Historique, mystique et pratique du temps de Noël

Dom Guéranger ~ L’année liturgique
Introduction au temps de Noël

Historique du temps de Noël

Mystique du temps de Noël

Pratique du temps de Noël

Historique du temps de Noël

Nous donnons le nom de Temps de Noël à l’intervalle de quarante jours qui s’étend depuis la Nativité de notre Seigneur, le 25 décembre, jusqu’à la Purification de la sainte Vierge, le 2 février. Cette période forme, dans l’année liturgique, un ensemble spécial, comme l’avent, le carême, le temps pascal, etc. ; la célébration d’un même mystère y domine tout, et ni les fêtes des saints qui se pressent dans cette saison, ni l’occurrence encore assez fréquente de la septuagésime, avec ses sombres couleurs, ne paraissent distraire l’Église de la joie immense que lui ont évangélisée les anges [1], dans cette nuit radieuse attendue par le genre humain durant quatre mille ans, et dont la commémoration liturgique a été précédée du deuil des quatre semaines qui forment l’avent.

Le coutume de célébrer par quarante jours de fête ou de mémoire spéciale la solennité de la naissance du sauveur, est fondée sur le saint évangile lui-même, qui nous apprend que la très pure Marie, après quarante jours passés dans la contemplation du doux fruit de sa glorieuse maternité, se rendit au Temple pour y accomplir, dans une humilité parfaite, tout ce que la loi prescrivait au commun des femmes d’Israël, quand elles étaient devenues mères.

La commémoration de la purification de Marie est donc indissolublement liée à celle de la naissance même du Sauveur ; et l’usage de célébrer cette sainte et joyeuse quarantaine paraît être d’une haute antiquité dans l’Église romaine. D’abord, pour ce qui est de la Nativité du Sauveur au 25 décembre, saint Jean Chrysostome, dans son homélie sur cette fête, nous apprend que les Occidentaux l’avaient dès l’origine célébrée en ce jour. Il s’arrête même à justifier cette tradition, en faisant observer que l’Église romaine avait eu tous les moyens de connaître le véritable jour de la naissance du sauveur, puisque les actes du dénombrement exécuté par l’ordre d’Auguste en Judée se conservaient dans les archives publiques de Rome. Le saint docteur propose un second argument tiré de l’évangile de saint Luc, en faisant remarquer que, d’après l’écrivain sacré, ce dut être au jeûne du mois de septembre que le prêtre Zacharie eut dans le temple la vision, à la suite de laquelle son épouse Élisabeth conçut saint Jean-Baptiste : d’où il suit que la très sainte Vierge Marie ayant elle-même, suivant le récit du même saint Luc, reçu la visite de l’archange Gabriel et conçu le sauveur du monde au sixième mois de la grossesse d’Élisabeth, c’est-à-dire en mars, elle devait l’enfanter au mois de décembre.

Les Églises d’Orient, néanmoins, ne commencèrent qu’au quatrième siècle à célébrer la nativité de notre Seigneur au mois de décembre. Jusqu’alors elles l’avaient solennisée, tantôt au six de janvier, en la confondant, sous le nom générique d’épiphanie, avec la manifestation du sauveur aux Gentils, en la personne des mages ; tantôt, si l’on en croit Clément d’Alexandrie, au 25 du mois Pachon (15 de mai), ou au 25 du mois Pharmuth (20 avril). Saint Jean Chrysostome dans l’homélie que nous venons de citer, et qu’il prononça en 386, atteste que l’usage de célébrer avec l’Église romaine la naissance du sauveur au 25 décembre, ne datait encore que de dix ans dans l’Église d’Antioche. Ce changement paraît avoir été intimé par l’autorité du siège apostolique, à laquelle vint se joindre, vers la fin du quatrième siècle, un édit des empereurs Théodose et Valentinien, qui décrétait la distinction des deux fêtes de la Nativité et de l’Épiphanie. Seule Église d’Arménie a gardé l’usage de célébrer au 6 janvier ce double mystère ; sans doute parce que ce pays était indépendant de l’autorité des empereurs, et qu’il fut d’ailleurs soustrait de bonne heure par le schisme et l’hérésie aux influences de l’Église romaine.

La fête de la Purification de la sainte Vierge, qui clôt les quarante jours de Noël, paraît remonter dans l’Église latine à une si haute antiquité, qu’il est impossible d’assigner l’époque précise de son institution. Tous les liturgistes conviennent qu’elle est la plus ancienne des fêtes de la sainte Vierge, et qu’ayant son principe dans le récit même de l’évangile, il est naturel qu’elle ait été célébrée dès les premiers siècles du christianisme. Ceci doit s’entendre de l’Église romaine, car, pour ce qui est de l’Église orientale, nous n’y voyons cette fête définitivement établie au 2 février que sous l’empire de Justinien, au 6e siècle. Il est vrai qu’antérieurement à cette époque, la commémoration du mystère lui-même semble n’avoir pas été totalement inconnue aux Orientaux ; mais elle n’était pas d’un usage aussi universel et, pour l’ordinaire, on la célébrait peu après la fête de Noël, et non au propre jour auquel la mère de Dieu monta au temple pour accomplir la loi.

Si maintenant nous venons à considérer le caractère du temps de Noël dans la liturgie latine, nous sommes à même de reconnaître que ce temps est spécialement voué à la jubilation qu’excite dans toute l’Église l’avènement du Verbe Divin dans la chair, et particulièrement consacré aux félicitations qui sont dues à la très pure Marie pour l’honneur de sa maternité. Cette double pensée d’un Dieu enfant et d’une mère vierge se trouve exprimée à chaque instant dans les prières et dans les usages de la liturgie.

Ainsi, aux jours de dimanche et à toutes les fêtes qui ne sont pas du rite double, dans tout le cours de cette joyeuse quarantaine, l’Église fait mémoire de la virginité féconde [2] de la Mère de Dieu, par trois oraisons spéciales, dans la célébration du saint sacrifice. En ces mêmes jours, aux offices de laudes et de vêpres, elle implore le suffrage de Marie, en confessant hautement sa qualité de mère de Dieu et la pureté inviolable qui est demeurée en elle, même après l’enfantement. Enfin, l’usage de terminer chaque office par la solennelle antienne Alma Redemptoris Mater du moine Herman Contract, à la louange de la Mère du Rédempteur [3], se continue jusqu’au jour même de la Purification.

Telles sont les manifestations d’amour et de vénération par lesquelles l’Église, honorant le Fils dans la Mère, témoigne de sa religieuse allégresse, en cette saison de l’année liturgique que nous désignons sous le nom de Temps de Noël. Il y faut joindre l’usage antique observé dans les provinces ecclésiastiques de France, dont l’Église métropolitaine est dédiée sous le titre de la Sainte Vierge, de suspendre en son honneur l’abstinence du samedi, durant cette quarantaine qui rappelle d’une manière si touchante la gloire et le bonheur de celle qui est à la fois la mère du créateur et la mère du genre humain.

