Dimanche de la Sexagésime

Dom Guéranger ~ L’année liturgique
Dimanche de la Sexagésime

Dans le cours de la semaine qui commence aujourd’hui, la sainte Église présente à notre attention l’histoire de Noé et du déluge universel. Malgré la sévérité de ses avertissements, Dieu n’a pu obtenir la fidélité et la soumission de la race humaine. Il est contraint d’employer un châtiment terrible contre ce nouvel ennemi. Toutefois, il a trouvé un homme juste, et, dans sa personne, il fera encore alliance avec nous. Mais auparavant il veut faire sentir qu’il est le souverain maître, et que tout aussitôt qu’il lui plaira, l’homme si fier d’un être emprunté s’abîmera sous les ruines de sa demeure terrestre.

Nous placerons d’abord ici, comme base des enseignements de cette semaine, quelques lignes du Livre de la Genèse empruntées à l’office des matines d’aujourd’hui.

Du Livre de la Genèse. Chap. 6

Dieu voyant que la malice des hommes était extrême sur la terre, et que toutes les pensées de leur cœur se tournaient continuellement vers le mal, il se repentit d’avoir fait l’homme sur la terre. Et, étant touché de douleur jusqu’au fond du cœur, il dit : J’exterminerai de dessus la terre l’homme que j’ai créé ; je les détruirai tous, depuis l’homme jusqu’aux animaux, depuis ceux qui rampent sur la terre jusqu’aux oiseaux du ciel ; car je me repens de les avoir faits. Mais Noé trouva grâce devant le Seigneur.

Voici les enfants qu’engendra Noé : Noé, homme juste et parfait dans toute la conduite de sa vie, marcha avec Dieu, et engendra trois fils, Sem, Cham et Japheth. Or la terre était corrompue devant Dieu, et remplie d’iniquité. Dieu, voyant donc cette corruption de la terre (car toute chair avait corrompu sa voie sur la terre), dit à Noé : J’ai résolu de faire périr tous les hommes ; ils ont rempli la terre d’iniquité ; je les exterminerai avec la terre.

La catastrophe qui fondit alors sur l’espèce humaine fut encore le fruit du péché ; mais du moins un homme juste s’était rencontré, et le monde fut sauvé d’une ruine totale par lui et par sa famille. Après avoir daigné renouveler son alliance, Dieu permit que la terre se repeuplât, et que les trois enfants de Noé devinssent les pères des trois grandes races qui l’habitent.

Tel est le mystère de l’office durant cette semaine. Celui de la messe, qui est figuré par le précédent, est plus important encore. Dans le sens moral, la terre n’est- elle pas submergée sous un déluge de vices et d’erreurs ? Il faut qu’elle se peuple d’hommes craignant Dieu, comme Noé. Cette génération nouvelle, c’est la parole de Dieu, semence de vie, qui la suscite. C’est elle qui produit ces heureux enfants dont parle le disciple bien-aimé, « qui ne sont point nés du sang, ni de la volonté de la chair, ni de la volonté de l’homme, mais de Dieu même [1]. » Efforçons-nous d’entrer dans cette famille, et, si nous en sommes déjà membres, gardons chèrement notre bonheur. Il s’agit, dans ces jours, d’échapper aux flots du déluge, de chercher un abri dans l’arche du salut ; il s’agit de devenir cette bonne terre dans laquelle la semence fructifie au centuple. Songeons à fuir la colère à venir, pour ne pas périr avec les pécheurs, et montrons-nous avides de la parole de Dieu qui éclaire et convertit les âmes [2].

Chez les Grecs, ce dimanche est le septième jour de la semaine qu’ils appellent Apocreos, laquelle commence dès le lundi qui suit notre dimanche de la Septuagésime. Cette semaine est ainsi nommée dans l’Église grecque, parce qu’elle annonce et précède immédiatement celle où l’on suspend déjà l’usage de la viande, jusqu’à la fête de Pâques.

À la messe

À Rome, la station est dans la basilique de Saint-Paul-hors-les-Murs. C’est autour du tombeau du docteur des nations, du propagateur de la divine semence, du père de tant de peuples par sa prédication, que l’Église romaine réunit les fidèles en ce jour où elle veut leur rappeler que le Seigneur a épargné la terre, à la condition qu’elle se peuplera de vrais croyants et d’adorateurs de son nom.

