Dom Guéranger ~ L’année liturgique
Semaine de la Quinquagésime
Lundi de la Quinquagésime
Cette semaine ne contient que le lundi et le mardi puisque mercredi est le premier jour du carême.
La vie du chrétien fidèle que nous avons reconnue dans Abraham, n’est autre chose qu’une marche courageuse par laquelle il se dirige vers le séjour que Dieu lui destine. Il nous faut donc laisser tout ce qui fait obstacle, et ne pas regarder en arrière. Cette doctrine est sévère ; mais pour peu que l’on réfléchisse sur les dangers que court ici-bas l’homme tombé, sur les expériences que chacun de nous a été à même de faire, on cesse de s’étonner que le Sauveur ait placé la condition essentielle de notre salut dans le renoncement à nous-mêmes. Et d’ailleurs, sommes-nous donc si sages et si forts, que nous ne sentions pas qu’il vaut mieux laisser à Dieu l’arrangement de notre vie, que d’en assumer nous-mêmes la conduite ? Au reste, quelles que soient nos réclamations et nos résistances, Dieu est notre maître, et s’il nous laisse libres de lui résister ou de le suivre, il n’entend pas abdiquer ses droits. Notre refus de lui obéir ne peut compromettre que nous-mêmes.
Il ne tenait qu’à Abraham, après avoir entendu l’appel divin, de rester dans la Chaldée, et de ne pas entreprendre une migration qui déracinait son existence terrestre. Dieu, alors, choisissait un autre homme auquel serait dévolu l’honneur de devenir le père du peuple choisi, et, ce qui est bien plus, l’ancêtre du Messie. Ces substitutions terribles sont fréquentes dans l’ordre de la grâce. Parce qu’une âme a refusé le salut, ce n’est pas une raison de penser que le ciel perde pour cela un seul de ses élus. Dieu, méprisé par celui qu’il a daigné appeler, se tourne vers un autre qui sera plus docile.
La vie chrétienne est tout entière dans cette dépendance absolue pratiquée jusqu’à la fin. D’abord, cet esprit de soumission retire l’âme du péché et de la mort où elle languissait ; des ténèbres de la Chaldée, il la transporte dans la terre promise. Puis, quand l’âme est entrée dans la voie droite, Dieu, craignant qu’elle ne succombe aux périls qu’elle porte en elle-même, la tient en haleine par les sacrifices qu’elle exige d’elle. Nous retrouvons encore ici l’exemple d’Abraham pour lumière et pour guide. Cet illustre ami de Dieu reçoit pour récompense la plus magnifique des promesses ; un fils en devient le gage, et bientôt Dieu lui-même, pour sonder le cœur du saint patriarche, lui commande d’immoler ce fils sur lequel reposent tant d’espérances.
Telle est la voie de l’homme sur la terre. Nous ne pouvons sortir du mal que par un effort contre nous-mêmes, et nous ne pouvons nous maintenir dans le bien qu’à la condition d’entreprendre de nouvelles luttes. Élevons donc notre regard, comme Abraham, vers les collines éternelles, et, à son exemple, considérons l’habitation de ce monde comme une tente dressée pour un jour. Le Sauveur l’a dit : Je ne suis pas venu apporter la paix sur la terre, mais le glaive ; je suis venu pour séparer, pour diviser [1] ; nous devons donc compter sur l’épreuve, et puisqu’elle nous est imposée par celui qui nous a aimés jusqu’à se rendre semblable à nous, reconnaître qu’elle nous est salutaire. Mais il a dit aussi : Où est votre trésor, là est aussi votre cœur [2]. Chrétiens, pouvons-nous avoir notre trésor en cette terre qui est au-dessous de nous ? Il n’en peut être ainsi. Notre trésor est donc plus haut : quelle main d’homme pourrait nous le ravir ?
Telles sont les pensées que propose l’Église à ses enfants, en ces jours à l’issue desquels nous rencontrerons la sainte Quarantaine. Que notre cœur s’épure donc, et qu’il aspire à Dieu. Les péchés des hommes se multiplient autour de nous, le bruit du scandale retentit jusqu’à notre oreille. Demandons que le règne de Dieu arrive pour nous, et aussi pour ces pécheurs aveugles qui sont ces pierres qu’une puissante miséricorde peut transformer, s’il lui plaît, en enfants d’Abraham. Elle le fait tous les jours ; peut-être a-t-elle daigné le faire pour nous qui, comme parle l’apôtre, après avoir été loin, sommes maintenant proche de Dieu, dans le sang de Jésus-Christ [3] ».
Prions pour nous et pour tous les pécheurs, en empruntant cette belle formule liturgique au bréviaire mozarabe.
Oraison
Nos péchés, ô Dieu tout-puissant, vous irritent contre nous : daignez vous rendre propice aux prières que vous nous inspirez, et vous laisser apaiser par nos louanges. Dans votre miséricorde, empêchez que les tribulations de ce monde n’abattent notre âme, que des erreurs nuisibles ne l’envahissent, que les ténèbres de l’infidélité ne la circonviennent ; mais que la lumière de votre visage se réfléchisse sur nos âmes, et que, marchant toujours dans sa splendeur, nous soyons stables dans la vraie foi. Amen.
