Le carême
Introduction

Le carême
Introduction

Historique du carême
Mystique du carême
Pratique du carême
Prières du matin et du soir au temps du carême
La sainte messe et la communion au temps du carême

Historique du carême

On donne le nom de carême au jeûne de quarante jours par lequel l’Église se prépare à célébrer la fête de Pâques ; et l’institution de ce jeûne solennel remonte aux premiers temps du Christianisme. Notre Seigneur Jésus-Christ lui-même l’a inauguré par son exemple, en jeûnant quarante jours et quarante nuits dans le désert ; et s’il n’a pas voulu, dans sa suprême sagesse, en faire un commandement divin qui dès lors n’eût plus été susceptible de dispense, il a du moins déclaré que le jeûne imposé si souvent par l’ordre de Dieu dans l’ancienne loi serait aussi pratiqué par les enfants de la loi nouvelle.

Un jour, les disciples de Jean s’approchèrent de Jésus et lui dirent : « Pourquoi, tandis que nous et les pharisiens jeûnons fréquemment, vos disciples ne jeûnent-ils pas ? » Jésus daigna leur répondre : « Est-ce que les enfants de l’Époux peuvent être dans le deuil, tandis que l’Époux est avec eux ? Il viendra un temps où l’Époux leur sera enlevé, et alors ils jeûneront[1]. »

Aussi voyons-nous, par le livre des Actes des Apôtres, les disciples du Sauveur, après la fondation de l’Église, s’appliquer au jeûne et le recom­mander aux fidèles dans les épîtres qu’ils leur adressent. La raison de cette conduite est facile à saisir. L’homme est demeure pécheur, même après l’accomplissement des mystères divins par les­quels le Christ a opéré notre salut ; l’expiation est donc encore néces­saire.

C’est pourquoi les saints apôtres, venant au secours de notre faiblesse, statuèrent, dès le commencement du christianisme, que la solennité de la Pâque serait précédée d’un jeûne universel ; et l’on détermina tout naturellement pour cette carrière de pénitence le nombre de quarante jours, que l’exemple du Sauveur lui-même avait marqué. L’institution apostolique du carême nous est attestée par saint Jérôme [2], saint Léon le Grand [3], saint Cyrille d’Alexandrie [4], saint Isidore de Séville [5], etc., bien qu’il y ait eu à l’origine des variétés assez considérables dans la manière d’appliquer cette loi.

On a vu déjà, dans le temps de la Septuagésime, que les orientaux com­mencent leur carême avant les latins, parce que leur coutume étant de ne pas jeûner les samedis, ni même les jeudis en certains lieux, ils sont contraints, pour arriver a la mesure voulue, de précéder l’Occident dans la carrière de la pénitence. Ces sortes d’exceptions sont du nombre de celles qui confirment la règle. Nous avons fait voir aussi comment l’Église latine, qui, primitivement, ne jeûnait que trente-six jours sur les six semaines du carême, le jeûne du dimanche avant été de tout temps prohibé dans l’Église, a cru devoir ajouter postérieurement les quatre derniers jours de la semaine de Quinquagésime, afin de former rigou­reusement le nombre de quarante jours de jeûne.

Le carême est un temps spécialement consacré à la pénitence ; et la pénitence s’y exerce principalement par la pratique du jeûne. Le jeûne est une abstinence volontaire que l’homme s’impose en expiation de ses pèches, et qui, durant le carême, s’accomplit en vertu d’une loi générale de l’Église. Dans la discipline actuelle de l’Occident, le jeûne du carême n’est pas d’une plus grande rigueur que celui qui est imposé aux Vigiles de certaines fêtes et aux Quatre-temps ; mais il s’étend à toute la série des quarante jours, et n’est suspendu que par la solennité du dimanche.

Nous n’avons pas besoin de démontrer à des chrétiens l’importance et l’utilité du jeûne ; les divines Écritures de l’Ancien et du Nouveau Tes­tament déposent tout entières en faveur de cette sainte pratique. On peut même dire que la tradition de tous les peuples vient y joindre son témoignage ; car cette idée que l’homme peut apaiser la divinité en sou­mettant son corps à l’expiation a fait le tour du monde et se retrouve dans toutes les religions, même les plus éloignées delà pureté des tradi­tions patriarcales.

Saint Basile, saint Jean Chrysostome, saint Jérôme et saint Grégoire le Grand ont remarqué que le précepte auquel furent soumis nos premiers parents dans le paradis terrestre était un précepte d’abstinence, et que c’est pour ne pas avoir gardé cette vertu qu’ils se sont précipités dans un abîme de maux, eux et toute leur postérité. La vie de privations à laquelle le roi déchu de la création se vit soumis désormais sur la terre, qui ne devait plus produire pour lui que des ronces et des épines, montra dans tout son jour cette loi d’expiation que le Créateur irrité a imposée aux membres révoltés de l’homme pécheur.

Jusqu’au temps du déluge, nos ancêtres soutinrent leur existence par l’unique secours des fruits de la terre, qu’ils ne lui arrachaient qu’à force de travail. Mais lorsque Dieu, comme nous l’avons vu, jugea à propos, dans sa sagesse et dans sa miséricorde, d’abréger la vie de l’homme, afin de resserrer le cercle de ses dépravations, il daigna lui permettre de se nourrir de la chair des animaux, comme pour suppléer à l’appauvris­sement des forces de la nature. En même temps Noé, poussé par un ins­tinct divin, exprimait le jus de la vigne ; et un nouveau supplément était apporté à la faiblesse de l’homme.

La nature du jeûne a donc été déterminée d’après ces divers éléments qui servent à la sustentation des forces humaines ; et d’abord il a dû consister dans l’abstinence de la chair des animaux, parce que ce se­cours, offert par la condescendance de Dieu, est moins rigoureusement nécessaire à la vie. La privation de la viande, avec les adoucissements que l’Église a consentis, est demeurée comme essentielle dans la notion du jeûne : ainsi on a pu, selon les pays, tolérer l’usage des œufs, des lai­tages, de la graisse même ; mais on l’a fait sans abandonner le principe fondamental, qui consiste dans la suspension réelle de l’usage de la chair des animaux. Durant un grand nombre de siècles, comme aujourd’hui encore dans les Églises de l’Orient, les œufs et tous les laitages demeu­raient interdits, parce qu’ils proviennent des substances animales ; et ils ne sont même permis aujourd’hui dans les Églises latines qu’en vertu d’une dispense annuelle et plus ou moins générale. Telle est même la rigueur du précepte de l’abstinence de la viande, qu’il n’est pas suspendu le dimanche en carême, malgré l’interruption du jeûne, et que ceux qui ont obtenu dispense des jeûnes de la semaine demeurent sous l’obligation de cette abstinence, à moins qu’elle n’ait été levée par une dispense spéciale.

Dans les premiers siècles du christianisme, le jeûne renfermait aussi l’abstinence du vin ; c’est ce que nous apprenons de saint Cyrille de Jérusalem, de saint Basile, de saint Jean Chrysostome, de Théophile d’Alexandrie etc. Cette rigueur a disparu d’assez bonne heure chez les Occidentaux ; mais elle s’est conservée plus longtemps chez les chrétiens d’Orient.

Enfin le jeûne, pour être complet, doit s’étendre, dans une certaine mesure, jusqu’à la privation de la nourriture ordinaire : en ce sens qu’il ne comporte qu’un seul repas par jour. Telle est l’idée que l’on doit s’en former et qui résulte de toute la pratique de l’Église, malgré les nom­breuses modifications qui se sont produites, de siècle en siècle, dans la discipline du carême.

L’usage des juifs, dans l’Ancien Testament, était de différer jusqu’au soleil couché l’unique repas permis dans les jours de jeûne. Cette cou­tume passa dans l’Église chrétienne et s’établit jusque dans nos contrées occidentales, où elle fut gardée longtemps d’une manière inviolable. Enfin, dès le 9e siècle, un adoucissement se produisit peu à peu dans l’Église latine ; et l’on trouve à cette époque un capitulaire de Théodul­phe, évêque d’Orléans, dans lequel ce prélat réclame contre ceux qui déjà se croyaient en droit de prendre leur repas à l’heure de none, c’est-à-dire à trois heures de l’après-midi. Néanmoins, ce relâchement s’éten­dait insensiblement ; car nous rencontrons dès le siècle suivant le témoi­gnage du célèbre Rathier, évêque de Vérone, qui, dans un sermon sur le carême, reconnaît aux fidèles la liberté de rompre le jeûne dès l’heure de none. On trouve bien encore quelques traces de réclamation au 11e siècle, dans un concile de Rouen qui défend aux fidèles de pren­dre leur repas avant que l’on ait commencé à l’église l’office des vêpres, à l’issue de celui de none ; mais on entrevoit déjà ici l’usage d’anticiper l’heure des vêpres, afin de donner aux fidèles une raison d’avancer leur repas.

Jusque vers cette époque, en effet, la coutume avait été de ne célébrer la messe, les jours de jeûne, qu’après avoir chanté l’office de none qui commençait vers trois heures, et de ne chanter les vêpres qu’au moment du coucher du soleil. La discipline du jeûne s’adoucissant graduelle­ment, l’Église ne jugea pas à propos d’intervertir l’ordre de ses offices qui remontait à la plus haute antiquité ; mais successivement elle anti­cipa d’abord les vêpres, puis la messe, puis enfin none, de manière à permettre que les vêpres se pussent terminer avant midi, lorsque la coutume eut enfin autorisé les fidèles à prendre leur repas au milieu de la journée.

Au 12e siècle, nous voyons par un passage de Hugues de Saint-Victor que l’usage de rompre le jeûne à l’heure de none était devenu général ; cette pratique fut consacrée au 13e siècle par l’enseignement des doc­teurs scolastiques. Alexandre de Halès, dans sa Somme, l’enseigne for­melle­ment et saint Thomas d’Aquin n’est pas moins exprès.

Mais l’adoucissement devait s’étendre encore ; et nous voyons, dès la fin du même 13e siècle, le docteur Richard de Middleton, célèbre francis­cain, enseigner que l’on ne doit pas regarder comme transgresseurs du jeûne ceux qui prendraient leur repas à l’heure de sexte, c’est-à-dire à midi, parce que, dit-il, cet usage à déjà prévalu en plusieurs endroits, et que l’heure à laquelle on mange n’est pas aussi nécessaire à l’essence du jeûne que l’unité du repas.

Le 14e siècle consacra par sa pratique et par un enseignement formel le sentiment de Richard de Middleton. Nous citerons en témoignage le fameux docteur Durand de Saint-Pourçain, dominicain et évêque de Meaux. Il ne fait aucune difficulté d’assigner l’heure de midi pour le repas dans les jours de jeûne ; telle est, dit-il, la pratique du pape, des cardinaux et même des religieux. On ne doit donc pas être surpris de voir cet enseignement maintenu au 15e siècle par les plus graves auteurs, comme saint Antonin, Étienne Poncher, évêque de Paris, le cardi­nal Cajétan, etc. En vain Alexandre de Halès et saint Thomas avaient cher­ché à retarder la décadence du jeûne en fixant pour le repas l’heure de none ; ils furent bientôt débordés, et la discipline actuelle s’établit, pour ainsi dire, dès leur temps.