L’introït, emprunté au livre des psaumes, implore le secours du Seigneur. La race humaine est réduite aux abois, elle va s’éteindre ; c’est pourquoi elle supplie son auteur de la féconder de nouveau. La sainte Église s’associe à ce cri, en demandant au divin Sauveur de multiplier aujourd’hui les enfants de la parole, comme aux jours antiques.

Introït

Levez-vous, Seigneur ; pourquoi dormez-vous ? Levez-vous, et ne nous rejetez pas pour jamais. Pourquoi détournez-vous de nous votre visage ? Pourquoi oubliez-vous notre pauvreté et notre misère ? Notre poitrine est collée contre terre : levez-vous, Seigneur ; assistez-nous et délivrez-nous. Ps. Ô Dieu ! nous avons ouï de nos oreilles ; nos pères nous ont annoncé vos œuvres. Gloire au Père. Levez-vous.

Dans la collecte, l’Église exprime sa confiance dans l’intercession du grand apôtre saint Paul, ce puissant ministre de la semence divine, qui a travaillé plus que tous les autres à la répandre parmi les Gentils.

Collecte

Ô Dieu qui voyez que ne nous confions en aucune de nos œuvres, daignez nous accorder d’être protégés contre tous les maux par l’assistance du Docteur des Gentils. Par Jésus-Christ notre Seigneur. Amen.

L’épître est ce beau passage d’une des lettres du grand apôtre dans lequel, contraint pour l’honneur et le succès de son ministère d’avoir recours à l’apologie contre ses ennemis, il nous apprend à quel prix les hommes apostoliques ont semé la divine parole dans les champs arides de la gentilité, et opéré la régénération chrétienne.

Épître
Lecture de la deuxième épître du bienheureux Paul, apôtre, aux Corinthiens, chap. 11

Mes Frères, étant sages comme vous êtes, vous supportez sans peine les imprudents, puisque vous souffrez même qu’on vous réduise en servitude, qu’on vous dévore, qu’on vous pille, qu’on s’élève contre vous, qu’on vous frappe au visage. C’est à ma confusion que je rappelle cela : puisque nous passons pour avoir été trop faibles dans des épreuves semblables. Cependant aucun d’eux (excusez mon imprudence) ne saurait se glorifier de rien que je ne le puisse aussi moi-même. Sont-ils Hébreux ? je le suis aussi. Sont-ils enfants d’Israël ? je le suis aussi. Sont-ils de la race d’Abraham ? j’en suis aussi. Sont-ils ministres du Christ ? au risque de passer encore comme imprudent, j’ose dire que je le suis plus qu’eux : j’ai plus souffert de travaux, plus enduré de prisons, plus reçu de coups. Souvent je me suis vu près de la mort. J’ai reçu des Juifs, à cinq différentes fois, trente-neuf coups de fouet ; j’ai été battu de verges trois fois ; j’ai été lapidé une fois ; j’ai fait naufrage trois fois ; j’ai passé un jour et une nuit au fond de la mer. Fréquemment j’ai été en péril dans les voyages ; en péril sur les fleuves ; en péril du côté des voleurs ; en péril de la part de ceux de ma nation ; en péril de la part des Gentils ; en péril dans les villes ; en péril dans les solitudes ; en péril sur la mer ; en péril au milieu des faux frères. J’ai souffert toutes sortes de travaux et de fatigues, des veilles fréquentes, fa faim, la soif, des jeûnes réitérés, le froid et la nudité. À ces maux extérieurs ajoutez mes préoccupations quotidiennes, la sollicitude de toutes les Églises. Qui est faible, sans que je me fasse faible avec lui ? Qui est scandalisé, sans que j’en sois brûlé ? Que s’il est permis de se glorifier, je me glorifierai de mes souffrances. Dieu, le Père de notre Seigneur Jésus-Christ qui est béni dans tous les siècles, sait que je ne mens pas. À Damas, le gouverneur de la province pour le roi Arétas faisait faire la garde dans la ville pour m’arrêter prisonnier : on me descendit par une fenêtre, le long de la muraille, dans une corbeille ; et je m’échappai ainsi de ses mains. S’il faut se glorifier, quoique cela ne convienne pas, je viendrai maintenant aux visions et aux révélations du Seigneur. Je connais en Jésus-Christ un homme qui fut ravi, il y a quatorze ans ; si ce fut en son corps, ou hors de son corps, je n’en sais rien, Dieu le sait ; qui fut ravi, dis-je, jusqu’au troisième ciel. Et je sais que cet homme, si ce fut en son corps, ou hors de son corps, je ne sais, Dieu le sait ; que cet homme, dis-je, fut ravi dans le paradis, et qu’il entendit des paroles mystérieuses qu’il n’est pas permis à un homme de rapporter. Je pourrais me glorifier en parlant d’un tel homme ; mais, pour moi, je ne veux me glorifier que dans mes infirmités. Ce ne serait cependant pas imprudence à moi, si je voulais me glorifier, car je dirais la vérité ; mais je me retiens, de peur que quelqu’un ne m’estime au-dessus de ce qu’il voit en moi, ou de ce qu’il entend de moi. Aussi, de peur que la grandeur des révélations ne me causât de l’orgueil, il m’a été donné un aiguillon dans ma chair, un ange de Satan, qui me donne des soufflets. C’est pourquoi j’ai prié trois fois le Seigneur de l’éloigner de moi, et il m’a répondu : Ma grâce te suffit ; car la force se perfectionne dans l’infirmité. Je prendrai donc plaisir à me glorifier dans mes infirmités, afin que la force du Christ habite en moi.

