4 octobre
Saint François d’Assise

Dom Guéranger ~ L’Année liturgique
4 octobre, saint François d’Assise

Tunique de Saint François

ET je vis un autre ange qui montait d’où se lève le soleil, ayant le signe du Dieu vivant ; et il cria d’une voix forte aux quatre anges qui avaient reçu pouvoir de châtier la terre et la mer : Ne frappez pas, jusqu’à ce que nous ayons marqué au front les serviteurs de notre Dieu (Apoc. 7, 2, 3).

C’est l’heure d’angoisse, l’heure pour l’impie de dire aux montagnes : Tombez sur nous (Ibid. 16). L’astre du jour s’est obscurci (Ibid. 12), image du Soleil de justice contre lequel a prévalu la nuit ; la lune, figure de l’Église, apparaît rouge de sang sous l’écarlate des iniquités dont gémit le sanctuaire (Ibid. ; Isaï. 1, 18) ; les étoiles tombent du ciel, comme les figues se détachent du figuier dans la tempête (Apoc. 6, 13). Qui apaisera l’Agneau ? qui retardera le jour de colère (Ibid. 17) ? Avec les Saints, avec le Siège apostolique[1], reconnaissons François, le séraphin aux stigmates sacrés dont la vue désarme à nouveau l’éternelle justice. Chantons, avec Dante, celui sous la conduite duquel a lieu sur terre comme une reprise de la première et unique rédemption :

« De la montagne élevée d’où viennent à Pérouse le froid et le chaud descend un coteau fertile ; là où s’adoucit sa pente, naquit au monde un soleil pareil à celui-ci, alors qu’il sort des flots du Gange. Ce lieu, qui l’appellerait Assise dirait trop peu ; c’est Orient qu’il faut le nommer. Non loin de son lever, ce soleil déjà faisait éprouver à la terre l’influence de sa haute vertu, recherchant, jeune encore et indocile à son père, la Dame à qui, non plus qu’à la mort, on n’ouvre jamais la porte avec plaisir ; privée depuis mille et cent ans et plus de son premier époux, nul avant celui-ci ne l’avait recherchée. Comprends que les deux amants dont je parle, c’est François, c’est la Pauvreté.

Leur concorde, et sur leur visage les merveilleux contentements de l’amour, et leur doux regard inspiraient de si saintes pensées, que le vénérable Bernard, le premier (Bernard de Quintavalle, premier disciple du Saint), se déchaussa pour courir à une si grande paix, et tout en courant il s’accusait de lenteur. Ô richesse ignorée, ô véritable bien ! voilà qu’Égidius se déchausse, et Silvestre de même, à la suite de l’époux, tant l’épouse leur agrée. Et puis ce père, ce maître s’en va, suivant sa Dame avec cette famille qui déjà nouait l’humble cordon.

Et s’il va les yeux baissés, ce n’est point qu’en son cœur il se sente avili d’être fils de Pierre Bernardone, et de paraître étrangement misérable. Aussi exposa-t-il royalement à Innocent (Innocent III) ses austères desseins, et il obtint de lui pour son Ordre la première sanction. Après qu’altéré du martyre, il eut, en présence du Soudan superbe, prêché le Christ et sa doctrine, trouvant ces races trop dures à la conversion et ne voulant pas rester inutile, il revint faire fructifier la terre d’Italie.

Entre le Tibre et l’Arno, sur une roche nue, il reçut du Christ l’empreinte dernière dont, pendant deux ans, ses membres furent marqués. Lorsqu’il plut à celui qui l’avait choisi pour accomplir tant de bien, de l’élever à la récompense qu’en se faisant petit, il avait méritée, à ses frères comme à de véritables héritiers il recommanda sa Dame tant aimée, leur prescrivant de lui garder fidèle amour ; puis du sein même de cette compagne, et ne voulant pour son corps d’autre bière, la belle âme prit son vol (Dante, Paradis, chant 11 ; traduction de Mesnard). »

Elle s’envolait, son œuvre achevée : le signe du Dieu vivant marquait pour le salut d’innombrables ralliés de la pénitence ; la Croix de l’Époux resplendissait dans sa nudité comme le trésor de l’Épouse, à cet âge du monde où l’Église commençait sa montée du Calvaire. Mais combien admirable ne s’était pas révélé, dans la conduite de cette œuvre, l’Esprit qui fait les Saints !