Mais, par l’avancement même de l’heure du repas, le jeûne, qui consiste essentiellement à ne faire que cet unique repas, était devenu d’une pra­tique difficile, à raison du long intervalle qui s’écoule d’un midi à l’autre. Il fallut donc venir au secours de la faiblesse humaine, en autorisant ce qu’on a appelé la collation. La première origine de cet usage est fort ancienne, et provient des coutumes monastiques. La règle de saint Benoît prescrivait, en dehors du carême ecclésiastique, un grand nom­bre de jeûnes ; mais elle en tempérait la rigueur, en permettant le repas à l’heure de none : ce qui rendait ces jeûnes moins pénibles que ceux du carême, auxquels tous les fidèles, séculiers ou religieux, étaient tenus jusqu’au coucher du soleil. Néanmoins, comme les moines se trouvaient avoir à accomplir les plus rudes travaux de la campagne durant l’été et l’automne, époque où ces jeûnes jusqu’à none étaient fréquents, et deve­naient même journaliers, à partir du 14 septembre ; les abbés, usant d’un pouvoir fondé sur la règle elle-même, accordèrent aux reli­gieux la liberté de boire sur le soir un coup de vin avant les complies, afin de restaurer leurs forces épuisées par les fatigues de la journée. Ce soula­gement se prenait en commun, et au moment où l’on faisait la lec­ture du soir appelée conférence, en latin collatio, parce qu’elle consis­tait princi­palement à lire les célèbres conférences (collationes) de Cassien : de là vint le nom de collation donné à cet adoucissement du jeûne monasti­que.

Dès le 9e siècle, nous voyons l’assemblée d’Aix-la-Chapelle de 817, éten­dre aux jeûnes même du carême cette liberté, à raison de la grande fati­gue qu’éprouvaient les moines dans les offices divins de ce saint temps. Mais on remarqua dans la suite que l’usage de cette boisson pou­vait avoir des inconvénients pour la santé, si l’on n’y joignait pas quelque chose de solide ; et du 14e au 15e siècle, l’usage s’introduisit de donner aux religieux un léger morceau de pain qu’ils mangeaient en prenant le coup de vin qui leur était accordé à la collation.

Ces adoucissements du jeûne primitif s’étant introduits dans les cloîtres, il était naturel qu’ils s’étendissent bientôt aux séculiers eux-mêmes. La liberté de boire hors de l’unique repas s’établit peu à peu ; et dès le 13e siècle saint Thomas, examinant la question de savoir si la boisson rompt le jeûne, la résout négativement ; toutefois, il n’admet pas encore que l’on puisse joindre à cette boisson une nourriture solide. Mais lorsque, dès la fin du 13e siècle et dans le cours du 14e, le repas eut été, sans retour, avancé à midi, une simple boisson dans la soirée ne pouvait plus suffire pour soutenir les forces du corps ; ce fut alors que l’usage de prendre du pain, des herbes, des fruits, etc., outre la boisson, s’introduisit à la fois dans les cloîtres et dans le siècle, à la condition cependant d’user de ces aliments avec une telle modération que la colla­tion ne fût jamais transformée en un second repas.

Telles furent les conquêtes que le relâchement de la ferveur, et aussi l’affaiblissement général des forces chez les peuples occidentaux obtin­rent sur l’antique observance du jeûne. Toutefois, ces envahissements ne sont pas les seuls que nous ayons à constater. Durant de longs siècles l’abstinence de la viande entraînait l’interdiction de tout ce qui provient du règne animal, sauf le poisson, qui a toujours été privilégié à cause de sa nature froide, et pour diverses raisons mystérieuses fondées sur les saintes Écritures. Les laitages de toute espèce furent longtemps prohi­bés ; et aujourd’hui encore le beurre et le fromage sont défendus à Rome, tous les jours où n’a pas été donnée la dispense pour manger de la viande.

Dès le 9e siècle, l’usage s’établit dans l’Europe occidentale, particuliè­rement en Allemagne et dans les pays septentrionaux, d’user des laitages en carême ; le concile de Kedlimbourg, au 11e siècle, s’efforça en vain de le déraciner. Après avoir essayé de légitimer cette pratique, au moyen de dispenses temporaires qu’elles obtenaient des souverains pontifes, ces Églises finirent par jouir paisiblement de leur coutume. Jusqu’au 16e siècle, les Églises de France maintinrent l’ancienne rigueur, qui paraît n’avoir cédé tout à fait que dans le 17e. En réparation de cette brèche faite à l’ancienne discipline, et comme pour compenser par un acte pieux et solennel le relâchement qui s’était introduit sur cet article des laita­ges, toutes les paroisses de Paris, auxquelles se joignaient les Domini­cains, les Franciscains, les Carmes et les Augustins, se rendaient en pro­cession à l’Église de Notre-Dame, le dimanche de Quinquagésime ; et ce même jour, le chapitre métropolitain, avec le clergé des quatre paroisses qui lui étaient sujettes, allait faire une station dans la cour du palais, et chanter une antienne devant la relique de la vraie croix qui était exposée dans la Sainte-Chapelle. Ces pieux usages, qui avaient pour but de rap­peler l’ancienne discipline, ont duré jusqu’à la Révolution.

Mais la concession des laitages n’entraînait pas la liberté d’user des œufs en carême. Sur ce point, l’ancienne règle est demeurée en vigueur ; et cet aliment n’est jamais permis que selon la teneur de la dispense qui peut être donnée annuellement. À Rome, les œufs demeurent toujours prohi­bés, les jours où la dispense pour user de la viande n’a pas été octroyée ; en d’autres lieux, les œufs permis à certains jours demeurent interdits en d’autres, et particulièrement dans la Semaine sainte. On voit que partout l’Église, préoccupée du bien spirituel de ses enfants, a cher­ché à maintenir, dans leur intérêt, tout ce qu’elle a pu conserver des salutaires observances qui doivent les aider à satisfaire à la justice de Dieu. C’est en vertu de ce principe que Benoît XIV, alarmé de l’extrême facilité avec laquelle dès son temps les dispenses de l’abstinence se mul­tipliaient de toutes parts, a renouvelé par une solennelle constitution, en date du 10 juin 1745, la défense de servir sur la même table du pois­son et de la viande aux jours de jeûne.

Ce même pontife, que l’on n’a jamais accusé d’exagération, adressa dès la première année de son pontificat, le 3o mai 1741, une lettre encycli­que à tous les évêques du monde chrétien, dans laquelle il exprime avec force la douleur dont il est pénétré à la vue du relâchement qui déjà s’introduisait partout au moyen des dispenses indiscrètes et non moti­vées. « L’observance du carême, disait le pontife, est le lien de notre milice ; c’est par elle que nous nous distinguons des ennemis de la croix de Jésus-Christ ; par elle que nous détournons les fléaux de la divine colère ; par elle que, protégés du secours céleste durant le jour, nous nous fortifions contre les princes des ténèbres. Si cette observance vient à se relâcher, c’est au détriment de la gloire de Dieu, au déshonneur de la religion catholique, au péril des âmes chrétiennes ; et l’on ne doit pas douter que cette négligence ne devienne la source de malheurs pour les peuples, de désastres dans les affaires publiques et d’infortunes pour les particuliers. »

Un siècle s’est écoulé depuis ce solennel avertissement du pontife, et le relâchement qu’il eût voulu ralentir est toujours allé croissant. Combien compte-t-on dans nos cités de chrétiens strictement fidèles à l’observance du carême, en la forme pourtant si réduite que nous avons exposée ? Ne voyons-nous pas chaque année les pasteurs des églises publier des dispenses générales toujours plus étendues, et en même temps le nombre de ceux qui s’astreignent à ne pas dépasser ces dispen­ses diminuer de jour en jour ? Où nous conduira cette mollesse qui s’accroît sans fin, si ce n’est à l’abaissement universel des caractères et par là au renversement de la société ? Déjà les tristes prédictions de Benoît XIV ne sont que trop visiblement accomplies. Les nations chez lesquelles l’idée de l’expiation vient à s’éteindre défient la colère de Dieu ; et il ne reste bientôt plus pour elles d’autre sort que la dissolution ou la conquête. De pieux et courageux efforts ont été faits pour relever l’observation du dimanche, au sein de nos populations asservies sous l’amour du gain et de la spéculation. Des succès inespérés sont venus couronner ces efforts ; qui sait si le bras du Seigneur levé pour nous frapper ne s’arrêtera pas, en présence d’un peuple qui commence à se ressouvenir de la maison de Dieu et de son culte ? Nous devons l’espérer ; mais cet espoir sera plus ferme encore, lorsque l’on verra les chrétiens de nos sociétés amollies et dégénérées rentrer, à l’exemple des Ninivites, dans la voie trop longtemps abandonnée de l’expiation et de la pénitence.

Mais reprenons notre récit historique, et signalons encore quelques traits de l’antique fidélité des chrétiens aux saintes observances du carê­me. Il ne sera pas hors de propos de rappeler ici la forme des premières dispenses dont les annales de l’Église ont conservé le souve­nir : on y puisera un enseignement salutaire.

Au 13e siècle, l’archevêque de Brague recourait au pontife romain, qui était alors le grand Innocent III, pour lui faire savoir que la plus grande partie de son peuple avait été obligée de se nourrir de viande durant le carême, par suite d’une disette qui avait privé la province de toutes les provisions ordinaires ; le prélat demandait au pape quelle compensation il devait imposer aux fidèles pour cette violation forcée de l’abstinence quadragésimale. Il consultait en outre le pontife sur la conduite à tenir à l’égard des malades qui demandaient dispense pour user d’aliments gras. La réponse d’Innocent III, qui est insérée au Corps du Droit, est pleine de modération et de charité, comme on devait s’y attendre ; mais nous apprenons par ce fait que tel était alors le respect pour la loi géné­rale du carême, que l’on ne voyait que l’autorité du souverain pontife qui pût en délier les fidèles. Les âges suivants n’eurent point une autre manière d’entendre la question des dispenses.

Venceslas, roi de Bohême, se trouvant atteint d’une infirmité qui rendait nuisibles à sa santé les aliments de carême, s’adressa, en 1297, à Boni­face VIII, afin d’obtenir la permission d’user de la viande. Le pontife commit deux abbés de l’ordre de Cîteaux pour informer au sujet de l’état réel de la santé du prince et, sur leur rapport favorable, il accorda la dispense demandée, y mettant toutefois les conditions suivantes : que l’on s’assurerait si le roi ne se serait pas engagé par vœu à jeûner toute sa vie pendant le carême ; que les vendredis, les samedis et la vigile de saint Mathias seraient exceptés de la dispense ; enfin que le roi mange­rait en particulier, et le ferait sobrement.

Nous trouvons au 14e siècle deux brefs de dispense adressés par Clément VI, en 1351, à Jean, roi de France, et à la reine son épouse. Dans le premier, le pape, ayant égard à ce que le roi, durant les guerres aux­quelles il est occupé, se trouve souvent en des lieux où le poisson est rare, accorde au confesseur de ce prince le pouvoir de permettre, à lui et à ceux qui seront à sa suite, l’usage de la viande, à la réserve cependant du carême entier, des vendredis de l’année et de certaines vigiles ; pourvu encore que ni le roi ni les siens ne se soient pas engagés par un vœu à l’abstinence pendant toute leur vie. Par le second bref, Clément VI, répondant à la demande que lui avait présentée le roi Jean pour être exempté du jeûne, commet encore le confesseur du monarque et ceux qui lui succéderont dans cet emploi, pour le dispenser, ainsi que la reine, de l’obligation du jeûne, après avoir pris l’avis des médecins.

Quelques années plus tard, en 1376, Grégoire XI rendait un nouveau bref, en faveur du roi de France Charles V et de la reine Jeanne son épouse, par lequel il déléguait à leur confesseur le pouvoir de leur accor­der l’usage des œufs et des laitages, pendant le carême, de l’avis des médecins qui demeureront chargés en conscience, aussi bien que le confesseur, d’en répondre devant Dieu. La permission s’étend aux cuisi­niers et aux serviteurs, mais seulement pour goûter les mets.