Dans le graduel, l’Église implore le secours du Seigneur contre ceux qui s’opposent à la mission qu’elle a reçue de susciter partout des adorateurs au vrai Dieu, un peuple nouveau.

Graduel

Que les nations sachent que votre nom est Dieu ; vous êtes le seul Très-Haut sur toute la terre. V/. Mon Dieu, que mes ennemis soient devant vous comme la roue qui tourne sous l’effort du vent, comme la paille devant le souffle de la tempête.

Au milieu des commotions de la terre, de ces révolutions violentes qui renouvellent parfois les scènes terribles du déluge, au sein des nations sur lesquelles elles s’accomplissent, l’Église prie pour ses fidèles enfants, afin qu’ils soient épargnés, et que l’espérance du monde ne périsse pas en eux. C’est l’objet du trait qui précède l’évangile.

Trait

Seigneur, vous avez ébranlé la terre, et vous avez entr’ouvert son sein. V/. Refermez ses blessures, car elle est ébranlée. V/. Protégez la fuite de vos élus devant l’arc bandé contre eux, et qu’ils soient délivrés.

Évangile
La suite du saint Évangile selon saint Luc. Chap. 8

En ce temps-là, le peuple s’assemblant en foule et se pressant de sortir des villes pour venir au-devant de Jésus, il leur dit en parabole : Celui qui sème s’en alla pour semer son grain ; et comme il semait, une partie de la semence tomba le long du chemin, où elle fut foulée aux pieds, et les oiseaux du ciel la mangèrent. Et une autre partie tomba sur la pierre, et, après avoir levé, elle sécha, parce qu’elle n’avait point d’humidité. Et une autre tomba au milieu des épines, et les épines croissant avec la semence l’étouffèrent. Et une autre partie tomba sur de bonne terre, et ayant levé, elle porta du fruit, cent pour un. En disant cela, il criait : Que celui-là entende qui a des oreilles pour entendre. Ses disciples l’interrogèrent sur le sens de cette parabole, et il leur dit : Pour vous, il vous a été donné de connaître le mystère du royaume de Dieu ; mais pour les autres, il ne leur est proposé qu’en paraboles, de sorte que voyant ils ne voient point, et qu’entendant ils ne comprennent point. Voici donc le sens de cette parabole : La semence est la parole de Dieu. Ceux qui sont marqués par ce qui tombe le long du chemin, sont ceux qui écoutent ; mais le diable vient, et enlève de leurs cœurs la parole, de peur que croyant, ils ne soient sauvés. Ceux qui sont marqués par ce qui tombe sur la pierre, sont ceux qui, ayant écouté la parole, la reçoivent avec joie ; mais ils n’ont point de racines ; ils croient pour un temps, et ils se retirent à l’heure de la tentation. Ce qui tombe dans les épines, ce sont ceux qui écoutent la parole, mais en qui elle est étouffée par les inquiétudes, par les richesses et par les plaisirs de cette vie, et ils ne portent point de fruit. Enfin, ce qui tombe dans la bonne terre, ce sont ceux qui, ayant écouté la parole, la conservent dans un cœur bon et excellent, et portent du fruit par la patience.