Tout le monde sait que le calendrier ecclésiastique contient jusqu’à six dimanches après l’Épiphanie, pour les années où la fête de Pâques atteint ses dernières limites au mois d’avril. La quarantaine de Noël à la Purification renferme quelquefois jusqu’à quatre de ces dimanches. Au contraire, souvent aussi elle n’en contient que deux, et quelquefois même qu’un seul, lorsque l’anticipation de la Pâque en certaines années contraint de faire remonter jusqu’en janvier le dimanche de Septuagésime, et celui même de Sexagésime. Rien n’est innové cependant, ainsi que nous l’avons dit, dans les rites de cette joyeuse quarantaine, hors la couleur violette et l’omission de l’hymne angélique, en ces dimanches précurseurs du carême.

Quoique la sainte Église honore avec une religion [4] particulière, dans tout le cours du temps de Noël, le mystère de l’enfance du Sauveur, la marche du calendrier qui, dans les années même où la fête de Pâques est le plus retardée, donne moins de six mois pour la célébration de l’œuvre de notre salut tout entière, savoir de Noël à la Pentecôte, oblige cette même Église d’anticiper, dans les lectures du saint évangile, sur les événements de la vie active du Christ ; la liturgie n’en demeure pas moins fidèle à nous rappeler les charmes de l’enfant divin et la gloire incommunicable de sa mère, jusqu’au jour où elle viendra le présenter au temple.

Les Grecs font aussi, dans leurs offices, de fréquentes mémoires de la maternité de Marie, dans toute cette saison ; mais ils ont surtout une vénération spéciale pour les douze jours qui s’écoulent de la fête de Noël à celle de l’Épiphanie. Durant ce temps, ils ne gardent aucune abstinence de viande ; et les empereurs d’Orient avaient même statué que, pour le respect d’un si grand mystère, les œuvres serviles seraient interdites, et que les tribunaux eux-mêmes vaqueraient jusqu’après le 6 janvier.

Telles sont les particularités historiques et les faits positifs qui servent à déterminer le caractère spécial de cette seconde partition de l’année liturgique que nous désignons sous le nom de Temps de Noël. Le chapitre suivant développera les intentions mystiques de l’Église en cette saison si chère à la piété de ses enfants.

 

Mystique du temps de Noël

Tout est mystérieux dans les jours où nous sommes. Le Verbe de Dieu, dont la génération est avant l’aurore, prend naissance dans le temps ; un enfant est un Dieu ; une vierge devient mère et reste vierge ; les choses divines sont mêlées avec les choses humaines, et la sublime et ineffable antithèse exprimée par le disciple bien-aimé dans ce mot de son évangile : le Verbe s’est fait chair, s’entend répétée sur tous les tons et sous toutes les formes dans les prières de l’Église : car elle résume admirablement le grand événement qui vient d’unir dans une seule personne divine la nature de l’homme et la nature de Dieu.

Mystère éblouissant pour l’intelligence, mais suave au cœur des fidèles, il est la consommation des desseins de Dieu dans le temps, l’objet de l’admiration et de l’étonnement des anges et des saints dans leur éternité, en même temps que le principe et le moyen de leur béatitude. Voyons en quelle manière la sainte Église le propose à ses enfants, sous les symboliques enveloppes de la liturgie.

Après l’attente des quatre semaines de préparation, image des quatre millénaires de l’ancien monde, nous voici arrivés au 25e jour du mois de décembre, comme en une station désirée ; et tout d’abord il nous est naturel d’éprouver quelque étonnement en voyant ce jour garder à lui seul l’immuable prérogative de célébrer la nativité du sauveur ; tandis que le cycle liturgique tout entier paraît en travail, chaque année, pour enfanter le jour de Pâques, sans cesse variable, auquel est attachée la mémoire du mystère de la résurrection.

Dès le quatrième siècle, saint Augustin se trouvait amené à rendre raison de cette différence, dans sa fameuse épître ad Januarium ; et il en donne ce motif, que nous ne célébrons le jour de la naissance du Sauveur que pour nous remettre en mémoire cette naissance opérée pour notre salut, sans que le jour même auquel elle a eu lieu renferme en soi quelque signification mystérieuse ; tandis que le propre jour de la semaine auquel s’est accomplie la résurrection a été choisi dans les décrets éternels, pour exprimer un mystère dont il doit être fait une commémoration expresse jusqu’à la fin des siècles. Saint Isidore de Séville et l’ancien interprète des rites sacrés, qu’on a longtemps cru être le savant Alcuin, adoptent, sur cette matière, la doctrine de l’évêque d’Hippone ; et leurs paroles sont développées par Durand, dans son Rational.

Ces auteurs observent donc que, suivant les traditions ecclésiastiques, la création de l’homme ayant eu lieu le vendredi, et le Sauveur ayant souffert la mort en ce même jour pour réparer le péché de l’homme ; d’autre part, la résurrection de Jésus-Christ s’étant accomplie le troisième jour après, c’est-à-dire le dimanche, jour auquel la Genèse assigne la création de la lumière, « les solennités de la Passion et de la Résurrection, comme dit saint Augustin, n’ont pas seulement pour but de remettre en mémoire les faits qui se sont accomplis ; mais par-dessus cela, elles représentent et signifient quelque autre chose de mystérieux et de saint [5]. »

Gardons-nous de croire cependant que, pour n’être attachée à aucun des jours de la semaine en particulier, la célébration de la fête de Noël au 25 décembre ait été complètement déshéritée de l’honneur d’une signification mystérieuse. D’abord, nous pourrions déjà dire, avec les anciens liturgistes, que la fête de Noël parcourt successivement les divers jours de la semaine, pour les purifier tous et les dégager de la malédiction que le péché d’Adam avait déversée sur chacun d’eux. Mais nous avons un bien plus sublime mystère à déclarer dans le choix du jour de cette solennité : mystère qui, s’il ne se rapporte pas à la division du temps dans les limites de cet ensemble que Dieu s’est tracé lui-même, et qu’on nomme la semaine, vient se lier de la manière la plus expressive au cours du grand astre par le moyen duquel la lumière et la chaleur, c’est-à-dire la vie, renaissent et s’entretiennent sur la terre. Jésus-Christ, notre sauveur, la lumière du monde [6], est né au moment où la nuit de l’idolâtrie et du crime s’épaississait le plus profondément en ce monde. Et voici que le jour de cette nativité, vingt-cinq décembre, se trouve être précisément celui où le soleil matériel, dans sa lutte avec les ombres, prêt à s’éteindre, se ranime tout à coup et prépare son triomphe.

Dans l’Avent, nous avons signalé, avec les saints Pères, la décroissance de la lumière physique comme le triste emblème de ces jours de l’attente universelle ; nous avons crié avec l’Église vers le divin Orient, le Soleil de justice, qui seul peut nous arracher aux horreurs de la mort du corps et de l’âme. Dieu nous a entendus ; et c’est au jour même du solstice d’hiver, fameux par les terreurs et les réjouissances de l’ancien monde, qu’il nous donne à la fois la lumière matérielle et le flambeau des intelligences.