Le XVe siècle continue de nous fournir des exemples de ce recours au siège apostolique pour la dispense des observances quadragésimales. Nous citerons en particulier le bref que Sixte IV adressa, en 1483, à Jacques III, roi d’Écosse, et par lequel il permet à ce prince d’user de la viande aux jours d’abstinence, toujours de l’avis du confesseur. Enfin, au 16e siècle, nous voyons Jules II accorder une faculté semblable à Jean, roi de Danemark, et à la reine Christine son épouse ; et quelques années plus tard, Clément VII octroyer le même privilège à l’empereur Charles-Quint, et ensuite à Henri II de Navarre et à la reine Marguerite son épouse.

Telle était donc la gravité avec laquelle on procédait encore il y a trois siècles, quand il s’agissait de délier les princes eux-mêmes d’une obliga­tion qui tient à ce que le christianisme a de plus universel et de plus sacré. Que l’on juge d’après cela du chemin qu’ont fait les sociétés modernes dans la voie du relâchement et de l’indifférence. Que l’on compare ces populations auxquelles la crainte des jugements de Dieu et la noble idée de l’expiation faisaient embrasser chaque année de si longues et si rigoureuses privations, avec nos races molles et attiédies chez lesquelles le sensualisme de la vie éteint de jour en jour le senti­ment du mal, si facilement commis, si promptement pardonné et réparé si faiblement.

Où sont maintenant ces joies naïves et innocentes de nos pères à la fête de Pâques, lorsque, après une privation de quarante jours, ils rentraient en possession des aliments plus nourrissants et plus agréables qu’ils s’é­taient interdits durant cette longue période ? Avec quel charme, et aussi quelle sérénité de conscience, ils rentraient dans les habitudes d’une vie plus facile qu’ils avaient suspendue pour affliger leurs âmes dans le re­cueillement, la séparation du monde et la pénitence ! Et ceci nous amène à ajouter quelques mots encore pour aider le lecteur catho­lique à bien saisir l’aspect de la chrétienté, dans les âges de foi, au temps du carême.

Que l’on se figure donc un temps durant lequel non seulement les diver­tissements et les spectacles étaient interdits par l’autorité publique, mais où les tribunaux vaquaient, afin de ne pas troubler cette paix et ce silence des passions si favorable au pécheur pour sonder les plaies de son âme, et préparer sa réconciliation avec Dieu. Dès l’an 38o, Gratien et Théodose avaient porté une loi qui ordonnait aux juges de surseoir à toutes procédures et à toutes poursuites, quarante jours avant Pâques. Le Code théodosien renferme plusieurs autres dispositions analogues ; et nous voyons les conciles de France, encore au 9e siècle, s’adresser aux rois carlovingiens pour réclamer l’application de cette mesure, qui avait été sanctionnée par les canons et recommandée par les pères de l’Église. La législation d’Occident a depuis longtemps laissé tomber ces traditions trop chrétiennes ; mais, il faut le dire avec humiliation, elles se sont conservées chez les Turcs qui, aujourd’hui encore, suspendent toute action judiciaire pendant la durée des trente jours de leur grand rama­dan.

Le carême fut longtemps jugé incompatible avec l’exercice de la chasse, à cause de la dissipation et du tumulte qu’il entraîne. Au 9e siècle, le pape saint Nicolas Ier l’interdisait durant ce saint temps aux Bulgares, nou­vellement convertis au christianisme ; et encore au 13e siècle, saint Raymond de Pennafort, dans sa Somme des cas pénitentiaux, enseigne que l’on ne peut sans un péché se livrer à cet exercice durant le carême, si la chasse est bruyante et se fait avec des chiens et des faucons. Cette obligation est du nombre de celles qui sont tombées en désuétude ; mais saint Charles la renouvela pour la province de Milan, dans un de ses conciles.

On ne s’étonnera pas sans doute de voir la chasse interdite pendant le carême, quand on saura que, dans les siècles chrétiens, la guerre elle-même, si nécessaire quelquefois au repos et à l’intérêt légitime des nations, devait suspendre ses hostilités durant la sainte Quarantaine. Dès le 4e siècle, Constantin avait ordonné la cessation des exercices militaires les dimanches et les vendredis, pour rendre hommage au Christ, qui a souffert et est ressuscité en ces jours, et pour ne pas enlever les chrétiens au recueillement avec lequel ces mystères demandent d’être célébrés. Au 9e siècle, la discipline de l’Église d’Occident exigeait universellement la suspension des armes, durant tout le carême, hors le cas de nécessité, comme on le voit par les actes de l’assemblée de Com­piègne, en 833, et par les conciles de Meaux et d’Aix-la-Chapelle, à la même époque. Les instructions du pape saint Nicolas Ier aux Bulgares expriment la même intention ; et l’on voit, par une lettre de saint Grégoire VII à Didier, abbé du Mont-Cassin, que cette règle était encore respectée au 11e siècle. Nous la voyons même observée jusque dans le 12e, en Angleterre, au rapport de Guillaume de Malmesbury, par deux armées en présence : celle de l’impératrice Mathilde, comtesse d’Anjou, fille du roi Henri, et celle du roi Étienne, comte de Boulogne, qui, en l’année 1143, allaient en venir aux mains pour la succession à la cou­ronne.

Tous nos lecteurs connaissent l’admirable institution de la trêve de Dieu, au moyen de laquelle l’Église, au 11e siècle, parvint à arrêter dans toute l’Europe l’effusion du sang, en suspendant le port des armes quatre jours de la semaine, depuis le mercredi soir jusqu’au lundi matin, dans tout le cours de l’année. Ce règlement, qui fut sanctionné par l’autorité des papes et des conciles, avec le concours de tous les princes chrétiens, n’était qu’une extension, à chaque semaine de l’année, de cette discipline en vertu de laquelle toute action militaire était interdite en carême. Le saint roi d’Angleterre Édouard le Confesseur développa encore une si précieuse institution, en portant une loi qui fut confirmée par son suc­cesseur Guillaume le Conquérant, et d’après laquelle la trêve de Dieu devait être inviolablement observée depuis l’ouverture de l’Avent jusqu’à l’octave de l’Épiphanie, depuis la Septuagésime jusqu’à l’octave de Pâques, et depuis l’Ascension jusqu’à l’octave de la Pente­côte, en ajou­tant encore tous les jours des Quatre-Temps, les vigiles de toutes les fêtes, et enfin, chaque semaine, l’intervalle du samedi après none jusqu’au lundi matin.

Urbain II, au concile de Clermont, en 1095, après avoir réglé tout ce qui concernait l’expédition de la croisade, employa aussi son autorité apos­tolique pour étendre la trêve de Dieu, en prenant pour base la suspen­sion des armes observée durant le carême ; et il statua, par un décret qui fut renouvelé dans le concile tenu à Rouen l’année suivante, que tous actes de guerre demeureraient interdits depuis le mercredi des Cendres jusqu’au lundi qui suit l’octave de la Pentecôte, et à toutes les vigiles et fêtes de la sainte Vierge et des apôtres : le tout sans préjudice de ce qui avait été réglé antérieurement pour chaque semaine, c’est-à-dire depuis le mercredi soir jusqu’au lundi matin.

Ainsi la société chrétienne témoignait de son respect pour les saintes observances du carême, et empruntait à l’année liturgique ses saisons et ses fêtes, pour asseoir sur elles les plus précieuses institutions. La vie privée ne ressentait pas moins la salutaire influence des saintes tristes­ses du carême ; et l’homme y puisait chaque année un renouvellement d’énergie pour combattre les instincts sensuels, et relever la dignité de son âme en mettant un frein à l’attrait du plaisir. Pendant un grand nombre de siècles, la continence fut exigée des époux dans tout le cours de la sainte Quarantaine ; et l’Église, qui a conservé dans le plus auguste de ses livres liturgiques, sinon le précepte, du moins la recommandation de cette pratique salutaire, a laissé un monument de ses intentions, en interdisant la célébration des noces pendant le carême.

Nous arrêtons ici cet exposé historique de la discipline du carême, avec le regret d’avoir à peine effleuré une matière si intéressante. Nous eus­sions voulu, entre autres choses, parler au long des usages des Églises d’Orient qui ont mieux que nous conservé la rigueur des premiers siècles du christianisme ; mais l’espace nous manque absolument. Nous nous bornerons donc à quelques détails abrégés.

Dans le volume précédent, le lecteur a vu que le dimanche que nous nommons dimanche de Septuagésime, est appelé chez les Grecs Pros­phonésime, parce qu’il annonce le jeûne du carême qui doit bientôt s’ouvrir. Le lundi d’après est compté pour le premier jour de la semaine suivante qui est appelée Apocreos, du nom du dimanche auquel elle se termine, lequel correspond à notre dimanche de Sexagésime ; ce nom d’Apocreos est un avertissement pour l’Église grecque qu’elle devra sus­pendre bientôt l’usage de la viande. Le lundi qui suit ouvre la semaine appelée Tyrophagie, laquelle se termine au dimanche de ce nom, qui est notre Quinquagésime ; les laitages sont encore permis pendant toute cette semaine. Enfin, le lundi d’après est le premier jour de la première semaine de carême, et le jeûne commence dès ce lundi dans toute sa rigueur, tandis que les Latins ne l’ouvrent que le mercredi.

Durant tout le cours du carême proprement dit, les laitages, les œufs, le poisson même, sont interdits ; la seule nourriture permise avec le pain consiste dans les légumes, le miel, et pour ceux qui habitent près de la mer, les divers coquillages qu’elle leur fournit. L’usage des vins, long­temps défendu aux jours de jeûne, a fini par s’établir en Orient, ainsi que la dispense pour manger du poisson, le jour de l’Annonciation et le dimanche des Rameaux.

Outre le carême de préparation à la fête de Pâques, les Grecs en célè­brent encore trois autres dans le cours de l’année : celui qu’ils appellent des apôtres, et qui s’étend depuis l’octave de la Pentecôte jusqu’à la l’été de saint Pierre et de saint Paul ; celui qu’ils nomment de la Vierge Marie, qui commence le premier jour d’août et finit la veille de l’Assomption ; enfin le carême de préparation à Noël, qui dure quarante jours entiers. Les privations que les Grecs observent durant ces trois carêmes sont analogues à celles du grand carême, sans être tout à fait aussi rigoureu­ses. Les autres nations chrétiennes de l’Orient solennisent aussi plu­sieurs carêmes, et avec une rigueur qui surpasse encore celles qu’observent les Grecs ; mais tous ces détails nous conduiraient trop loin. Nous terminerons donc ici ce que nous avons à dire du carême sous le rapport historique, et nous exposerons maintenant les mystères de ce saint temps.

Mystique du carême

On ne doit pas s’étonner qu’un temps aussi sacré que l’est celui du carême soit un temps rempli de mystères. L’Église, qui en a fait la prépa­ration à la plus sublime de ses fêtes, a voulu que cette période de re­cueillement et de pénitence fût marquée par les circonstances les plus propres à réveiller la foi des fidèles, et à soutenir leur constance dans l’œuvre de l’expiation annuelle.

Au temps de la Septuagésime, nous avons rencontre le nombre septua­génaire, qui nous rappelait les soixante-dix ans de la captivité à Baby­lone, après lesquels le peuple de Dieu, purifié de son idolâtrie, devait revoir Jérusalem et y célébrer la Pâque. Maintenant c’est le nombre sévère de quarante que la sainte Église propose à notre attention reli­gieuse, ce nombre qui, comme nous dit saint Jérôme, est toujours celui de la peine et de l’affliction.

Rappelons nous cette pluie de quarante jours et de quarante nuits, sortie des trésors de la colère de Dieu, quand il se repentit d’avoir créé l’homme et qu’il submergea la race humaine sous les flots, à l’exception d’une famille. Considérons le peuple hébreu errant quarante années dans le désert, en punition de son ingratitude, avant d’avoir accès dans la terre promise. Écoutons le Seigneur, qui ordonne à son prophète Ézé­chiel de demeurer couché quarante jours sur son côté droit, pour figurer la durée d’un siège qui devait être suivi de la ruine de Jérusalem.