Saint Grégoire le Grand observe avec raison que la parabole qui vient d’être lue n’a pas besoin d’explication, la Sagesse éternelle s’étant chargée elle-même de nous en donner la clef. Il ne nous reste donc plus qu’à profiter d’un si précieux enseignement, et qu’à recevoir en bonne terre la semence céleste qui tombe sur nous. Combien de fois jusqu’ici ne l’avons-nous pas laissée fouler aux passants, ou enlever par les oiseaux du ciel ? Combien de fois ne s’est-elle pas desséchée sur le rocher de notre cœur, ou n’a-t-elle pas été étouffée par de funestes épines ? Nous écoutions la parole ; elle avait pour nous un certain charme qui nous rassurait. Souvent même nous la reçûmes avec joie et empressement ; mais, si quelquefois elle germait en nous, sa croissance était bientôt arrêtée. Désormais, il nous faut produire et fructifier ; et telle est la vigueur de la semence qui nous est confiée, que le divin Semeur en attend cent pour un. Si la terre de notre cœur est bonne, si nous avons soin de la préparer en mettant à profit les secours que nous offre la sainte Église, la moisson sera abondante au jour où le Seigneur, s’échappant vainqueur de son sépulcre, viendra associer ses fidèles croyants aux splendeurs de sa résurrection.

Ranimés par cette espérance, et pleins de confiance en celui qui daigne ensemencer de nouveau une terre si longtemps rebelle à ses soins, chantons avec l’Église, dans l’offertoire, ces belles paroles du Roi-Prophète par lesquelles l’Église demande pour nous la fermeté et la persévérance.

Offertoire

Affermissez mes pas dans vos sentiers, afin que mes pieds ne soient pas chancelants ; inclinez votre oreille, et exaucez mes paroles. Montrez vos miséricordes, ô vous, Seigneur ! qui sauvez ceux qui espèrent en vous.

Secrète

Faites, Seigneur, que le sacrifice qui vous est offert nous vivifie, et nous fortifie toujours. Par Jésus-Christ notre Seigneur. Amen.

La visite du Seigneur dans le sacrement de son amour est le grand moyen qui fertilisera notre âme et la rendra féconde. C’est pour cette raison que l’Église nous invite, dans l’antienne de la communion, à nous approcher de l’autel de Dieu ; notre cœur y recouvrera sa vigueur et sa jeunesse.

Communion

Je m’approcherai de l’autel de Dieu, du Dieu qui réjouit ma jeunesse.

Postcommunion

Nous vous supplions, Dieu tout-puissant, de faire la grâce à ceux que vous nourrissez de vos sacrements, de vous servir d’une manière digne de vous, par des mœurs qui vous soient agréables. Par Jésus-Christ notre Seigneur. Amen.

On ajoute les autres postcommunions comme ci-dessus, au dimanche de la Septuagésime.

À vêpres

Antienne de Magnificat

À vous il a été donné de connaître les mystères du royaume de Dieu : aux autres, seulement en paraboles, dit Jésus à ses disciples.

Autre liturgie

Nous terminerons cette journée par une hymne que nous empruntons aux anciens bréviaires des Églises de France, et qui exprime les sentiments dont les fidèles doivent être animés au temps de la Septuagésime.

Hymne

Les jours de liberté s’écoulent ; ceux des saintes observances arrivent : le temps de la sobriété est proche ; d’un cœur pur cherchons le Seigneur.

Nos cantiques et nos louanges apaiseront celui qui est notre juge et Seigneur : il ne refuse pas le pardon, lui qui veut que l’homme implore de lui sa grâce.

Après avoir subi le joug de Pharaon, après avoir porté les chaînes de la cruelle Babylone, que l’homme affranchi cherche la céleste Jérusalem, sa patrie.

Fuyons de cet exil ; cherchons demeure auprès du Fils de Dieu : la plus grande gloire pour le serviteur, c’est de devenir le cohéritier de son maître.

Ô Christ ! soyez notre guide dans cette nouvelle vie ; souvenez-vous que nous sommes vos brebis pour lesquelles, ô pasteur, vous avez donné votre vie et subi la mort.

Au Père, au Fils, soit la gloire ; honneur pareil au saint Paraclet ; comme il était au commencement, et maintenant et toujours.

Amen.

 

[1]              s. Jean 1, 13.
[2]              Psalm. 18.