Saint Grégoire de Nysse, saint Ambroise, saint Maxime de Turin, saint Léon, saint Bernard, et les plus illustres liturgistes, se complaisent en ce profond mystère que le créateur de l’univers a empreint d’un seul coup dans son œuvre à la fois naturelle et surnaturelle ; et nous verrons les prières de l’Église continuer d’y faire allusion au Temps de Noël, comme au Temps de l’avent.

« En ce jour que le Seigneur a fait, dit saint Grégoire de Nysse, dans son homélie sur la Nativité, les ténèbres commencent à diminuer, et la lumière prenant accroissement, la nuit est refoulée au delà de ses frontières. Certes, mes frères, ceci n’arrive ni par hasard, ni au gré d’une volonté étrangère, en ce jour même où resplendit celui qui est la vie divine de l’humanité. C’est la nature qui, sous ce symbole, révèle un arcane à ceux dont l’œil est pénétrant, et qui sont capables de comprendre cette circonstance de l’avènement du Seigneur. Il me semble l’entendre dire : Ô homme, sache que sous les choses que tu vois, te sont révélés des mystères cachés. La nuit, tu l’as vu, était parvenue à sa plus longue durée, et tout à coup elle s’arrête. Songe à la funeste nuit du péché qui était arrivée au comble par la réunion de tous les artifices coupables : c’est aujourd’hui que son cours a été tranché. À partir de ce jour, elle est réduite, et bientôt anéantie. Vois maintenant les rayons du soleil plus vifs, l’astre lui-même plus élevé dans le ciel, et contemple en même temps la vraie lumière de l’évangile qui se lève sur l’univers entier. »

« Réjouissons-nous, mes frères, s’écrie à son tour saint Augustin : car ce jour est sacré, non à cause du soleil visible, mais par la naissance de l’invisible créateur du soleil. Le Fils de Dieu a choisi ce jour pour naître, comme il s’est choisi une mère, lui créateur à la fois et du jour et de la mère. Ce jour, en effet, auquel la lumière reprend accroissement, était propre à signifier l’œuvre du Christ qui, par sa grâce, renouvelle sans cesse notre homme intérieur. L’éternel créateur ayant résolu de naître dans le temps, il fallait que le jour de sa naissance fût en harmonie avec la création temporelle [7]. »

Dans un autre sermon sur la même fête, l’évêque d’Hippone nous donne la clef d’une parole mystérieuse de saint Jean-Baptiste qui confirme merveilleusement la pensée traditionnelle de l’Église. Cet admirable précurseur avait dit, en parlant du Christ : Il faut qu’il croisse, et il faut que moi-même je diminue [8]. Sentence prophétique qui, dans son sens littéral, signifiait que la mission de saint Jean-Baptiste touchait à sa fin, du moment que le Sauveur lui-même entrait dans l’exercice de la sienne ; mais voyons-y aussi, avec saint Augustin, un second mystère : « Jean est venu en ce monde dans le temps où les jours commencent à diminuer ; le Christ est né au moment où les jours commencent à croître [9]. » Ainsi, tout est mystique : et le lever de l’astre du précurseur au solstice d’été, et l’apparition du divin soleil en la saison des ombres.

La science courte et déjà surannée des Dupuis et des Volney pensait avoir grandement ébranlé les bases de la superstition religieuse, pour avoir constaté, chez les peuples anciens, l’existence d’une fête du soleil au solstice d’hiver ; il leur semblait qu’une religion ne pouvait plus passer pour divine, du moment que les usages de son culte eussent offert des analogies avec les phénomènes d’un monde que, suivant la Révélation, Dieu n’a cependant créé que pour le Christ et pour son Église. Nous, catholiques, nous trouvons la confirmation de notre foi, là même où ces hommes crurent un moment apercevoir sa ruine.

Ainsi donc nous avons expliqué le mystère fondamental de notre joyeuse quarantaine, en dévoilant le grand secret caché dans la prédestination éternelle du vingt-cinquième jour de décembre à devenir le jour de la naissance d’un Dieu sur la terre. Scrutons maintenant avec respect un second mystère, celui du lieu où s’accomplit cette naissance.

Ce lieu est Bethléhem. C’est de Bethléhem que doit sortir le chef d’Israël. Le prophète l’a prédit [10] ; les pontifes juifs le savent et sauront bien le déclarer, sous peu de jours, à Hérode [11]. Mais par quelle raison cette ville obscure a-t-elle été choisie de préférence à toute autre, pour devenir le théâtre d’un si sublime événement ? Soyez attentifs, ô chrétiens ! Le nom de cette cité de David signifie maison du pain : voilà pourquoi le pain vivant descendu du ciel [12] l’a choisie pour s’y manifester. Nos pères ont mangé la manne dans le désert, et ils sont morts [13] ; mais voici le Sauveur du monde qui vient soutenir la vie du genre humain, au moyen de sa chair qui est vraiment nourriture [14]. Jusqu’ici Dieu était loin de l’homme ; désormais, ils ne feront plus qu’une même chose. L’arche d’alliance qui ne renfermait que la manne des corps est remplacée par l’arche d’une alliance nouvelle ; arche plus pure, plus incorruptible que l’ancienne : l’incomparable vierge Marie, qui nous présente le pain des anges, l’aliment qui transforme l’homme en Dieu ; car le Christ a dit : Celui qui mange ma chair demeure en moi, et moi en lui [15].

C’est là cette divine transformation que le monde attendait depuis quatre mille ans, vers laquelle l’Église a soupiré durant les quatre semaines du temps de l’avent. L’heure est enfin venue, et le Christ va entrer en nous, si nous voulons le recevoir [16]. Il demande à s’unir à chacun de nous, comme il s’est uni à la nature humaine en général, et pour cela il se veut faire notre pain, notre nourriture spirituelle. Son avènement dans les âmes, en cette saison mystique, n’a pas d’autre but. Il ne vient pas juger le monde, mais pour que le monde soit sauvé par lui [17], pour que tous aient la vie, et une vie toujours plus abondante [18]. Il n’aura donc point de repos, ce divin ami de nos âmes, qu’il ne se soit substitué lui-même à nous, en sorte que nous ne vivions plus nous-mêmes en nous, mais lui en nous-mêmes ; et pour que ce mystère s’exécute avec plus de suavité, c’est d’abord sous la forme d’un enfant qu’il se dispose, ce doux fruit de Bethléhem, à pénétrer en nous, pour y croître ensuite en âge et en sagesse, devant Dieu et devant les hommes [19].

Et lorsque, nous ayant ainsi visités par sa grâce et par l’aliment d’amour, il nous aura changés en lui-même, alors s’accomplira un nouveau mystère. Devenus une même chair, un même cœur avec Jésus, Fils du père céleste, nous deviendrons par là même les fils de ce même Père ; en sorte que le disciple bien aimé s’écrie : Ô mes petits enfants ! voyez quelle charité nous a donnée le Père, que nous soyons les fils de Dieu, non pas seulement de nom, mais en réalité [20] ! Mais nous parlerons ailleurs, et à loisir, de cette suprême félicité de l’âme chrétienne, et des moyens qui lui sont offerts pour la maintenir et l’accroître.