À vingt-quatre ans, François, qui ne devait pas achever ici-bas sa quarante-cinquième année, n’était encore que le chef des gais compagnons remplissant Assise jour et nuit de leurs chants. L’âme pleine des épopées du pays de France, dont le nom, d’où venait le sien, lui était si cher, il ne rêvait que gloire mondaine et prouesses de chevalerie. « Pour qui ces armes ? » s’écrie-t-il dans un songe prophétique où s’offre à lui tout un appareil de guerre ; et la réponse : « Pour toi et tes soldats », le précipite sur les pas de Gauthier de Brienne combattant les Allemands au sud de l’Italie. Mais Dieu l’arrête : en des manifestations progressives, auxquelles répondent toutes les ardeurs généreuses de ce cœur resté pur, il lui révèle l’objet du labeur de sa vie, l’enseigne qu’il doit déployer par le monde, la Dame enfin sans service de laquelle vrai chevalier n’eût pas été recevable.

La cité sainte, l’Église, toujours assiégée, victorieuse jusqu’ici toujours, menace de succomber : tant la sape de l’hérésie et le bélier de la puissance séculière ont ébranlé ses murs ; tant surtout, dans ses murs mêmes, s’est affaissée sous des scandales trop prolongés la foi des vieux âges, laissant le champ libre aux entreprises des traîtres, multipliant les défaillances au sein d’une société qu’atteint déjà l’engourdissement précurseur de la mort. Et pourtant il est écrit que les portes de l’enfer ne prévaudront point contre l’Église (s. Matth. 16, 18) ! « François, ne vois-tu pas que ma maison tombe en ruines ? va donc, et me la répare (Vita B. Francisci : Thom. Celan. 1, 3 ; Tres Socii, 1 ; Bonavent. 2). »

Il est urgent qu’un retour soudain déconcerte l’ennemi, qu’un appel vibrant secoue la torpeur des défenseurs de la place, et les rallie sous l’enseigne trop oubliée des chrétiens : le Christ en croix. François sera, dans sa chair même, l’étendard du Crucifié. Dès maintenant, les plaies sacrées transpercent son âme, et font de ses yeux deux sources de larmes qui ne tariront plus : « Je pleure la Passion de Jésus-Christ mon Maître ; je ne rougirai point de l’aller pleurant par tout l’univers. »

Cependant Mammon s’est emparé du cœur de cette foule en qui l’espérance du ciel a cédé le pas aux préoccupations de la terre ; il faut relever les âmes d’une servitude où succombent toute noble pensée, tout dévouement, tout amour. Pauvreté sainte, mère de la vraie liberté qui désarmez l’enfer et vous riez des tyrans, honneur en ce jour à votre austère beauté ! Épris de vous jusqu’aux insultes et à la boue que vous jette le vulgaire, François sera renié des siens ; mais sa sublime folie sauvera son peuple et il sera béni du Père qui est aux cieux, comme le vrai frère de son Fils éternel.

Comme par nature le Verbe consubstantiel reçoit son être éternellement de Celui qui l’engendre à jamais, aussi, bien que l’égal du Père, n’a-t-il en la Trinité sainte personnellement que le titre de Fils, à la gloire du Père, dans l’Esprit qui est leur amour. Mœurs divines, dont rien de créé ne saurait donner une idée, que reflète pourtant l’attitude de désappropriation sublime gardée dans le monde par ce Verbe incarné, en présence de Celui dont il déclare tenir toutes choses. Serait-ce dès lors s’égarer beaucoup, que de voir par son côté le plus divin, dans la Pauvreté du Saint d’Assise, l’éternelle Sagesse s’offrant dès l’ancienne alliance à l’humanité comme épouse (Sap. 8, 2) et comme sœur (Prov. 7, 4) ? Pleinement épousée au sein de Marie, dans l’Incarnation, combien fut grande sa fidélité ! Mais quiconque l’aime doit en Jésus lui devenir semblable.