Deux hommes, dans l’Ancien Testament, ont la mission de figurer en leur personne les deux manifestations de Dieu : Moïse, qui représente la loi, et Élie, en qui est symbolisée la prophétie. L’un et l’autre appro­chent de Dieu : le premier sur le Sinaï, le second sur Horeb ; mais l’un et l’autre n’obtiennent accès auprès de la divinité, qu’après s’être purifiés par l’expiation dans un jeûne de quarante jours.

En nous reportant à ces grands faits, nous arrivons à comprendre pour­quoi le Fils de Dieu incarné pour le salut des hommes, ayant résolu de soumettre sa chair divine aux rigueurs du jeûne, dut choisir le nombre de quarante jours pour cet acte solennel. L’institution du carême nous apparaît alors dans toute sa majestueuse sévérité, et comme un moyen efficace d’apaiser la colère de Dieu et de purifier nos âmes. Élevons donc nos pensées au-dessus de l’étroit horizon qui nous entoure ; voyons tout l’ensemble des nations chrétiennes, dans ces jours où nous sommes, offrant au Seigneur irrité ce vaste quadragénaire de l’expiation ; et espé­rons que, comme au temps de Jonas, il daignera, cette année encore, faire, miséricorde à son peuple.

Après ces considérations relatives à la mesure du temps que nous avons à parcourir, il nous faut maintenant apprendre de la sainte Église sous quel symbole elle considère ses enfants durant la sainte Quarantaine. Elle voit en eux une immense armée qui combat jour et nuit contre l’ennemi de Dieu. C’est pour cela que le mercredi des Cendres elle a appelé le carême la carrière de la milice chrétienne. En effet, pour obte­nir cette régénération qui nous rendra dignes de retrouver les saintes allégresses de l’alléluia, il nous faut avoir triomphé de nos trois enne­mis : le démon, la chair et le monde. Unis au Rédempteur, qui lutte sur la montagne contre la triple tentation et contre Satan lui-même, il nous faut être armés et veiller sans cesse. Afin de nous soutenir par l’espé­rance de la victoire et pour animer notre confiance dans le secours divin, l’Église nous propose le psaume quatre-vingt-dixième, qu’elle admet parmi les prières de la messe au premier dimanche de carême, et auquel elle emprunte chaque jour plusieurs versets pour les différentes heures de l’office.

Elle veut donc que nous comptions sur la protection que Dieu étend sur nous comme un bouclier ; que nous espérions à l’ombre de ses ailes, que nous ayons confiance en lui, parce qu’il nous retirera des filets du chas­seur infernal qui nous avait ravi la sainte liberté des enfants de Dieu ; que nous soyons assurés du secours des saints anges, nos frères, aux­quels le Seigneur a donné ordre de nous garder dans toutes nos voies, et qui, témoins respectueux du combat que le Sauveur soutint contre Satan, s’approchèrent de lui, après la victoire, pour le servir et lui rendre leurs hommages. Entrons dans les sentiments que veut nous ins­pirer la sainte Église, et durant ces jours de combat, recourons souvent à ce beau cantique qu’elle nous signale comme l’expression la plus com­plète des sentiments dont doivent être animés, dans le cours de cette sainte cam­pagne, les soldats de la milice chrétienne.

Mais l’Église ne se borne pas à nous donner ainsi un mot d’ordre contre les surprises de l’ennemi ; pour occuper nos pensées, elle offre à nos regards trois grands spectacles qui vont se dérouler jour par jour jusqu’à la fête de Pâques, et nous apporter chacun ses pieuses émotions avec l’instruction la plus solide.

D’abord, nous avons à assister au dénouement de la conspiration des Juifs contre le Rédempteur : conspiration qui commence à s’ourdir et qui éclatera le grand vendredi, lorsque nous verrons le Fils de Dieu atta­ché à l’arbre de la croix. Les passions qui s’agitent au sein de la Synago­gue vont se manifester de semaine en semaine ; et nous pourrons les suivre dans leur affreux développement. La dignité, la sagesse, la man­suétude de l’auguste victime nous paraîtront toujours plus sublimes et plus dignes d’un Dieu. Le drame divin que nous avons vu s’ouvrir dans la grotte de Bethléhem va se continuer jusqu’au calvaire ; et pour le suivre, nous n’aurons qu’à méditer les lectures de l’évangile que l’Église nous proposera jour par jour.

En second lieu, nous rappelant que la fête de Pâques est pour les caté­chumènes le jour de la nouvelle naissance, nous reporterons notre pensée à ces premiers âges du christianisme où le carême était pour les aspirants au baptême la dernière préparation. La sainte liturgie a conservé la trace de cette antique discipline ; et en entendant ces magnifiques lectures des deux Testaments, à l’aide desquelles on ache­vait la dernière initiation, nous remercierons Dieu, qui a daigné nous faire naître dans ces siècles où l’enfant n’a plus à attendre l’âge d’homme pour faire l’épreuve des divines miséricordes. Nous songerons aussi à ces nouveaux catéchumènes qui, de nos jours encore, dans les contrées évangélisées par nos modernes apôtres, attendent, comme aux temps anciens, la grande solennité du Sauveur vainqueur de la mort, pour des­cendre dans la piscine sacrée et y puiser un nouvel être.

Enfin, nous devons, pendant le carême, nous remettre en mémoire ces pénitents publics, qui, expulsés solennellement de l’assemblée des fidè­les le mercredi des Cendres, étaient, dans tout le cours de la sainte Qua­rantaine, un objet de préoccupation maternelle pour l’Église, qui devait, s’ils le méritaient, les admettre à la réconciliation le jeudi saint. Un ad­mirable corps de lectures, destiné à leur instruction et à intéresser les fidèles en leur faveur, passera sous nos yeux ; car la liturgie n’a rien perdu non plus de ces fortes traditions. Nous nous rappellerons alors avec quelle facilité nous ont été pardonnées des iniquités qui, dans les siècles passés, ne nous eussent peut-être été remises qu’après de dures et solennelles expiations ; et, songeant à la justice du Seigneur, qui de­meure immuable, quels que soient les changements que la condescen­dance de l’Église introduit dans la discipline, nous sentirons d’autant plus le besoin d’offrir à Dieu le sacrifice d’un cœur véritablement contrit, et d’animer d’un sincère esprit de pénitence les légères satisfactions que nous présentons à sa divine Majesté.

Afin de conserver au saint temps du carême le caractère de tristesse et de sévérité qui lui convient, l’Église, durant un grand nombre de siècles, s’est montrée très réservée dans l’admission des fêtes à cette époque de l’année, parce qu’elles portent toujours en elles un élément de joie. Au 4e siècle, le concile de Laodicée marquait déjà cette disposition dans son cinquante-unième canon, ne permettant de faire la fête ou la com­mémo­ration des saints que les samedis ou les dimanches. L’Église grec­que s’est maintenue dans cette rigueur ; et ce n’est que plusieurs siècles après le concile de Laodicée qu’elle s’en est enfin relâchée en admettant, au 25 mars, la fête de l’Annonciation.

L’Église romaine a longtemps retenu cette discipline, du moins en prin­cipe ; mais elle a admis de bonne heure la fête de l’Annonciation, et en­suite celle de l’apôtre saint Mathias, au 24 février. On l’a vue, dans les derniers siècles, ouvrir son calendrier à d’autres fêtes encore dans la partie qui correspond au carême, mais cependant avec une grande mesure, par égard pour l’esprit de l’antiquité.

La raison qui a rendu l’Église romaine plus facile dans l’admission des fêtes des saints en carême, est que les Occidentaux ne regardent pas la célébration des fêtes comme incompatible avec le jeûne, tandis que les Grecs sont persuadés du contraire. C’est pourquoi le samedi, qui est toujours pour les Orientaux un jour solennel, n’est jamais chez eux un jour de jeûne, si ce n’est pourtant le samedi saint. De même, ils ne jeûnent pas le jour de l’Annonciation, à cause de la solennité de cette fête.

Ce préjugé des Orientaux a donné origine, vers le 7e siècle, à une ins­titution qui leur est particulière et qu’ils appellent la messe des Présanc­tifiés, c’est-à-dire des choses consacrées dans un sacrifice précédent. Chaque dimanche de carême, le prêtre consacre six hosties, dont une est consommée par lui dans le sacrifice ; les cinq autres sont réservées pour une simple communion qui a lieu chacun des cinq jours suivants, sans sacrifice. L’Église latine n’exerce ce rite qu’une fois l’année, le vendredi saint, et pour une raison profonde que nous expliquerons en son lieu.

Le principe de cet usage des Grecs est venu évidemment du quarante-neuvième canon du concile de Laodicée, qui prescrit de ne pas offrir le pain du sacrifice en carême, si ce n’est le samedi et le dimanche. Dans les siècles suivants, les Grecs ont conclu de ce canon que la célébration du sacrifice était incompatible avec le jeûne ; et nous voyons par leur controverse, au 11e siècle, avec le légat Humbert, que la messe des Présanctifiés, qui n’a en sa faveur qu’un canon du trop fameux concile appelé in Trullo, tenu en 692, était justifiée par les Grecs moyennant cette allégation absurde, que la communion du corps et du sang du Seigneur rompait le jeûne quadragésimal.

C’est le soir, après l’office des vêpres, que les Grecs célèbrent cette cé­rémonie, dans laquelle le prêtre communie seul, comme chez nous le vendredi saint. Il y a cependant exception, depuis plusieurs siècles, pour le jour de l’Annonciation ; le jeûne étant suspendu dans cette solennité, on y célèbre le sacrifice, et les fidèles peuvent communier.

Le règlement du concile de Laodicée ne paraît pas avoir été jamais reçu dans l’Église d’Occident ; et nous ne voyons, à Rome, aucune trace de la suspension du sacrifice en carême, si ce n’est le jeudi, jusqu’au 8e siècle, où nous apprenons du Liber Pontificalis que le pape saint Grégoire II, voulant compléter le sacramentaire romain, ajouta des messes propres pour ce jour dans les cinq premières semaines de carême. Il serait diffi­cile de rendre raison aujourd’hui des motifs de cette suspension de la messe au jeudi dans l’Église romaine, non plus que de l’usage de l’Église de Milan qui n’offre pas le sacrifice le vendredi en carême. Les raisons qui en ont été données nous paraissent peu satisfaisantes ; et quant à l’Église de Milan, nous serions porté à croire que l’usage romain de ne pas célébrer la messe le vendredi saint, usage qui s’observe pareillement dans l’Église ambrosienne, aurait été par imitation étendu aux autres vendredis du carême.

Le manque d’espace nous oblige à ne toucher que légèrement tous les détails de ce chapitre ; cependant il nous reste à dire encore quelque chose des usages mystérieux de notre carême occidental. Nous en avons déjà fait connaître et expliqué plusieurs dans le temps de la septuagé­sime. La suspension de l’alléluia, l’emploi de la couleur violette dans les ornements sacrés, la suppression de la dalmatique du diacre et de la tunique du sous-diacre ; les deux cantiques de joie, Gloria in excelsis et Te Deum laudamus, interdits l’un et l’autre ; le trait substitué dans la messe au verset alléluiatique ; l’Ite missa est remplacé par une autre formule ; l’oraison de pénitence qui se récite sur le peuple, à la fin de la messe, aux jours de la semaine où l’on ne célèbre pas la fête d’un saint ; les vêpres anticipées avant midi, tous les jours, à l’exception des diman­ches : ces divers rites sont déjà connus de nos lecteurs. En fait de céré­monies actuellement pratiquées, nous n’avons plus à signaler que les prières qui se font à genoux, à la fin de chacune des heures de l’office, dans les jours de férie, et l’usage en vertu duquel tout le chœur se tient aussi agenouillé durant le canon de la messe, à ces mêmes jours.