Nous aurions trop à dire, s’il nous fallait présentement montrer dans toute sa gloire le cortège mystique qui environne la fête de Noël, sur le cycle liturgique, à partir du jour même de la Nativité du Sauveur, jusqu’à celui de la Purification de la sainte Vierge. La plus magnifique pléiade de saints et de saintes se trouve avoir été semée autour du berceau de l’Enfant-Dieu. Sans parler des quatre grands astres qui rayonnent près de notre divin soleil, duquel ils empruntent toute leur splendeur : saint Étienne, saint Jean l’Évangéliste, les saints Innocents et saint Thomas de Cantorbéry ; quelle autre fraction du cycle présente, dans un si court espace, une aussi merveilleuse constellation ? Le collège apostolique fournit ses deux grands luminaires, saint Pierre et saint Paul, l’un sur sa chaire romaine, l’autre dans le miracle de sa conversion ; l’armée des martyrs nous envoie les valeureux champions du Christ : Timothée, Ignace d’Antioche, Polycarpe, Vincent et Sébastien ; la radieuse succession des pontifes romains détache quatre de ses plus glorieux noms : Sylvestre, Télesphore, Hygin et Marcel ; l’école sublime des docteurs présente Hilaire, Jean Chrysostome, Ildefonse et l’angélique François de Sales ; auxquels s’ajoute, comme eux pasteur des peuples, Julien le Thaumaturge. La milice des ascètes députe Paul l’ermite ; Antoine, le vainqueur de Satan ; Maur, l’apôtre des cloîtres ; Pierre Nolasque, le rédempteur des captifs ; Raymond de Pennafort, l’oracle du droit et le législateur des consciences. Au rang des défenseurs de la sainte Église éclate le pieux Canut, qui rencontra le martyre en la servant, et ce Charles dont le nom signifie la grandeur. Le chœur des vierges sacrées est gracieusement représenté par la douce Agnès, la généreuse Émérentienne, l’invincible Martine, la secourable Geneviève ; enfin, dans les rangs plus humbles des veuves, nous vénérons Paule, l’amante de la crèche, et la reine Bathilde, qui goûta le mystère de Bethléhem. Mais n’anticipons pas sur les temps, et laissons se dérouler l’un après l’autre, dans toute la durée de notre quarantaine, les glorieux anneaux de cette chaîne triomphante.

Il nous reste un mot à dire sur les couleurs symboliques que l’Église revêt dans cette saison. La blanche est celle qu’elle a adoptée durant les vingt premiers jours qui s’étendent jusqu’à l’octave même de l’Épiphanie. Elle n’y déroge que pour honorer la pourpre des martyrs Étienne et Thomas de Cantorbéry [21], et aussi pour s’unir au deuil de Rachel qui pleure ses enfants, dans la fête des saints Innocents ; hors de ces trois occasions, la blancheur des vêtements sacrés exprime l’allégresse à laquelle les anges ont convié les hommes, l’éclat du divin soleil naissant, la pureté de la Vierge-Mère, la candeur des âmes fidèles qui se pressent autour du berceau de l’Enfant divin.

Dans les vingt derniers jours, la multitude des fêtes des saints exige que la parure de l’Église se montre en harmonie, tantôt avec les roses des martyrs, tantôt avec les immortelles qui forment la couronne des pontifes et des confesseurs, tantôt avec les lis qui décorent les vierges. Aux jours de dimanche, s’il ne se rencontre point quelque fête du rite double qui impose la couleur rouge ou blanche, et si la Septuagésime n’a pas encore ouvert la sombre série des semaines qui précèdent les douleurs du Christ, les vêtements de l’Église sont de la couleur verte. Le choix de cette couleur montre, suivant les liturgistes, que dans la naissance du Sauveur, qui est la fleur des champs [22] est née aussi l’espérance de notre salut, et qu’après l’hiver de la gentilité et du judaïsme, le verdoyant printemps de la grâce a commencé son cours.

Nous bornerons ici cette explication mystique des usages généraux du temps de Noël. Il nous reste sans doute encore de nombreux symboles à dévoiler ; mais les mystères auxquels ils se rattachent, étant propres à certains jours en particulier, plutôt qu’à l’ensemble même de cette portion de l’année liturgique, nous les traiterons en détail, jour par jour, et sans en omettre aucun.

 

Pratique du temps de Noël

Le moment est venu où l’âme fidèle va recueillir le fruit des efforts qu’elle a faits dans la carrière laborieuse de l’avent, pour préparer une demeure au Fils de Dieu, qui veut prendre naissance en elle. Le jour des noces de l’agneau est arrivé, et l’épouse s’est préparée [23]. Or, l’épouse, c’est la sainte Église ; l’épouse, c’est toute âme fidèle. L’inépuisable Seigneur se donne tout entier, et avec une particulière tendresse, à tout le troupeau et à chacune des brebis du troupeau. Quelle parure revêtirons-nous donc pour aller au-devant de l’époux ? Quelles perles, quels joyaux orneront nos âmes dans cette entrevue fortunée ? La sainte Église, dans sa liturgie, nous instruit sur ce point ; et nous ne pouvons mieux faire, sans doute, que de l’imiter en tout, puisqu’elle est toujours agréée, et qu’étant notre mère, nous la devons écouter sans cesse.

Mais avant de parler de l’avènement mystique du Verbe dans les âmes, avant de raconter les secrets de cette sublime familiarité du créateur et de la créature, traçons d’abord, avec l’Église, les devoirs que la nature humaine et chacune de nos âmes ont à rendre à l’enfant divin que les cieux nous ont enfin donné comme une rosée bienfaisante. Durant l’avent, nous nous sommes unis aux saints de l’ancienne alliance pour implorer la venue de ce messie rédempteur ; maintenant qu’il est descendu, considérons quels hommages il convient de lui offrir.

Or, l’Église, en ce saint temps, offre au Dieu-Enfant le tribut de ses profondes adorations, les transports de ses joies ineffables, l’hommage d’une reconnaissance sans bornes, la tendresse d’un amour nonpareil. Ces sentiments, adoration, allégresse, reconnaissance, amour, forment aussi l’ensemble des devoirs que toute âme fidèle doit offrir à l’Emmanuel dans son berceau. Les prières de la liturgie en fourniront l’expression la plus pure, la plus complète ; mais pénétrons la nature de ces sentiments, afin de les concevoir mieux, et de nous approprier plus intimement encore la forme sous laquelle la sainte Église les exprime.

Notre premier devoir à remplir auprès du berceau du Sauveur est celui de l’adoration. L’adoration est le premier acte de la religion ; mais on peut dire que, dans le mystère de la nativité, tout semble contribuer à rendre ce devoir plus sacré encore. Au ciel, les anges se voilent la face et s’anéantissent devant le trône de Jéhovah ; les vingt-quatre vieillards abaissent continuellement leurs diadèmes devant la majesté de l’agneau : que ferons-nous, pécheurs, membres indignes de la tribu rachetée, quand Dieu lui-même se montre à nous abaissé, anéanti à cause de nous ? quand, par le plus sublime renversement, les devoirs de la créature à l’égard du créateur sont remplis par le créateur lui-même ? quand le Dieu éternel s’incline, non plus seulement devant la majesté infinie, mais devant l’homme pécheur ?

