainteté, daignez vous souvenir de nous qui gémissons sous les conséquences d’un crime dont vous n’avez pas contracté la solidarité. Vous êtes l’irréconciliable ennemie du serpent ; veillez sur nous, afin que sa dent meurtrière ne nous atteigne pas. Conçus dans le péché, enfantés dans la douleur, que notre vie du moins échappe à la malédiction. Condamnés au travail, aux souffrances et à la mort, que notre expiation, par vos mérites et votre secours, nous devienne salutaire. Trahis sans cesse par les penchants de notre cœur, enivrés du présent, si prompts à oublier, si ardents à nous tromper nous-mêmes, le mal nous dévorerait, si la grâce de votre divin fils ne nous était sans cesse offerte pour triompher de nos ennemis intérieurs et extérieurs. Vous êtes, ô Immaculée ! la Mère de la divine grâce. Obtenez-la pour nous toujours plus abondante, et versez-la sur ceux qui se glorifient en songeant qu’ils n’ont point un autre sang que le vôtre.
Pour louer Marie, en ce jour du samedi, nous emprunterons la prose suivante aux anciens missels de Cluny :
Séquence
Chantons, tout pécheurs que nous sommes, les louanges de la Mère de Dieu ; implorons d’elle le remède à nos maux.
Elle est le principe de notre confiance ; elle est notre espérance qui brille aux cieux d’un éclat non-pareil.
Elle soutient et nourrit les vertus ; en elle se contient les mondes supérieurs ; en elle espère notre demeure terrestre.
Vous que l’on nomme Étoile de la mer, conduisez et dirigez nos pas ; soyez pour nous Médiatrice de la paix.
Comme l’astre qui luit au ciel et dirige le naufragé sur les flots, ainsi vous brillez pour nous.
Vous êtes la lumière de ce monde, malgré ses ténèbres, l’astre resplendissant, ô vous tant aimée de Dieu !
Assise sur le trône du ciel, écoutez la mélodie de nos cantiques, Vierge compatissante.
À celui qui, tremblant pour ses péchés, n’ose chanter vos grandeurs, donnez le courage de vous louer, source de vérité.
Reine du ciel, remède de la terre, purifiez nos crimes, ô très clémente.
De la mort où nous sommes, rendez-nous à la vie ; apaisez Dieu, ô miséricordieuse !
Vous êtes, ô Marie, la Mère de celui qui vous créa, la Mère qu’il aime, la Vierge pleine de bonté ; nous sommes assis dans l’ombre de la mort : daignez nous éclairer.
Conduits par vos rayons, protégés par la Croix de votre Fils, puissions-nous mériter de jouir un jour de la lumière céleste, par vous, ô notre Dame ! Amen.
[1] 1 Cor. 7, 14.