Mais nos Églises d’Occident pratiquaient encore en carême d’autres rites qui, depuis plusieurs siècles, sont tombés en désuétude, bien que quelques-uns se soient conservés, en certaines localités, jusqu’à nos temps. Le plus imposant de tous consistait à tendre un immense voile, ordinairement de couleur violette et appelé la courtine, entre le chœur et l’autel, en sorte que ni le clergé ni le peuple n’avaient plus la vue des saints mystères qui se célébraient derrière cette impénétrable barrière. Ce voile était un symbole du deuil de la pénitence auquel le pécheur doit se soumettre, pour mériter de contempler de nouveau la majesté de Dieu, dont il a offensé les regards par son iniquité. Il signifiait aussi les humiliations du Christ, qui furent un scandale pour l’orgueil de la Syna­gogue, et qui disparaîtront tout à coup, comme un voile que l’on lève en un instant, pour faire place aux splendeurs de la résurrection. Cet usage est demeuré, entre autres lieux, dans l’église métropolitaine de Paris.

La coutume était aussi, en beaucoup d’églises, de voiler la croix et les images des saints dès le commencement du carême, afin d’inspirer une plus vive componction aux fidèles, qui se voyaient privés de la consola­tion de reposer leurs regards sur ces objets chers à leur piété. Cette pra­tique, qui s’est aussi conservée en quelques lieux, est moins fondée cependant que celle de l’Église romaine, qui ne voile les croix et les images qu’au temps de la Passion, comme nous l’expliquerons en son lieu.

Nous apprenons des anciens cérémoniaux du moyen âge que l’on était dans l’usage de faire pendant le carême un grand nombre de proces­sions d’une église à l’autre, particulièrement les mercredis et les vendre­dis ; dans les monastères, ces processions se faisaient sous le cloître et nu-pieds. C’était une imitation des Stations de Rome, qui sont journaliè­res en carême, et qui, durant un grand nombre de siècles, commen­çaient par une procession solennelle à l’église stationnale.

Enfin, de tout temps l’Église a multiplié ses prières dans le carême. La discipline actuelle à ce sujet porte que, dans les cathédrales et collégiales qui n’en sont pas exemptées par une coutume contraire, on doit ajouter aux heures canoniales, le lundi, l’office des morts ; le mercredi, les psaumes graduels, et le vendredi, les psaumes de la pénitence. Dans nos Églises de France, au moyen âge, c’était un psautier tout entier que l’on ajoutait chaque semaine à l’office ordinaire.

Pratique du carême

Après avoir employé trois semaines entières à reconnaître les maladies de notre âme, à sonder la profondeur des blessures que le péché nous a faites, nous devons maintenant nous sentir préparés à la pénitence dont l’Église vient de nous ouvrir la carrière. Nous connaissons mieux la jus­tice et la sainteté de Dieu et les dangers auxquels s’expose l’âme impé­nitente ; et pour opérer dans la nôtre un retour sincère et durable, nous avons rompu avec les vaines joies et les futilités du monde. La cendre a été répandue sur nos têtes ; et notre orgueil s’est humilié sous la sen­tence de mort qui doit s’accomplir en nous.

Dans le cours de cette épreuve de quarante jours, si longue pour notre faiblesse, nous ne serons pas délaissés de la présence de notre Sauveur. Il semblait s’être dérobé à nos regards durant ces semaines qui ne reten­tissaient que des malédictions prononcées contre l’homme pécheur ; mais cette absence nous était salutaire. Il était bon pour nous d’appren­dre à trembler au bruit des vengeances divines. « La crainte du Seigneur est le commencement de la sagesse » ; et c’est parce que nous avons été saisis de terreur, que le sentiment de la pénitence s’est réveillé dans nos âmes.

Maintenant, ouvrons les yeux et voyons. C’est l’Emmanuel lui-même parvenu à l’âge d’homme, qui se montre à nos regards de nouveau, non plus sous l’aspect de ce doux enfant que nous avons adoré dans son ber­ceau, mais semblable au pécheur, tremblant et s’humiliant devant la souveraine majesté que nous avons offensée, et auprès de laquelle il s’est fait notre caution. Dans l’amour fraternel qu’il nous porte, voyant que la carrière de la pénitence allait s’ouvrir pour nous, il est venu nous encou­rager par sa présence et par ses exemples. Nous allons nous livrer durant quarante jours au jeûne et à l’abstinence : lui, l’innocence même, va consacrer le même temps à affliger son corps. Nous nous séparons pour un temps des plaisirs bruyants et des sociétés mondaines : il se retire de la compagnie et de la vue des hommes. Nous voulons fréquen­ter plus assidûment la maison de Dieu et nous livrer à la prière avec plus d’ardeur : il passera quarante jours et quarante nuits à converser avec son Père, dans l’attitude d’un suppliant. Nous allons repasser nos an­nées dans l’amertume de notre cœur et gémir sur nos iniquités : il va les expier par la souffrance et les pleurer dans le silence du désert, comme s’il les avait lui-même commises.

Il est à peine sorti des eaux du Jourdain qu’il vient de sanctifier et de rendre fécondes, et l’Esprit-Saint le pousse vers la solitude. L’heure est venue cependant pour lui de se manifester au monde : mais auparavant, il a un grand exemple à nous donner ; et se dérobant aux regards du Précurseur et de cette foule qui a vu la divine colombe descendre sur lui et entendu la voix du Père céleste, c’est vers le désert qu’il se dirige. À peu de distance du fleuve s’élève une montagne âpre et sauvage, que les âges chrétiens ont nommée depuis la montagne de la Quarantaine. De sa crête abrupte on domine les riantes plaines de Jéricho, le cours du Jour­dain et le lac maudit qui rappelle la colère de Dieu. C’est là, au fond d’une grotte naturelle creusée dans la roche stérile, que le Fils de l’Éternel vient s’établir, sans autre société que les bêtes farouches qui ont choisi leur tanière en ces lieux où l’homme ne paraît jamais. Jésus y pénètre sans aucun aliment pour soutenir ses forces humaines ; l’eau même qui pourrait le désaltérer manque dans ce réduit escarpé ; la pierre nue s’offre seule pour reposer ses membres épuisés. Dans qua­rante jours, les anges s’approcheront et viendront lui présenter de la nourriture.

C’est ainsi que le Sauveur nous précède et nous dépasse dans la voie sainte du carême ; il l’essaie et l’accomplit devant nous, afin de faire taire par son exemple tous nos prétextes, tous nos raisonnements, toutes les répugnances de notre mollesse et de notre orgueil. Acceptons la leçon dans toute son étendue, et comprenons enfin la loi de l’expiation. Le Fils de Dieu, descendu de cette austère montagne, ouvre sa prédication par cette sentence qu’il adresse à tous les hommes : « Faites pénitence ; car le royaume des cieux approche. » Ouvrons nos cœurs à cette invitation, afin que le Rédempteur ne soit pas obligé de réveiller notre assoupisse­ment par cette menace terrible qu’il fit entendre dans une autre cir­constance : « Si vous ne faites pénitence, vous périrez tous. »

Or, la pénitence consiste dans la contrition du cœur et dans la mortifi­cation du corps ; ces deux parties lui sont essentielles. C’est le cœur de l’homme qui a voulu le mal, et le corps a souvent aidé à l’accomplir. L’homme étant d’ailleurs composé de l’un et de l’autre, il doit les unir dans l’hommage qu’il rend à Dieu. Le corps doit participer aux délices de l’éternité ou aux tourments de l’enfer. Il n’y a donc point de vie chré­tienne complète, ni non plus d’expiation valable, si dans l’une et l’autre il ne s’associe à l’âme.

Mais le principe de la véritable pénitence est dans le cœur : nous l’apprenons de l’évangile par les exemples de l’enfant prodigue, de la pécheresse, du publicain Zachée, de saint Pierre. Il faut donc que le cœur rompe sans retour avec le péché, qu’il le regrette amèrement, qu’il l’ait en horreur et qu’il en fuie les occasions. Pour exprimer cette dispo­sition, l’Écriture se sert d’une expression qui a passé dans le langage chrétien, et rend admirablement l’état de l’âme sincèrement revenue du péché ; elle l’appelle la conversion. Le chrétien doit donc, durant le carême, s’exercer à la pénitence du cœur et la regarder comme le fon­dement essentiel de tous les actes propres à ce saint temps. Néanmoins, cette pénitence serait illusoire, si l’on ne joignait l’hommage du corps aux sentiments intérieurs qu’elle inspire. Le Sauveur, sur la montagne, ne se contente pas de gémir et de pleurer sur nos péchés ; il les expie par la souffrance de son corps ; et l’Église, qui est son interprète infaillible, nous avertit que la pénitence de notre cœur ne sera pas reçue, si nous n’y joignons la pratique exacte de l’abstinence et du jeûne.

Quelle est donc l’illusion de tant de chrétiens honnêtes qui se flattent d’être irréprochables, surtout lorsqu’ils oublient leur passé ou qu’ils se comparent à d’autres, et qui, parfaitement contents d’eux-mêmes, ne songent jamais aux dangers de la vie molle qu’ils comptent bien mener jusqu’au dernier jour ! Leurs péchés d’autrefois, ils n’y songent plus : ne les ont-ils pas sincèrement confessés ? La régularité selon laquelle ils vivent désormais n’est-elle pas la preuve de leur solide vertu ? Qu’ont-ils à démêler avec la justice de Dieu ? Aussi les voyons-nous solliciter régu­lièrement toutes les dispenses possibles dans le carême. L’abstinence les incommoderait ; le jeûne n’est plus compatible avec la santé, les oc­cupations, les habitudes d’aujourd’hui. On n’a pas la prétention d’être meilleur que tel ou tel qui ne jeûnent pas et ne font pas abstinence ; et comme on est incapable d’avoir même l’idée de suppléer par d’autres pratiques de pénitence à celles que l’Église prescrit, il en résulte que, sans s’en apercevoir et insensiblement, on arrive à n’être plus chrétien.

L’Église, témoin de cette effrayante décadence du sens surnaturel, et redoutant une résistance qui accélérerait encore les dernières pulsations d’une vie qui va s’éteignant, élargit de plus en plus la voie des adoucis­sements. Dans l’espoir de conserver une étincelle de christianisme pour un avenir meilleur, elle préfère abandonner à la justice de Dieu lui-même des enfants qui ne l’écoutent plus, lorsqu’elle leur enseigne les moyens de se rendre favorable cette justice dès ce monde ; et ces chré­tiens se livrent à la sécurité la plus profonde, sans nul souci de comparer leur vie aux exemples de Jésus-Christ et des saints, aux règles séculaires de la pénitence chrétienne.

Il est sans doute des exceptions à cette mollesse dangereuse ; mais qu’elles sont rares, dans nos villes surtout ! Que de préjugés, que de vains prétextes, que d’exemples malheureux contribuent à fausser les âmes ! Que de fois n’a-t-on pas entendu cette naïve excuse sortir de la bouche de ceux même qui se font honneur de leur titre de catholiques : qu’ils ne font pas abstinence, qu’ils ne jeûnent pas, parce que l’abstinence et le jeûne les gêneraient, les fatigueraient ! Comme si l’abstinence et le jeûne avaient un autre but que d’imposer un joug péni­ble à ce corps de péché ! En vérité, ces personnes semblent avoir perdu le sens ; et leur étonnement sera grand lorsque le Seigneur, au jour de son jugement, les confrontera avec tant de pauvres musulmans qui, au sein d’une religion dépravée et sensuelle, trouvent chaque année en eux-mêmes le courage d’accomplir les rudes privations des trente jours de leur ramadan.