Il est donc juste qu’à la vue d’un si étonnant spectacle, nous nous efforcions de rendre, par nos profondes adorations, au Dieu qui s’abaisse pour nous, quelque chose du moins de ce que son amour pour l’homme et sa fidélité aux ordres de son père lui enlève. Il nous faut, sur la terre, imiter, en ce qui nous est possible, les sentiments des anges dans le ciel, et n’approcher jamais du divin enfant sans lui présenter tout d’abord l’encens d’une adoration sincère, la protestation de notre dépendance, enfin l’hommage d’anéantissement dû à cette majesté infinie, d’autant plus digne de nos respects que c’est pour nous-mêmes qu’elle s’abaisse. Malheur donc à nous, si, rendus trop familiers par la faiblesse apparente du divin enfant, par la douceur même de ses caresses, nous pensions pouvoir retrancher quelque chose de ce premier des devoirs, et oublier un moment ce qu’il est et ce que nous sommes !

L’exemple de la très pure Marie servira puissamment à maintenir en nous cette humilité. Marie était humble devant son Dieu, avant d’être mère ; devenue mère, elle devient plus humble encore devant son Dieu et son Fils. Nous donc, viles créatures, pécheurs mille fois graciés, adorons de toutes nos puissances celui qui, de si haut, descend jusqu’à notre bassesse, et efforçons-nous de le dédommager par nos abaissements, de sa crèche, de ses langes, de cette éclipse de sa gloire. Toutefois, c’est en vain que nous chercherions à descendre jusqu’au niveau de son humiliation ; il faudrait être un dieu pour atteindre aux abaissements d’un dieu.

Mais la sainte Église n’offre pas seulement au Dieu-Enfant le tribut de ses profondes adorations ; le mystère de l’Emmanuel, du Dieu avec nous, est pour elle la source d’une ineffable allégresse. Le respect dû à un dieu se concilie admirablement, dans ses sublimes cantiques, avec cette joie qu’ont recommandée les anges. Elle tient à cœur d’imiter l’allégresse des bergers qui vinrent en hâte et tressaillants à Bethléhem [24], et cette joie aussi des Mages, lorsqu’au sortir de Jérusalem, ils aperçurent de nouveau l’étoile [25]. De là vient que la chrétienté tout entière, l’ayant compris, célébrait l’enfantement divin par ces chants joyeux et populaires, connus sous le nom de Noëls ; usage précieux, dont les dernières traces vont s’effaçant parmi nous avec les douces traditions de la foi, mais que Rome notre mère retrouve encore chaque année avec transport, lorsque descendent des Apennins ces musiciens champêtres qui viennent faire retentir de leurs joyeux accents les places et les rues de la cité sainte.

Or sus, chrétiens, associons-nous à cette jubilante allégresse ; il n’est plus temps de soupirer, ni de verser des larmes : Un petit Enfant nous est né [26]. Celui que nous attendions est enfin venu, et il est venu pour habiter avec nous. Aussi longue a été l’attente, aussi enivrant soit le bonheur de la possession. Le jour viendra assez tôt où cet enfant qui naît aujourd’hui, devenu homme, sera l’homme des douleurs. Nous lui compatirons alors ; présentement, il nous faut nous réjouir de sa venue, et chanter auprès de son berceau avec les anges. Ces quarante jours passeront vite ; acceptons à cœur ouvert la joie qui nous vient d’en haut comme un présent céleste. La divine sagesse nous apprend que le cœur du juste est une fête continuelle [27], parce que la paix est en lui : or, la paix, en ces jours, nous est apportée sur la terre, la paix aux hommes de bonne volonté.

À cette allégresse mystique et délicieuse vient s’unir comme de lui-même le sentiment de la reconnaissance envers celui qui, sans être arrêté par notre indignité, ni retenu par les égards dus à sa majesté suprême, a voulu se choisir une mère parmi les filles des hommes, un berceau dans une étable : tant il avait à cœur de pousser l’œuvre de notre salut, d’écarter tout ce qui pourrait nous inspirer quelque crainte ou quelque timidité à son égard, de nous encourager par son exemple divin dans la voie d’humilité où il nous faut cheminer pour remonter au ciel d’où notre orgueil nous a fait déchoir.

Recevons donc avec un cœur touché ce don précieux d’un libérateur enfant. C’est le Fils unique du Père, de ce Père qui a tant aimé le monde, qu’il a livré son propre Fils [28] ; c’est ce Fils unique lui-même qui ratifie pleinement la volonté de son père, et qui vient s’offrir pour nous parce qu’il le veut bien [29]. Certes, en nous le donnant, comme parle l’apôtre, le père ne nous a-t-il pas tout donné avec lui [30] ? Ô présent inestimable ! quelle gratitude pourrions-nous offrir comparable au bienfait, quand, du fond de notre misère, nous sommes incapables d’en apprécier même la valeur ? Dieu seul, dans ce mystère, sait bien ce qu’il nous donne, et l’enfant divin qui, au fond de son berceau, en garde le secret.

Mais, si la reconnaissance est hors de proportion avec le bienfait, qui donc acquittera la dette ? L’amour seul le pourra faire, parce que, tout fini qu’il est, du moins il ne se mesure pas et peut croître toujours. C’est pourquoi la sainte Église, en présence de la crèche, après avoir adoré, loué, rendu grâces, se sent éprise d’une indicible tendresse. Elle dit : Que vous êtes beau, ô mon bien-aimé [31] ! Que votre lever est doux à ma vue, ô divin soleil de justice ! Que votre chaleur est vivifiante à mon cœur ! Combien votre triomphe est assuré sur mon âme, quand vous l’attaquez avec les armes de la faiblesse, de l’humilité et de l’enfance ! Et toutes ses paroles se changent en paroles d’amour ; et l’adoration, la louange, l’action de grâces, ne sont dans ses cantiques que l’expression variée et intime de l’amour qui transforme tous ses sentiments.

Nous aussi, chrétiens, suivons l’Église notre mère, et portons nos cœurs à l’Emmanuel. Les pasteurs lui font offre de leur simplicité, les mages lui apportent de riches présents ; les uns et les autres nous enseignent que nul ne doit paraître en présence du divin enfant, sans lui rendre un don digne de lui. Or, sachons-le bien : il dédaigne tout autre trésor que celui qu’il est venu chercher. L’amour l’a fait descendre du ciel ; plaignons le cœur qui ne lui rendrait pas l’amour !

Telle est donc la matière des devoirs que nos âmes ont à rendre à Jésus-Christ dans ce premier avènement, où il vint en chair et en infirmité, comme dit saint Bernard, non pour juger le monde, mais pour le sauver.

Pour ce qui est de l’avènement dans la gloire et de la majesté terrible du dernier jour, nous l’avons assez médité durant les semaines de l’Avent. La crainte de cette colère à venir a dû réveiller nos cœurs de leur assoupissement, et les préparer par l’humilité à recevoir la visite du Sauveur dans cet avènement intermédiaire qui s’accomplit en secret au fond des âmes, et dont il nous reste à raconter l’ineffable mystère.