Mardi de la Quinquagésime
Le principe fondamental de la conduite chrétienne consiste, selon l’Évangile tout entier, à vivre en dehors du monde, à se séparer du monde, à rompre avec le monde. Le monde est cette terre infidèle dont Abraham, notre sublime modèle, s’est éloigné par l’ordre de Dieu ; c’est cette Babylone qui nous retient captifs, et dont le séjour est pour nous si plein de dangers. Le disciple bien-aimé nous crie : « N’aimez pas le monde et ce qui est dans le monde ; car celui qui aime le monde, l’amour du Père n’est pas en lui [4] ». Le Sauveur si miséricordieux, au moment d’aller offrir son sacrifice pour tous, dit cette terrible parole : « Je ne prie pas pour le monde [5] ». Nous-mêmes, nous n’avons été marqués du sceau glorieux et ineffaçable du chrétien, qu’après avoir renoncé aux œuvres et aux pompes du monde, et nous avons renouvelé plus d’une fois cet engagement solennel.
Que veut dire tout ceci ? Pour être chrétiens, nous faut-il donc fuir dans un désert, et nous isoler de la compagnie de nos semblables ? Telle ne peut pas être pour tous l’intention de Dieu, puisque, dans le même livre où il nous ordonne de fuir le monde et de n’aimer pas le monde, il nous impose des devoirs envers les hommes, il sanctionne et bénit les liens que la disposition de sa providence a établis entre eux et nous. Son apôtre nous avertit d’user de ce monde comme n’en usant pas [6] ; l’usage de ce monde ne nous est donc pas interdit. Encore une fois, que veut dire ceci ? Y aurait-il contradiction dans la doctrine céleste, et sommes-nous condamnés à errer dans les ténèbres sur les bords d’un précipice dans lequel il nous faut inévitablement tomber ?
Il n’en est point ainsi, et tout s’éclaircira dès que nous voudrons considérer attentivement ce qui nous entoure. Le monde, si nous entendons par ce mot les objets que Dieu a créés dans sa puissance et dans sa bonté, ce monde visible, qu’il a fait pour sa gloire et pour notre service, n’est point indigne de son auteur ; et si nous sommes fidèles, il n’est même qu’un ensemble de degrés pour remonter jusqu’à Dieu. Usons-en avec action de grâces ; traversons-le, sans y fixer nos espérances ; ne lui attachons point un amour que nous ne devons qu’à Dieu ; n’y oublions pas nos destinées immortelles, qui ne doivent pas s’y accomplir.
Mais le grand nombre des hommes n’a pas cette prudence ; leur cœur s’arrête en bas, au lieu de s’élever en haut, en sorte que l’auteur du monde ayant daigné le visiter pour le sauver, le monde, n’a pas voulu le connaître [7]. Alors le Seigneur a flétri les hommes ingrats, en les appelant le monde, leur appliquant ainsi le nom de l’objet de leur convoitise, parce qu’ils ont fermé leurs yeux à la lumière et qu’ils sont devenus ténèbres.
Le monde, dans ce sens maudit, est donc tout ce qui fait opposition à Jésus-Christ, tout ce qui refuse de le reconnaître, de se laisser conduire par lui. Le monde est cet ensemble de maximes qui tend à éteindre ou à comprimer l’élan surnaturel des âmes vers Dieu, à recommander comme avantageux ce qui captive notre cœur sous les liens de cette vie fugitive, à blâmer ou à repousser ce qui élève l’homme au-dessus d’une nature imparfaite ou vicieuse, à charmer ou à séduire notre imprudence par l’appât de ces satisfactions dangereuses qui, loin de nous avancer vers notre fin éternelle, ne font que nous donner le change et nous égarer de notre route.
Or, ce monde réprouvé est en tous lieux, et il a ses intelligences dans notre cœur. Par le péché, il a pénétré profondément ce monde extérieur que Dieu a fait ; il nous faut l’avoir vaincu et abattu sous nos pieds, si nous voulons ne pas périr avec lui. De toute nécessité, il nous faut être ses ennemis ou ses esclaves. Dans les jours où nous sommes, il triomphe ; il voit son empire assuré sur le grand nombre de ceux qui pourtant lui dirent anathème, au jour où ils furent enrôlés dans la milice de Jésus-Christ. Plaignons-les, prions pour eux, tremblons pour nous-mêmes, et, afin que notre cœur ne défaille pas, méditons, il en est temps, ces paroles consolantes du Sauveur au sujet de ses disciples, dans la dernière cène. : « Mon Père, je leur ai donné votre parole, et le monde les a haïs, parce qu’ils ne sont pas du monde, et moi-même aussi je ne suis pas du monde. Je ne vous prie pas de les retirer du monde, mais de les garder du mal [8]. »
Terminons cette journée par cette formule liturgique de l’Église ambrosienne, qui met en regard la funeste insouciance des mondains et l’attente formidable des jugements de Dieu.
Entrée du dimanche de la Quinquagésime
La vie présente a ses plaisirs, mais elle passe ; votre jugement, ô Christ, est terrible, mais il demeure. Laissons donc cet amour que nous portons à ce qui est trompeur ; songeons plutôt à craindre un mal qui est infini, et crions : Ô Christ, ayez pitié de nous !
[1] s. Matth. 10, 34.
[2] Ibid. 6, 21.
[3] Éph. 2, 13.
[4] 1 s. Jean 2, 15.
[5] 2 s. Jean 17, 6.
[6] 1 Cor. 7, 31.
[7] s. Jean 1, 10.
[8] s . Jean 17, 14.