Mais serait-il même nécessaire de les confronter avec d’autres qu’avec eux-mêmes si incapables, pensent-ils, de supporter les abstinences et les jeûnes si réduits d’un carême, tandis que Dieu les voit chaque jour s’imposer tant de fatigues bien autrement pénibles dans la recherche des intérêts et des jouissances de ce monde ? Que de santés usées dans des plaisirs au moins frivoles et toujours dangereux, et qui se fussent main­tenues dans toute leur vigueur, si la loi chrétienne, et non le désir de plaire au monde, eût réglé et dominé la vie ! Mais le relâchement est tel, que l’on ne conçoit aucune inquiétude, aucun remords ; on renvoie le carême au moyen âge, sans faire même attention que l’indulgence de l’Église en a proportionné les observances à notre faiblesse physique et morale. On a conservé ou reconquis, par la miséricorde divine, la foi de ses pères ; et l’on ne s’est pas ressouvenu encore que la pratique du carême est un signe essentiel de catholicisme, et que la Réforme protes­tante du 16e siècle a eu pour un de ses traits principaux et a écrit sur son drapeau l’abolition de l’abstinence et du jeûne.

Mais, dira-t-on, n’y a-t-il pas des dispenses légitimes ? Assurément, il en est, et, dans ce siècle d’épuisement général, beaucoup plus que dans les âges précédents. Mais que l’on prenne garde à l’illusion. Si vous avez les forces pour supporter d’autres fatigues, pourquoi n’en auriez-vous pas pour remplir le devoir de l’abstinence ? Si la crainte d’une légère incommodité vous arrête, vous avez donc oublié que le péché ne sera pas remis sans l’expiation. Le jugement des hommes de l’art, qui prédisent un affaiblissement de vos forces comme la suite du jeûne, peut être fondé en raison ; la question est de savoir si ce n’est pas précisément cette mortification de la chair que l’Église vous prescrit dans l’intérêt de votre âme. Mais admettons que la dispense soit légitime, que votre santé encourrait un risque véritable, que vos devoirs essentiels souffriraient, si vous observiez à la lettre les prescriptions de l’Église ; dans ce cas, son­gez-vous à substituer d’autres œuvres de pénitence à celles que vos forces ne vous permettent pas d’entreprendre ? Éprouvez-vous un vif regret, une confusion sincère de ne pouvoir porter avec les vrais fidèles le joug de la discipline quadragésimale ? Demandez-vous à Dieu la grâce de pouvoir, une autre année, participer aux mérites de vos frères, et accomplir avec eux ces saintes pratiques qui doivent être le motif de la miséricorde et du pardon ? S’il en est ainsi, la dispense ne vous aura pas été nuisible ; et quand la fête de Pâques conviera les fidèles enfants de l’Église à ses joies ineffables, vous pourrez vous joindre avec confiance à ceux qui ont jeûné ; car si la faiblesse de votre corps ne vous a pas permis de les suivre extérieurement dans la carrière, votre cœur est demeuré fidèle à l’esprit du carême.

Que de choses nous aurions à dire encore sur les illusions dont se berce la mollesse de nos jours, quand il s’agit du jeûne et de l’abstinence ! Il n’est pas rare de rencontrer des chrétiens qui remplissent le devoir pas­cal, qui se font honneur d’être enfants de l’Église catholique, et chez lesquels la notion même du carême a totalement péri. Ils en sont venus à n’avoir pas même une idée précise de l’abstinence et du jeûne. Ils igno­rent que ces deux éléments du carême sont tellement distincts, que la dispense de l’un n’emporte en aucune façon celle de l’autre. Si, pour une raison fondée ou non, ils ont obtenu l’exemption de l’abstinence, il ne leur vient pas même en pensée que l’obligation de pratiquer le jeûne durant quarante jours est demeurée tout entière ; de même, si on leur a accordé l’exemption du jeûne, ils en concluent qu’ils peuvent faire servir sur leur table toute sorte d’aliments : tant est grande la confusion qui règne de toutes parts ; tant sont rares les exemples d’une parfaite exac­titude aux ordonnances et aux traditions de l’Église.

Nous n’avons en vue, en écrivant ces pages, que les lecteurs chrétiens qui nous ont suivi jusqu’ici ; mais que serait-ce si nous venions à consi­dérer le résultat de la suspension des saintes lois du carême sur la masse des populations, principalement dans les villes ? Comment nos publi­cistes catholiques, qui ont éclairé tant de questions, n’ont-ils pas insisté sur les tristes effets que produit dans la société la cessation d’une prati­que qui, rappelant chaque année le besoin de l’expiation, mainte­nait plus que toute autre institution le sentiment du bien et du mal ? Il ne faut pas réfléchir longtemps pour comprendre la supériorité d’un peuple qui s’impose, durant quarante jours chaque année, une série de priva­tions, dans le but de réparer les violations qu’il a commises dans l’ordre moral, sur cet autre peuple qu’aucune époque de l’année ne ramène aux idées de réparation et d’amendement. Et s’il faut en venir à examiner la question au point de vue de l’hygiène, n’est-il pas évident que cette pro­fusion de nourriture animale, sans laquelle on prétend que les habi­tants des villes ne pourraient plus désormais se soutenir, loin d’avoir fortifié la race, ne fait que l’affaiblir de jour en jour ? Nous ne craignons pas de le dire, un temps viendra où les économistes sonderont cette plaie qui s’aggrave chaque jour, et déclareront que le seul moyen de relever l’affaiblissement qui se déclare toujours plus sensible à chaque nouvelle génération, est d’introduire dans l’alimentation des hommes une plus grande proportion de l’élément végétal, et de suspendre quelquefois la nourriture animale qui, devenue exclusive, altère de plus en plus le sang européen. Où trouve-t-on aujourd’hui des santés qui résistent, si ce n’est dans nos campagnes, où les végétaux forment le principal de la nourri­ture de l’homme, et particulièrement chez nos populations rurales de la Bretagne et de la Vendée, où l’abstinence quadragésimale, et souvent même le jeûne, sont encore fidèlement observés par le grand nombre, malgré les fatigues occasionnées par des travaux qui légitimeraient bien plutôt la dispense que les tièdes incidents de la vie molle et insignifiante de nos cités ?

Que les enfants de l’Église raniment donc leur courage ; qu’ils aspirent à cette paix de la conscience qui n’est assurée qu’à l’âme vraiment péni­tente. L’innocence perdue se recouvre par l’humble aveu de la faute, quand il est accompagné de l’absolution du prêtre ; mais le fidèle doit se garder de ce dangereux préjugé, qu’il ne resterait plus rien à faire après le pardon. Rappelons-nous cet avertissement si grave de l’Esprit-Saint dans l’Écriture : « Ne sois jamais sans crainte au sujet du péché qui t’a été pardonné ». La certitude du pardon est en raison du changement du cœur ; et l’on peut d’autant mieux se laisser aller à la confiance, que l’on sent constamment le regret des péchés et l’empressement à les expier toute sa vie. « Nul ne sait s’il est digne d’amour ou de haine », dit encore l’Écriture ; mais celui-là peut espérer être digne d’amour, qui sent en lui-même que l’esprit de pénitence ne l’a pas abandonné.

Entrons donc avec résolution dans la voie sainte que l’Église ouvre devant nous, et fécondons notre jeûne par les deux autres moyens que Dieu nous propose dans les saints livres : la prière et l’aumône. De même que sous le nom de jeûne, l’Église entend toutes les œuvres de la mortification chrétienne ; sous le nom de la prière elle comprend tous les pieux exercices par lesquels l’âme s’adresse à Dieu. La fréquentation plus assidue de l’Église, l’assistance journalière au saint sacrifice, les lectures pieuses, la méditation des vérités du salut et des souffrances du Rédempteur, l’examen de la conscience, l’usage des psaumes, l’assis­tan­ce aux prédications particulières à ce saint temps, et surtout la réception des sacrements de pénitence et d’eucharistie, sont les princi­paux moyens par lesquels les fidèles peuvent offrir au Seigneur l’hom­mage de la prière.

L’aumône renferme toutes les œuvres de miséricorde envers le pro­chain : aussi les saints docteurs de l’Église l’ont-ils unanimement recommandée comme le complément nécessaire du jeûne et de la prière pendant le carême. C’est une loi établie de Dieu, et à laquelle il a daigné lui-même se soumettre, que la charité exercée envers nos frères, dans le but de lui plaire, obtient sur son cœur paternel le même effet que si elle s’exerçait directement envers lui-même. Telle est la force et la sainteté du lien par lequel il a voulu unir les hommes entre eux ; et de même qu’il n’accepte pas l’amour d’un cœur fermé à la miséricorde, de même il reconnaît pour véritable, et comme se rapportant à lui, la charité du chrétien qui, soulageant son frère, rend hommage au lien sublime par lequel tous les hommes s’unissent dans une même famille dont Dieu est le père. C’est par ce sentiment que l’aumône n’est plus seulement un acte d’humanité, mais s’élève à la dignité d’un acte de religion qui monte directement à Dieu et apaise sa justice.

Rappelons-nous la dernière recommandation du saint archange Ra­phaël à la famille de Tobie, au moment de remonter au ciel : « La prière accompagnée du jeûne et de l’aumône vaut mieux que tous les trésors ; l’aumône délivre de la mort, efface les péchés, ouvre la miséricorde et la vie éternelle. » La doctrine des Livres Sapientiaux n’est pas moins ex­presse : « De même que l’eau éteint le feu le plus ardent, ainsi l’aumône détruit le péché. Renferme ton aumône dans le sein du pauvre, et elle priera pour que tu sois délivré du mal. » Que ces consolantes promesses soient toujours présentes à la pensée du fidèle, mais plus encore dans le cours de la sainte Quarantaine ; et que le pauvre qui jeûne toute l’année s’aperçoive qu’il est aussi un temps où le riche s’impose des privations. Une vie plus frugale produit ordinairement le superflu, relativement aux autres temps de l’année ; que ce superflu serve au soulagement de Lazare. Rien ne serait plus contraire à l’esprit du carême que de rivaliser en luxe et en dépenses de table avec les saisons où Dieu nous permet de vivre selon l’aisance qu’il nous a donnée. Il est beau que, dans ces jours de pénitence et de miséricorde, la vie du pauvre devienne plus douce, en proportion de ce que celle du riche participe davantage à la frugalité et à l’abstinence qui sont le partage de la plupart des hommes. C’est alors que pauvres et riches se présenteront avec un sentiment vraiment fra­ternel à ce solennel banquet de la Pâque que le Christ ressuscité nous offrira dans quarante jours.

Enfin, il est un dernier moyen d’assurer en nous les fruits du carême : c’est l’esprit de retraite et de séparation du monde. Les habitudes de ce saint temps doivent trancher en toutes choses sur celles du reste de l’année ; autrement l’impression salutaire que nous avons reçue, au moment où l’Église imposait la cendre sur nos fronts, se dissiperait en peu de jours. Le chrétien doit donc faire trêve aux vains amusements du siècle, aux fêtes mondaines, aux réunions profanes. Quant à ces specta­cles pervers ou amollissants, à ces soirées de plaisirs qui sont recueil de la vertu et le triomphe de l’esprit du monde, si dans aucun temps il n’est permis au disciple de Jésus-Christ de s’y montrer autrement que par position et par nécessité, comment pourrait-on y paraître en ces jours de pénitence et de recueillement, sans abjurer en quelque sorte son titre de chrétien, sans rompre avec tous les sentiments d’une âme pénétrée de la pensée de ses fautes, et de la crainte des jugements de Dieu ? La société chrétienne n’a plus aujourd’hui, durant le carême, cet extérieur si impo­sant de deuil et de sévérité que nous avons admiré dans les siècles de foi ; mais de Dieu à l’homme et de l’homme à Dieu, rien n’est changé. C’est toujours la grande parole : « Si vous ne faites pénitence, vous péri­rez tous ». Aujourd’hui, il en est peu qui prêtent l’oreille à cette parole ; et c’est pourquoi beaucoup périssent. Mais ceux sur qui tombe cette parole doivent se souvenir des avertissements que nous donnait le Sau­veur lui-même, au dimanche de la Sexagésime. Il nous disait qu’une partie de la semence est foulée sous les pieds des passants, ou dévorée par les oiseaux du ciel ; une autre desséchée par l’aridité de la pierre qui la reçoit ; une autre enfin étouffée par des épines. N’épargnons donc aucun soin, afin de devenir cette bonne terre dans laquelle la semence non seulement est reçue, mais fructifie au centuple pour la récolte du Seigneur qui approche.