Nous avons montré ailleurs comment le temps de l’avent appartient à cette période de la vie spirituelle que la théologie mystique désigne sous le nom de vie purgative, et durant laquelle l’âme se dégage du péché et des liens du péché, par la crainte des jugements de Dieu, par la mortification et la lutte corps à corps contre la concupiscence. Nous supposons donc que toute âme fidèle a traversé cette vallée d’amertume, pour être admise à ce festin auquel l’Église, par la bouche du prophète Isaïe, convoquait tous les peuples au nom du Seigneur, en ce jour où l’on doit chanter : Voici notre Dieu : nous l’avons attendu ; il vient enfin nous sauver ; nous avons supporté ses délais ; tressaillons d’allégresse dans le salut qu’il nous apporte [32]. Il est même vrai de dire que, comme il y a dans la maison du père céleste plusieurs demeures [33] ; ainsi, dans cette grande solennité, l’Église aperçoit parmi la multitude de ses enfants qui se presse en ces jours autour de la table où se distribue le pain de vie, une grande variété de sentiments et de dispositions. Les uns étaient morts à la grâce, et les secours du saint temps de l’avent les ont fait revivre ; les autres, vivant déjà, ont par leurs soupirs ravivé leur amour, et l’entrée dans Bethléhem a été pour eux comme un renouvellement de la vie divine.

Or, toute âme introduite dans Bethléhem, c’est-à-dire dans la maison du pain, unie à celui qui est la lumière du monde [34], cette âme ne marche plus dans les ténèbres. Le mystère de Noël est un mystère d’illumination, et la grâce qu’il produit dans notre âme l’établit, si elle est fidèle, dans ce second état de la vie mystique qui est appelé vie illuminative. Désormais, nous n’avons plus à nous affliger dans l’attente du seigneur ; il est venu, il a lui sur nous, et sa lumière ne s’éteint plus. Elle doit même croître à mesure que le cycle liturgique va se développer. Puissions-nous réfléchir assez fidèlement dans nos âmes le progrès de cette lumière, et parvenir par son aide au bien de l’union divine qui couronne à la fois le cycle et l’âme sanctifiée par le cycle !

Mais dans le mystère de Noël et des quarante jours de la naissance, la lumière est encore proportionnée à notre faiblesse. C’est le Verbe divin, sans doute, la sagesse du père, qui nous est proposé à connaître et à imiter ; mais ce Verbe, cette sagesse, apparaissent sous les traits de l’enfance. Que rien donc ne nous empêche d’approcher. Ce n’est pas ici un trône, c’est un berceau ; ce n’est pas un palais, c’est une étable ; il ne s’agit pas encore de travaux, de sueurs, de croix et de sépulcre ; moins encore de gloire et de triomphe ; il n’est question que de douceur, de silence, de simplicité. Approchez donc, nous dit le psalmiste, et vous serez illuminés [35].

Qui pourrait dignement raconter le mystère de l’enfance du Christ dans les âmes, et de l’enfance des âmes dans le Christ ? Ce double mystère qui s’accomplit en ce saint temps, a été merveilleusement rendu par saint Léon dans son sixième sermon sur la nativité du Sauveur, quand il dit : « Quoique cette enfance que n’a pas dédaignée la majesté du Fils de Dieu ait successivement fait place à l’âge de l’homme parfait, et qu’après le triomphe de la passion et de la résurrection, toute la suite des actes de l’humilité dont le Verbe s’était revêtu pour nous soit à jamais achevée, la solennité présente renouvelle pour nous la naissance de Jésus par la Vierge Marie ; et en adorant la naissance de notre Sauveur, il advient que c’est notre propre origine que nous célébrons. En effet, cette génération temporelle du Christ est la source du peuple chrétien, et la naissance du chef est à la fois celle du corps. Sans doute, chacun des appelés a son rang propre, et les enfants de l’Église sont distincts les uns des autres par la succession des temps ; toutefois l’ensemble des fidèles, sorti de la fontaine baptismale, de même qu’il est crucifié avec le Christ dans sa passion, ressuscité dans sa résurrection, placé à la droite du Père dans son ascension, est aussi enfanté avec lui dans cette nativité. Tout homme, en quelque partie du monde des croyants qu’il habite, est régénéré dans le Christ ; l’ancienneté de sa première génération est tranchée ; il renaît en un nouvel homme, et désormais il ne se trouve plus dans la filiation de son père charnel, mais bien dans la nature même de ce Sauveur qui s’est fait fils de l’homme, afin que nous puissions devenir fils de Dieu. »

Le voilà, le mystère de Noël ! C’est bien là ce que nous dit le disciple bien-aimé dans la leçon du saint évangile que l’Église nous propose à la troisième messe de cette grande fête. À ceux qui ont bien voulu le recevoir, il leur a donné de devenir fils de Dieu, à ceux qui croient en son nom, qui ne sont point nés du sang ni de la volonté de l’homme, mais de Dieu. Donc, tous ceux qui après avoir purifié leur âme, après s’être affranchis de la servitude de la chair et du sang, après avoir renoncé à tout ce qu’ils tiennent de l’homme pécheur, veulent ouvrir leur cœur au Verbe divin, à cette lumière qui luit dans les ténèbres, et que les ténèbres n’ont point comprise, ceux-là naissent avec Jésus-Christ, ils naissent de Dieu ; ils commencent une vie nouvelle, comme le Fils de Dieu lui-même dans ce mystère.

Qu’ils sont beaux ces préludes de la vie chrétienne ! Qu’elle est grande la gloire de Bethléhem, c’est-à-dire de la sainte Église, la véritable maison du pain, au sein de laquelle en ces jours, par toute la terre, se produit une si immense multitude de fils de Dieu ! Ô perpétuité de nos mystères que rien n’épuise ! L’Agneau immolé dès le commencement du monde s’immole à jamais depuis son immolation réelle ; et voilà que, né une fois de la Vierge Marie, il met sa gloire à renaître sans fin dans les âmes. Et ne pensons pas que l’honneur de la maternité divine en soit diminué, comme si chacune de nos âmes se trouvait atteindre désormais à la dignité de Marie. « Loin de là, nous dit le vénérable Bède dans son commentaire sur saint Luc, il nous faut élever la voix du milieu de la foule, comme cette femme de l’évangile qui figurait l’Église catholique, et dire au Sauveur : Heureux le sein qui vous a porté et les mamelles qui vous ont allaité ! » Prérogative incommunicable, en effet, et qui établit à jamais Marie mère de Dieu et mère du genre humain. Mais ce n’est pas à dire pour cela qu’il nous faille oublier la réponse que le Sauveur fit à la femme dont parle saint Luc : Plus heureux encore, lui dit-il, ceux qui écoutent la parole de Dieu et la mettent en pratique [36] ! « Par cette sentence, poursuit le vénérable Bède, le Christ déclare bienheureux non plus seulement celle qui eut la faveur d’engendrer corporellement le Verbe de Dieu, mais aussi tous ceux qui s’appliqueront à concevoir spirituellement ce même Verbe par l’obéissance de la foi, et qui, par l’application aux bonnes œuvres, l’enfanteront dans leur propre cœur et dans celui de leurs frères, et l’y nourriront avec un soin maternel. Si donc la mère de Dieu est appelée justement bienheureuse parce qu’elle a été le ministre de l’incarnation du Verbe dans le temps, combien plus heureuse est-elle d’être demeurée toujours dans son amour ! »