« Seigneur Jésus, disait François, montrez-moi les sentiers de votre Pauvreté bien-aimée. C’est elle qui vous accompagna du sein maternel à la crèche en l’étable, et, sur les routes du monde, prit soin que vous n’eussiez pas où reposer la tête. Dans le combat qui finit la guerre de notre rédemption, sur la Croix où Marie ne pouvait atteindre, la Pauvreté monta, ornée de tous les dénûments qui forment sa parure d’épouse. Elle vous suivit à votre tombeau d’emprunt ; et comme en son étreinte vous aviez rendu l’âme, vous la reprîtes de même dans ses bras, au dépouillement glorieux de la résurrection, pour ensuite gagner le ciel unis à jamais, ayant laissé à la terre tout ce qui était de la terre. Oh ! qui n’aimerait cette Reine du monde qu’elle foule aux pieds, ma Dame et mon amour ? Très pauvre Jésus, mon doux Maître, ayez pitié de moi qui ne puis sans elle goûter nulle paix et me meurs de désir (Francisci Opusc. T. 1, Oratio B. Patris pro obtinenda paupertate). »

À pareils vœux le ciel ne se dérobe pas. S’il lutte, c’est pour multiplier les blessures de l’amour, jusqu’à ce que, le vieil homme ayant succombé, l’homme nouveau se dégage de ses ruines, en tout conforme au céleste Adam (1 Cor. 15, 45-49). Après dix-huit années, au lendemain de l’Alverne, François, marqué du sceau divin, chantait dans un langage des cieux le duel sublime qu’avait été sa vie :

« L’amour m’a mis dans la fournaise, l’amour m’a mis dans la fournaise ; il m’a mis dans une fournaise d’amour.

Mon nouvel époux, l’amoureux Agneau, m’a remis l’anneau nuptial ; puis, m’ayant jeté en prison, il m’a fendu tout le cœur, et mon corps est tombé à terre. Ces flèches que décoche l’amour m’ont frappé en m’embrasant. De la paix il a fait la guerre ; je me meurs de douceur.

Les traits pleuraient si serrés que j’en étais tout agonisant. Alors je pris un bouclier ; mais les coups se pressèrent si bien, qu’il ne me protégea plus ; ils me brisèrent tout le corps, si fort était le bras qui les dardait.

Il les dardait si fortement, que je désespérai de les parer ; et pour échapper à la mort je criai de toute ma force : « Tu forfais aux lois du champ clos. Mais lui, dressa une machine de guerre qui m’accabla de nouveaux coups.

Jamais il ne m’eût manqué, tant il savait tirer juste. J’étais couché à terre, sans pouvoir m’aider de mes membres. J’avais le corps tout rompu, et sans plus de sentiment qu’un homme trépassé.

Trépassé, non par mort véritable, mais par excès de joie. Puis, reprenant possession de mon corps, je me sentis si fort, que je pus suivre les guides qui me conduisaient à la cour du ciel.

Après être revenu à moi, aussitôt je m’armai ; je fis la guerre au Christ ; je chevauchai sur son terrain, et l’ayant rencontré, j’en vins aux mains sans retard, et je me vengeai de lui.