En lisant ces pages dans lesquelles nous avons tâché de rendre la pensée de l’Église telle qu’elle nous est exprimée, non seulement dans la litur­gie, mais dans les canons des conciles et dans les écrits des saints Doc­teurs, plus d’un de nos lecteurs se sera pris à regretter de plus en plus la douce et gracieuse poésie dont l’année liturgique se montrait empreinte durant les quarante jours où nous célébrâmes la naissance de l’Emmanuel. Déjà le temps de la Septuagésime est venu jeter son voile sombre sur toutes ces riantes images ; et voici que nous sommes entrés dans un désert aride, semé d’épines, et sans eaux jaillissantes. Ne nous en plaignons pas cependant ; la sainte Église connaît nos vrais besoins, et veut y satisfaire. Pour approcher du Christ enfant, elle n’a demandé de nous que la légère préparation de l’avent, parce que les mystères de l’Homme-Dieu n’étaient encore qu’à leur début.

Beaucoup sont venus à la crèche avec la simplicité et l’ignorance des bergers de Bethléhem, ne connaissant pas suffisamment encore ni la sainteté du Dieu incarné, ni l’état dangereux et coupable de leurs âmes ; mais aujourd’hui que le Fils de l’Éternel est entré dans la voie de la pénitence, quand bientôt nous allons le voir en proie à toutes les humi­liations et à toutes les douleurs sur l’arbre de la croix, l’Église nous en­lève à notre ignorante sécurité. Elle nous dit de frapper nos poitrines, d’affliger nos âmes, de mortifier nos corps, parce que nous sommes pécheurs. La pénitence devrait être le partage de notre vie entière ; les âmes ferventes ne l’interrompent jamais ; du moins est-il juste et salu­taire pour nous d’en faire enfin l’essai, en ces jours où le Sauveur souffre au désert, en attendant qu’il expire sur le calvaire. Recueillons encore de lui cette parole qu’il dit aux femmes de Jérusalem qui pleuraient sur son passage, au jour de sa passion : « Si l’on traite ainsi le bois vert, que fera-t-on du bois sec ? » Mais, par la miséricorde du Rédempteur, le bois sec peut reprendre sève et échapper au feu.

Telle est l’espérance, tel est le désir de la sainte Église, et c’est pour cela qu’elle nous impose le joug du carême. En parcourant avec constance cette voie laborieuse, nous verrons peu à peu la lumière briller à nos regards. Si nous étions loin de Dieu par le péché, ce saint temps sera pour nous la vie purgative, comme parlent les docteurs mystiques ; et nos yeux s’épureront afin de pouvoir contempler le Dieu vainqueur de la mort. Si déjà nous marchons dans les sentiers de la vie illuminative ; après avoir sondé si utilement la profondeur de nos misères, au temps de la Septuagésime, nous retrouvons maintenant celui qui est notre Lumière ; et si nous avons su le voir sous les traits de l’Enfant de Bethlé­hem, nous le reconnaîtrons sans peine dans le divin Pénitent du désert, et bientôt dans la victime sanglante du calvaire.

Prières du matin et du soir au temps du carême

Au temps du carême, le chrétien, à son réveil, s’unira à la sainte Église qui, dès le point du jour, commence la psalmodie des laudes par ces paroles du Roi-Prophète : Ayez pitié de moi, ô Dieu, selon votre grande miséricorde.

Il adorera profondément cette Majesté que le pécheur devrait craindre, et qu’il a néanmoins offensée avec tant d’audace et d’ingratitude, et il accomplira sous cette impression les premiers actes intérieurs et exté­rieurs de religion qui doivent ouvrir sa journée. Le moment étant venu de faire la prière du matin, il pourra puiser en cette manière, dans les prières de l’Église elle-même, la forme de ses sentiments.

Puis il s’unira à l’Église qui prie ainsi dans l’office des laudes du carême :

Hymne

Ô Jésus, soleil de salut, répandez vos rayons au plus intime de notre âme, à cette heure où la nuit ayant disparu, le jour renaît pour réjouir l’univers.

C’est vous qui donnez ce temps favorable ; donnez- nous de laver dans l’eau de nos larmes la victime de notre cœur, et qu’elle devienne un holocauste offert par l’amour.

D’abondantes larmes couleront de la source même d’où sortit le pé­ché, si la verge de la pénitence vient briser la dureté du cœur.

Le jour approche, ce jour qui est à vous, dans lequel tout doit refleu­rir ; que votre main nous remette dans la voie ; et nous aussi nous se­rons dans l’allégresse.

Que le monde entier s’humilie devant vous, ô Trinité miséricor­dieuse ! Renouvelez-nous par votre grâce, et nous vous chanterons un cantique nouveau. Amen.

Puis on confessera humblement ses péchés, en se servant pour cela de la formule générale usitée dans l’Église.

Oraison

Seigneur, Dieu tout-puissant, qui nous avez fait parvenir au commen­cement de ce jour, sauvez-nous aujourd’hui par votre puis­sance, afin que, durant le cours de cette journée, nous ne nous lais­sions aller à au­cun péché ; mais que nos paroles, nos pensées et nos envies tendent toujours à l’accomplissement de votre justice. Par notre Seigneur Jésus-Christ, votre Fils, qui, étant Dieu, vit et règne avec vous, en l’unité du Saint-Esprit, dans tous les siècles des siècles. Amen.

Daignez, Seigneur Dieu, Roi du ciel et de la terre, diriger, sanctifier, conduire et gouverner, en ce jour, nos cœurs et nos corps, nos senti­ments, nos discours et nos actes, selon votre loi et les œuvres de vos préceptes ; afin que, ici-bas et dans l’éternité, nous méritions, par votre secours, ô Sauveur du monde, d’être sauvés et affranchis. Vous qui vivez et régnez dans tous les siècles des siècles. Amen.

Prière du soir

Hymne

Créateur plein de bonté, daignez écouter les prières que nous vous offrons avec larmes, au milieu des jeûnes de cette sainte quarantaine.

Vous qui scrutez le fond des cœurs, vous connaissez notre faiblesse : nous revenons à vous ; donnez-nous la grâce du pardon.

Nous avons beaucoup péché ; pardonnez-nous à cause de notre aveu : pour la gloire de votre nom, apportez le remède à nos lan­gueurs.

Faites que la résistance de notre corps soit abattue par l’abstinence, et que notre cœur soumis à un jeûne spirituel ne se repaisse plus du péché.

Trinité bienheureuse, Unité parfaite, rendez profitable à vos fidèles le bienfait du jeûne.

Amen.

La sainte messe et la communion
au temps du carême

Le chrétien, au temps du carême, s’il sait entrer dans l’esprit de l’Église, voit croître en lui ce sentiment de la crainte de Dieu qui, selon le psal­miste, est le commencement de la sagesse. Le souvenir de ses péchés, la pratique des saintes rigueurs de la pénitence, l’exemple si éloquent d’un Dieu qui expie par le jeûne et dans le silence du désert nos prévarica­tions, la prière continuelle de l’Église en faveur de ses enfants coupa­bles : tout l’arrache à la mollesse dans laquelle il a trop longtemps vécu. Il lui faut donc un refuge, un secours puissant et salutaire qui ranime en son cœur cette espérance chrétienne, sans laquelle il ne peut être enfant de Dieu. Il lui faut plus encore : il a besoin d’une victime de propitiation qui apaise en sa faveur la colère céleste, d’un sacrifice au moyen duquel il puisse désarmer ce bras redoutable qu’il sent levé contre ses iniquités.

Cette victime est prête, ce sacrifice d’un mérite infini est mis à notre disposition. Bientôt nous célébrerons le douloureux anniversaire du jour auquel il fut offert sur la croix ; en attendant, il est chaque jour présenté à la majesté divine, et c’est surtout en y prenant part que nous obtien­drons la régénération de nos âmes. Lors donc que nous voulons présen­ter à Dieu le sacrifice de notre cœur contrit et humilié, si nous voulons le rendre plus acceptable, approchons-nous de l’autel, et supplions la vic­time qui s’y offre pour nous de joindre ses mérites infinis aux faibles œuvres de notre pénitence. Quand nous sortirons de la maison de Dieu, le poids de nos péchés sera déjà grandement allégé, la confiance en la divine miséricorde aura pris un nouvel accroissement, et l’amour, re­nouvelé par la componction, s’élèvera vers Dieu plus fort et plus sincère.

Ces prières sont intéressantes pour la communion spirituelle. Note de l’éditeur.

De toutes les œuvres par lesquelles le chrétien peut sanctifier le carême, la plus agréable à Dieu est l’assistance au divin sacrifice, dans lequel est offerte la victime du salut. Mais le pécheur devra-t-il, parce qu’il s’en reconnaît plus indigne que jamais, s’abstenir de participer à la chair vivifiante et purifiante du cette victime universelle ? Telle n’est pas l’intention du Rédempteur qui est descendu du ciel, non pour nous juger, mais pour nous sauver [6]. Il sait combien est longue et austère la voie qui nous reste à parcourir jusqu’au jour où nous nous reposerons avec lui dans les joies de sa résurrection. Il a pitié de nous, il craint de nous voir défaillir dans la route [7] ; et, pour cela, il nous offre l’aliment divin qui donne aux âmes lumière et force, et qui les soutient dans le labeur. Nous sentons le besoin de nous purifier davantage ; allons donc, d’un cœur humble et contrit, à celui qui est venu pour rendre à nos âmes leur beauté première. Souvenons-nous, en tout temps, de cet avertisse­ment solennel qu’il a daigné nous donner : Si vous ne mangez la chair du Fils de l’homme, vous n’aurez point la vie en vous [8].

Si donc le péché ne règne plus en nous, si nous l’avons effacé par une vraie contrition et une confession sincère, rendues efficaces par l’absolution du prêtre, quelque grandes que nous apparaissent nos infi­délités, ne nous éloignons pas du Pain de Vie [9] ; c’est pour nous que la table du Seigneur est dressée. Si nous sentons que les liens du péché nous captivent encore ; si, en nous considérant nous-mêmes au flam­beau de la Vérité qui luit maintenant à nos yeux, nous découvrons dans nos âmes des taches que les préjugés mondains et une dangereuse mol­lesse nous avaient jusqu’ici empêché d’apercevoir, cherchons prompte­ment la piscine du salut ; et quand nous aurons fait notre paix avec le Dieu des miséricordes, hâtons-nous de venir recevoir le gage de notre réconciliation.

Allons donc à la table sainte, en ces jours de la sainte Quarantaine, avec le sentiment profond de notre indignité. Plus d’une fois, peut-être, nous y sommes-nous présentés, dans le passé, avec une familiarité trop grande, faute de comprendre assez notre néant, notre misère et la souve­raine sainteté de celui qui s’unit ainsi à l’homme pécheur. Désormais, notre cœur se rendra plus de justice ; et,  réunissant dans un même sen­timent l’humilité et la confiance, il répétera avec une entière sincérité ces paroles que l’Église emprunte au centenier de l’évangile, et qu’elle nous invite à redire, au moment où elle nous donne le Pain de vie : Seigneur, je ne suis pas digne que vous entriez en moi, mais dites seu­lement une parole, et mon âme sera guérie !