N’est-ce pas la même doctrine que nous déclare le Sauveur dans une autre circonstance, quand il dit : Celui qui fera la volonté de mon père qui est dans les cieux, celui-là est mon frère, il est ma sœur, il est ma mère [37]. Et pourquoi l’ange fut-il député à Marie préférablement à toute autre des filles d’Israël, si ce n’est parce qu’elle avait déjà conçu le Verbe divin dans son cœur, par l’intégrité de son amour, la grandeur de son humilité, l’incomparable mérite de sa virginité ? De même aussi, quelle est la cause de cette splendeur de sainteté qui reluit en la mère de Dieu jusque dans l’éternité, si ce n’est parce que cette bénie entre toutes les femmes ayant une fois conçu et enfanté selon la chair le Fils de Dieu, elle le conçoit et l’enfante à jamais selon l’esprit, par sa fidélité à toutes les volontés du père céleste, par son amour pour la lumière incréée du Verbe divin, par son union avec l’Esprit de sanctification qui habite en elle.

Mais nul de la race humaine n’est déshérité de l’honneur de suivre Marie, quoique de loin, dans la prérogative de cette maternité spirituelle, maintenant que cette auguste vierge a rempli la tâche glorieuse de nous ouvrir le chemin par l’enfantement temporel que nous célébrons, et qui a été pour le monde l’initiation aux mystères de Dieu. Dans les semaines de l’avent, nous avons dû préparer la voie du seigneur ; déjà nous devons l’avoir conçu lui-même dans nos âmes ; hâtons-nous de l’enfanter dans nos œuvres, afin que le père céleste, ne nous voyant plus nous-mêmes en nous, mais seulement son Verbe qui croîtra en nous, puisse dire de nous, dans sa miséricorde, comme autrefois il dit dans sa vérité : Celui-ci est mon Fils bien-aimé, en qui j’ai mis mes complaisances [38].

Pour cela, soyons attentifs à la doctrine du séraphique saint Bonaventure, qui nous montre disertement comment s’opère la naissance de Jésus-Christ dans les âmes. « Cette heureuse naissance a lieu, dit le saint docteur dans une exhortation sur la fête de Noël, quand l’âme, préparée par une longue considération, passe enfin à l’action ; quand la chair étant soumise à l’esprit, l’œuvre bonne arrive à son tour : alors la paix et la joie intérieures renaissent dans l’âme. Dans cette nativité, il n’y a ni lamentations, ni douleurs, ni larmes ; tout est admiration, tressaillement et gloire. Mais si cet enfantement t’agrée, ô âme dévote ! songe à être Marie. Or, ce nom signifie amertume : pleure amèrement tes péchés ; il signifie encore illuminatrice : deviens brillante de vertus ; il signifie enfin maîtresse : sache dominer sur les passions de la chair. Alors le christ naîtra de toi, sans douleur et sans travail. C’est alors que l’âme connaît et goûte combien est doux le seigneur Jésus. Elle l’éprouve, cette douceur, quand, par de saintes méditations, elle nourrit cet enfant divin ; quand elle le baigne dans ses larmes ; quand elle l’enveloppe de ses chastes désirs ; quand elle le presse dans les embrassements d’une tendresse sainte ; quand elle le réchauffe dans le plus intime de son cœur. Ô heureuse crèche de Bethléhem ! en toi je trouve le roi de gloire ; mais plus heureux que toi est le cœur pieux qui contient spirituellement celui que tu n’as pu contenir que corporellement. »

Or, pour passer ainsi de la conception du Verbe à sa naissance dans nos âmes, en un mot, pour passer de l’avent au temps de Noël, il nous faut avoir sans cesse les yeux de notre cœur sur celui qui veut naître en nous, et en qui renaît la nature humaine. Nous devons nous montrer jaloux de reproduire ses traits dans notre faible et lointaine imitation, et d’autant plus que l’apôtre nous dit que c’est l’image de son Fils que le père céleste cherchera en nous, lorsqu’il s’agira de nous déclarer capables de la divine prédestination [39].

Écoutons donc la voix des anges, et passons jusqu’à Bethléhem. Voici votre signe, nous est-il dit : vous trouverez un enfant enveloppé de langes et couché dans une crèche [40]. Donc, ô chrétiens, il vous faut devenir enfants ; il vous faut de nouveau connaître les langes de l’enfance ; il vous faut descendre de votre hauteur, et venir auprès du Sauveur descendu du ciel, vous cacher aussi dans l’humilité de la crèche. Ainsi, commencerez-vous avec lui une nouvelle vie ; ainsi la lumière, qui va toujours croissant jusqu’au jour parfait [41], vous éclairera-t-elle sans plus jamais vous quitter ; et, commençant par voir Dieu dans cet éclat naissant qui laisse encore place à la foi, vous mériterez de le voir dans la splendeur de la transfiguration divine, et vous vous préparerez pour la félicité de cette union qui n’est plus seulement la lumière, mais la plénitude et le repos de l’amour.

Jusqu’ici nous avons parlé pour les membres vivants de l’Église ; nous avons eu en vue et ceux qui sont venus au seigneur durant la sainte carrière de l’avent, et ceux qui, vivants de la grâce de l’Esprit-Saint lorsque finit le cycle dernier, ont commencé le nouveau dans l’attente et la préparation, et se disposent à renaître avec le divin soleil ; mais nous ne devons pas oublier ceux de nos frères qui ont voulu mourir, et que ni l’approche de l’Emmanuel, ni l’attente universelle, n’ont pu réveiller dans leurs sépulcres. Nous devons aussi leur annoncer, au sein de cette mort volontaire, mais guérissable, qu’ils ont voulue, que la bénignité et la miséricorde de notre Dieu sauveur ont apparu au monde [42]. Si donc notre livre tombait par hasard entre les mains de quelques-uns de ceux qui, sollicités de se rendre à l’enfant tout-puissant, ne l’auraient pas fait encore, et qui, au lieu de soupirer vers lui durant les semaines qui viennent de s’écouler, auraient passé cette sainte carrière dans le péché et l’indifférence, nous voudrions leur rappeler l’ancienne pratique de l’Église, attestée par le quinzième canon du concile d’Agde, en 5o6, dans lequel est décrétée pour tous les fidèles l’obligation de s’approcher de la divine eucharistie en la fête de Noël, aussi bien qu’en celles de Pâques et de la Pentecôte, sous peine de n’être plus tenus pour catholiques. Nous aimerions à leur dépeindre la joie de l’Église, qui, dans le monde entier, malgré le refroidissement de la charité, voit encore en ces jours d’innombrables fidèles célébrer la naissance de l’agneau qui ôte les péchés du monde, par la participation réelle à son corps et à son sang.

Sachez-le donc bien, ô pécheurs : cette fête de Noël est une fête de grâce et de miséricorde, dans laquelle le juste et l’injuste se trouvent réunis à la même table. Pour la naissance de son Fils, le père céleste a résolu d’octroyer grâce à de nombreux coupables ; il veut même n’exclure du pardon que ceux qui s’obstineraient eux-mêmes à repousser la miséricorde. Ainsi, et non autrement, doit être célébrée la venue de l’Emmanuel.

Au reste, ces paroles d’invitation, nous ne les proférons point de notre chef et avec imprudence ; c’est au nom de l’Église même, qui vous invite à commencer l’édifice de votre vie nouvelle, en ce jour où le Fils de Dieu ouvre le cours de sa vie humaine. Nous les empruntons à un grand et saint évêque du moyen âge, le pieux Rhaban Maur, qui, dans une homélie sur la naissance du Sauveur, ne craignait pas de convier les pécheurs à venir s’asseoir à côté des justes, dans cette heureuse étable où les animaux dépourvus de raison surent reconnaître leur maître.

« Je vous en supplie, frères bien-aimés, disait-il, recevez de bon cœur les paroles que le seigneur me donnera pour vous, dans cette très douce journée qui donne la componction aux infidèles mêmes et aux pécheurs, en cette journée qui voit le pécheur implorer le pardon dans les larmes de la componction, le captif ne plus désespérer de son retour à la patrie, le blessé désirer son remède. C’est en ce jour que naît l’agneau qui ôte les péchés du monde, le Christ, notre Sauveur : nativité qui est la source d’une joie délicieuse pour celui dont la conscience est en paix ; qui réveille la crainte en celui dont le cœur était malade ; jour vraiment doux et rempli de pardon pour les âmes pénitentes. Je vous le promets donc, ô mes petits enfants ! et je le dis avec certitude : quiconque, en ce jour, voudra se repentir et ne retourner plus au vomissement de son péché, tout ce qu’il demandera lui sera accordé. Une seule condition lui sera imposée : qu’il ait une foi sans hésitation, et qu’il ne recherche plus ses vains plaisirs.

Certes, aujourd’hui que le péché du monde entier est détruit, comment le pécheur pourrait-il désespérer ? En ce jour où naît le seigneur, promettons, frères très chers, promettons à ce rédempteur, et tenons nos promesses, ainsi qu’il est écrit : Venez au Seigneur votre Dieu, et rendez-lui vos vœux. Promettons avec paix et confiance ; il saura bien nous donner le moyen de tenir nos engagements. Toutefois, comprenez bien qu’il ne s’agit point ici d’offrir des choses périssables et terrestres. Chacun de nous doit offrir cela même que le Sauveur a racheté en nous, savoir son âme. Que si vous me dites : Et comment offrirai-je mon âme au Sauveur, qui déjà l’a dans sa puissance ? je vous répondrai : Vous offrirez votre âme par des mœurs pieuses, des pensées chastes, des œuvres vivantes, en vous détournant du mal, en vous tournant vers le bien, en aimant Dieu et le prochain, en faisant miséricorde, parce que nous fûmes nous-mêmes misérables avant de recevoir miséricorde ; en pardonnant à ceux qui pèchent contre nous, parce que nous-mêmes avons été en péché ; en foulant sous nos pieds l’orgueil, parce que c’est l’orgueil qui égara le premier homme. »

Ainsi s’exprime la miséricorde de la sainte Église conviant les pécheurs au festin de l’agneau jusqu’à ce que la salle soit remplie [43]. Cette épouse de Jésus-Christ est dans la joie par l’effet de la grâce de renaissance que lui octroie le divin soleil. Une nouvelle année commence pour elle, et doit être féconde comme toutes les autres en fleurs et en fruits. L’Église renouvelle sa jeunesse comme celle de l’aigle ; elle va présider encore une fois sur cette terre au développement du cycle sacré, et répandre tour à tour sur le peuple fidèle les grâces dont ce cycle est le moyen. Présentement, c’est la connaissance et l’amour du Dieu enfant qui nous sont offerts : soyons dociles à cette initiation première, pour mériter de croître avec le Christ en âge et en sagesse, devant Dieu et devant les hommes [44]. Le mystère de Noël est la porte de tous les autres ; mais il est de la terre et non du ciel. « Nous ne pouvons pas encore, dit saint Augustin (sermon 11e sur la naissance du Seigneur), nous ne pouvons pas encore contempler l’éclat de celui qui est engendré par le père avant l’aurore [45] ; visitons celui qui est né d’une vierge aux heures de la nuit. Nous ne comprenons pas comment son nom est avant le soleil [46] ; confessons qu’il a placé son tabernacle dans celle qui est pure comme le soleil [47]. Nous ne voyons pas encore le Fils unique qui habite au sein du père ; remettons-nous en mémoire l’époux qui sort de sa chambre nuptiale [48]. Nous ne sommes pas encore mûrs pour le festin de notre père ; reconnaissons la crèche de Jésus-Christ notre maître [49]. »

 

 

[1] – s. Luc 2, 10.

[2] – Ces oraisons ne se disent plus qu’aux messes de la Sainte Vierge.

[3] – Alma Redemptoris Mater, etc.

[4] – Religion : piété religieuse

[5]Epist. ad Januarium.

[6] – s. Jean 8, 12.

[7] – Sermon in Natali Domini 3.

[8] – s. Jean 3, 30.

[9] – Sermon in Natali Domini 11.

[10] – Mich. 5, 2.

[11]– s. Matth. 2, 5.

[12] – s. Jean 6, 41.

[13] – s. Jean 6, 49.

[14]Ibid. 56.

[15]Ibid. 57.

[16]Ibid. 1, 12

[17]Ibid. 3, 17.

[18]Ibid. 10, 10.

[19] – s. Luc 2, 40.

[20] – 1 s. Jean 3, 1.

[21] Pour mieux mettre en valeur l’octave de Noël, la fête de saint thomas de Cantorbéry a été réduite au rand de mémoire.

[22] – Cant. 2, 1.

[23] – Apoc. 19, 7.

[24] – s. Luc 2, 16.

[25] – s. Matth. 2, 10.

[26] – Isai. 9, 6.

[27] – Prov. 15, 16.

[28] – s. Jean 3, 16.

[29] – Isaï. 53, 7.

[30] – Rom. 8, 32.

[31] – Cant. 1, 15.

[32] – Au samedi de la deuxième semaine de l’avent.

[33] – s. Jean 14, 2.

[34] – s. Jean 8, 12.

[35] – Psalm. 33, 6.

[36] – s. Luc 11, 28.

[37] – s. Matth. 12, 5o.

[38] – s. Matth. 3, 17.

[39] – Rom. 8, 29.

[40] – s. Luc 2, 12.

[41] – Prov. 4, 18.

[42] – Tit. 3, 4.

[43] – s. Luc 14, 23.

[44]Ibid. 2, 52.

[45] – Psalm. 109, 3.

[46] – Psalm. 81, 17.

[47] – Ps. 18, 6.

[48]Ibid.

[49] – Isaï. 1, 3.