Nous formulerons ici, selon notre usage, les actes pour la préparation à la communion dans ce saint temps, en faveur des personnes qui senti­raient le besoin d’être aidées en cette manière ; nous ajouterons, pour complément, les actes de l’action de grâces.

Avant la communion

Acte de foi

La grâce insigne que vous m’avez accordée, ô mon Dieu, de me faire connaître les plaies de mon âme, m’a révélé toute la profondeur de mes maux. J’ai compris que je n’étais que ténèbres, et quel besoin j’avais de votre divine lumière. Mais si le flambeau de la foi a éclairé pour moi les tristes ombres de ma nature, il m’a fait voir aussi tout ce que votre amour pour une créature ingrate vous a fait entreprendre, dans le but de la relever et de la sauver. C’est pour moi que vous avez pris naissance dans une chair mortelle ; c’est pour moi que vous accomplissez en ce moment, dans le désert, un jeûne si rigoureux ; c’est pour moi que bientôt vous donnerez votre sang sur l’arbre de la croix : tels sont les prodiges de votre bonté que vous m’ordonnez de croire. Je les crois, ô mon Dieu, avec autant de soumission que de reconnaissance. Mais je crois aussi d’une foi non moins vive que dans peu d’instants, par le plus ineffable des mystères, vous allez venir vous unir à moi dans votre sacrement. Votre parole est formelle ; malgré le cri de mon indignité, je m’abaisse devant votre souveraine raison. Il n’y a rien de commun entre le Dieu de toute sainteté et ma misère coupable ; cependant, vous dites que c’est vous-même qui venez à moi. Je tremble, mais je crois en vous, ô Vérité éternelle ! Je confesse que votre amour pour moi est infini, et que rien ne saurait l’arrêter, quand il a résolu de se communiquer à une humble et infi­dèle créature.

Acte d’humilité

Lorsque naguère je vous contemplais, ô mon Dieu ! descendant des splendeurs de votre gloire au sein d’une fille des hommes, unissant à votre divine substance notre faible et mortelle nature, naissant enfin dans la crèche abandonnée d’une pauvre étable, de tels abaissements d’un Dieu, en même temps qu’ils touchaient mon cœur, me révé­laient toute la profondeur de mon néant. Je sentais mieux quelle distance infinie sépare la créature de son créateur, et je confessais avec bonheur ma bassesse, à la vue des miracles de votre amour. Aujourd’hui, ô mon Sauveur, ce n’est plus seulement la faiblesse de ma nature que je reconnais en moi ; le néant n’est pas coupable de n’être que le néant ; mais ce que je considère avec effroi, c’est le mal qui m’a si longtemps dominé, qui règne encore par ses suites, par les tendances qu’il m’a inspirées, par la faiblesse avec laquelle je le combats. Adam, après son péché, alla se cacher, comme pour fuir vos regards ; et vous m’appelez en ce moment, non pour prononcer contre moi une trop juste sentence, mais pour me donner la plus grande marque de votre amour, pour m’unir à vous. Et vous êtes, ô mon Dieu, la sainteté même ! Je me rends à votre appel, car vous êtes mon maître, et nul ne saurait vous résister ; mais je m’humilie et m’anéantis devant votre majesté offensée, la suppliant de considérer que c’est par ses ordres seulement que j’ose approcher d’elle.

Acte de contrition

Mais que me servirait de reconnaître, ô mon Sauveur, la grandeur et le nombre de mes fautes, si mon cœur n’était pas dans la résolution de s’en détacher pour jamais ? Vous voulez vous réconcilier avec votre ennemi, le presser contre votre cœur ; et il se contenterait de reconnaître l’honneur que vous lui faites, sans rompre avec la malheureuse cause qui lui fit encourir votre disgrâce et le mit en hostilité avec vous ! Il n’en peut être ainsi, ô mon Dieu ! Je ne cher­cherai pas, comme mon premier père, à fuir inutilement l’œil de votre justice ; comme le Prodigue, je me lève et je vais vers mon Père ; comme Madeleine, j’ose entrer dans la salle du festin ; je me rends tout tremblant à l’invitation de votre amour. Mais mon cœur a renoncé sincèrement au péché ; je hais, je déteste cet ennemi de votre gloire et de mon bonheur.

Désormais, je veux l’éviter et le poursuivre en moi sans ménagement. Je romps avec cette mollesse qui engourdissait ma volonté, avec cette indifférence calculée qui endormait ma conscience, avec ces habitu­des dangereuses qui entraînaient mon âme loin de vous. Ne rejetez pas, ô mon Dieu, un cœur contrit et humilié.

Acte d’amour

Tel est, ô mon Sauveur, votre amour pour nous en ce monde, que, selon votre consolante promesse, vous n’êtes pas venu pour juger, mais pour sauver. Je ne m’acquitterais donc pas avec vous, en ce moment, si je n’avais à vous offrir que cette crainte si salutaire qui m’a ramené à vous, que cette confusion si légitime qui porte le pécheur à trembler en votre présence. C’est dans votre amour que vous venez me visiter. Le sacrement qui va m’unir à vous est le sacrement de votre amour. Vous l’avez dit, ô Pasteur plein de ten­dresse : C’est celui à qui on a remis davantage qui aime le plus son bienfaiteur. Il faut donc que mon cœur ose vous aimer, qu’il vous aime avec plénitude, que le souvenir de ses infidélités accroisse de plus en plus en lui le besoin et le sentiment de votre amour. Aidez-le, ô mon Dieu, rassurez-le ; chassez ses terreurs, et faites-vous sentir à lui. C’est parce qu’il vous a craint, qu’il s’est tourné vers vous ; s’il vous aime, il vous demeurera fidèle.

Ô Marie, refuge du pécheur, aidez mon cœur à aimer celui qui est votre fils et notre frère. Saints anges, qui vivez éternellement de cet amour qui ne s’est jamais éteint en vous, souvenez-vous qu’il m’a créé, comme vous-mêmes, pour l’aimer. Saints et Saintes, par l’amour dont il vous enivre au ciel, daignez vous souvenir de moi, et préparer mon cœur à s’unir à lui.

Après la communion

Acte d’adoration

Vous êtes en moi, Majesté de mon Dieu ! Vous résidez en ce moment dans le cœur d’un pécheur : c’est là votre temple, votre trône, le lieu de votre repos. Que ferai-je pour vous adorer dignement, vous qui avez daigné descendre jusque dans l’abîme de ma bassesse et de ma misère ? Les esprits bienheureux se voilent la face devant vous ; vos saints déposent à vos pieds leurs couronnes immortelles ; et moi, qui suis encore dans la condition de pécheur, puis-je m’anéantir assez devant vous, qui êtes infini en puissance, en sagesse, en bonté ? Cette âme, dans laquelle vous résidez en ce moment, osa se mesurer avec vous ; souvent elle eut l’audace de vous désobéir et d’enfreindre vos volontés ; et vous venez en elle, et vous y faites descendre toutes vos grandeurs ! Recevez, ô mon Dieu ! l’hommage qu’elle vous offre en cette heure où elle succombe sous le poids de l’insigne honneur que vous lui faites. Oui, mon Dieu, je vous adore, je vous reconnais pour le souverain Être, pour l’auteur et le conservateur de toutes choses, pour mon Maître absolu ; je confesse avec bonheur ma dépendance, et j’ose vous offrir mon humble service.

Acte de remerciement

Vous êtes grand, ô mon Dieu ! mais vous êtes aussi plein de bonté envers votre humble créature. Votre présence en moi n’est pas seu­lement un trait de cette puissance qui se glorifie de la manière qu’elle veut ; elle est un nouveau gage de votre amour pour moi. Vous venez vous unir à mon âme, la rassurer, la rémunérer, lui apporter tous les biens. Oh ! qui me donnera de sentir un tel bienfait, de vous en remercier dignement ? Je ne le puis faire, ô mon Dieu ! car, dans ma faiblesse, je suis incapable de mesurer toute l’étendue de votre amour, tout le besoin que j’avais de votre présence. Et si je viens à considérer les moyens qui sont à ma disposition pour reconnaître la faveur que vous me faites, je tombe accablé sous mon impuissance. Cependant vous voulez, ô mon Dieu, que ce cœur, tout faible qu’il est, vous rende grâces ; vous prenez plaisir à recevoir l’hommage de sa chétive reconnaissance. Agréez-le donc ; mon âme tout entière vous l’offre, en vous suppliant de lui révéler de plus en plus l’immensité de vos dons, et de prendre pitié de son insuffisance.

Acte d’amour

Mais je ne puis m’acquitter avec vous que par l’amour, ô mon souve­rain bien ! Vous m’avez aimé, vous m’aimez ; il faut que je vous aime. Vous m’avez supporté, vous m’avez pardonné, vous venez de me combler d’honneur et de richesse : l’amour vous a fait accomplir tous ces prodiges, et c’est mon amour que vous demandez en retour du vôtre. La reconnaissance ne suffit pas ; vous voulez être aimé. Si je jette un regard sur le passé, ces longs jours qui s’écoulèrent loin de vous dans la désobéissance se présentent à ma pensée, et il me sem­ble que je devrais fuir vos bontés. Mais où irai-je, ô mon Dieu, que je ne vous y porte avec moi, maintenant que vous êtes établi au centre de mon âme ? Je resterai donc ; et, comme si jamais je ne vous eusse trahi, je réunirai toutes les forces de mon cœur, pour vous dire que je vous aime, que votre divine charité a rassuré mon âme, que cette âme est à vous, qu’elle vous préfère à tout, qu’elle met désormais toute sa joie, tout son bonheur, à vous complaire, à faire vos volontés.

Acte d’offrande

Je sais, ô mon Dieu, que ce que vous demandez de moi, ce n’est pas l’effusion passagère d’un cœur touché de vos bontés. Vous m avez aimé de toute éternité, vous m’avez gardé votre prédilection, alors même que je ne vous servais pas. Tant de lumières que vous m’avez données sur l’état de mon âme, tant de protection contre votre propre justice, tant de miséricorde à me pardonner, tant d’amour à vous incliner vers moi en ce moment ; toutes ces œuvres de votre droite n’avaient qu’un seul but : celui de m’attacher à vous, de m’amener à vivre enfin pour vous. Ce but, vous avez voulu l’atteindre, en me donnant aujourd’hui le précieux gage de votre amour. Vous avez dit, en parlant de ce don ineffable : De même que je vis par mon Père, ainsi celui qui mange ma chair vivra par moi. Vous êtes désormais, ô Pain vivant descendu du ciel, le principe de ma vie : elle est donc à vous, plus que jamais. Je vous la donne ; je vous dévoue mon âme, mon corps, mes facultés, mon existence tout entière. Dirigez-moi, réglez-moi : je m’abandonne à vous. Je suis aveugle, mais votre lumière me conduira ; je suis faible, mais votre force me soutiendra ; je suis inconstant, mais votre fermeté me maintiendra. Je me repose de tout sur votre miséricorde, qui ne manque jamais à ceux qui espèrent en vous.

Ô Marie ! gardez en moi le fruit de cette visite de votre divin fils. Anges de Dieu, montrez-vous jaloux de conserver intacte la demeure que votre Maître a daigné habiter. Saints et Saintes de Dieu, priez pour le pécheur auquel il a donné un tel gage de réconciliation.


[1] – s. Matth. 9, 14, 15.

[2] – Épist. 27 ad Marcellam.

[3] – Serm. 2, 5, 9, de Quadragesima.  

[4] – Homil. Paschal.

[5] – De ecclesiast. officiis, lib. 6, cap. 19.

[6] – s. Jean 3, 17.

[7] – s. Matth. 15, 32.

[8] – s. Jean 6, 54.

[9] – s. Jean 6, 35.