Quand je fus vengé, je fis avec lui un pacte ; car dès le commencement le Christ m’avait aimé d’un amour véritable. Maintenant mon cœur est devenu capable des consolations du Christ (In foco l’amor mi mise. Francisci Opusc. T. 3, Cant. 2 ; traduction d’Ozanam, Les poètes franciscains en Italie au 13e siècle). »

Or déjà, près du gonfalonier de Dieu, sont rangés ceux qu’il nomme ses paladins de la Table Ronde (Francisci Opusc. T. 3, Collatio 16). Si captivant qu’il eût paru aux jours où, proclamé par ses concitoyens la fleur de la jeunesse, il présidait leurs festins et leurs jeux, François l’était devenu plus encore dans les sentiers de son renoncement. À peine dix ans s’étaient passés depuis leurs épousailles, que la Pauvreté, vengée de ses longs mépris, tenait cour plénière au milieu de cinq mille Frères Mineurs campés sous les murs d’Assise (Chapitre des Nattes, 26 mai 1219), tandis que Claire et ses compagnes lui formaient tel cortège d’honneur qu’impératrice n’en vit jamais. L’entraînement bientôt devenait si général que, pour y satisfaire sans dépeupler l’État ni l’Église, François donnait au monde le Tiers-Ordre où, sur les pas de Louis IX de France et d’Élisabeth de Hongrie, allait entrer cette multitude de toute nation, de toute tribu, de toute langue, que nul ne pourrait compter (Apoc. 7, 9). Grâce aux trois Ordres séraphiques, unis à la triple milice que Dominique de Gusman avait simultanément fondée, le dévouement à l’Église Romaine, l’esprit de pénitence et de prière, en tous lieux répandus, triomphèrent pour un temps du rationalisme anticipé, de la cupidité, de toutes les tyrannies qui mettaient la terre à deux doigts de sa perte.

L’influence des Saints relève de leur sainteté, comme le rayon du foyer dont il transmet les feux. Jamais riche ne posséda la terre autant que ce pauvre qui, cherchant Dieu dans la dépendance la plus absolue de sa Providence, avait reconquis les conditions de l’Éden primitif ; ainsi voyait-on, quand il passait, les troupeaux lui faire fête, les poissons suivre sa barque sur les eaux, les oiseaux assemblés témoigner de leur docilité joyeuse. Mais, disons-le : François n’attirait tout à lui, que parce que tout, lui-même, l’attirait à Dieu.

Personne ne sut moins analyser l’amour, et distinguer entre ce qui, venant de Dieu, devait aussi l’y conduire. S’élever vers Dieu, compatir à son Christ, aller au prochain, s’harmoniser ainsi qu’Adam innocent à l’univers, dit saint Bonaventure, n’était pour le séraphique Père qu’une même impulsion de la vraie piété gouvernant tout son être (Bonavent. Legenda sancti Francisci, 8). De même, la flamme divine s’entretenait en lui de tout aliment. D’où qu’elle vint, François ne laissait passer nulle touche de l’Esprit sans la suivre, tant il craignait de frustrer de son effet aucune grâce (Ibid. 10). Pour n’être point l’océan, le ruisseau ne lui semblait pas méprisable ; et c’est avec une inouïe tendresse de dévotion, nous dit toujours son illustre historien et fils, Bonaventure, qu’il savourait dans la création l’épanchement de la bonté primordiale, qu’il contemplait en toute beauté la beauté suprême, qu’il écoutait l’écho des célestes harmonies dans le concert des êtres (Ibid. 9) provenus comme lui de l’unique principe (Ibid. 8). Aussi était-ce au très doux titre de frères et de sœurs qu’il invitait toutes créatures à louer avec lui le Seigneur, ce Bien-Aimé dont nul vestige n’échappait sur terre à sa contemplation, à son amour.

Ni le progrès, ni la consommation de sa sainteté ne modifièrent en ce point ce qu’on nommerait aujourd’hui la manière d’oraison du serviteur de Dieu. À l’annonce de sa mort prochaine, puis derechef quelques instants avant cette mort bienheureuse (Wadding, ad ann. 1226, 22, 37), il chanta et voulut qu’on chantât son cantique préféré : « Loué soit Dieu mon Seigneur pour toutes les créatures, et spécialement pour notre frère messire le soleil, qui nous donne le jour et qui est votre image, ô mon Dieu ! Loué soit mon Seigneur pour notre sœur la lune, et pour les étoiles qu’il a créées lumineuses et belles dans les cieux ! Loué soit mon Seigneur pour notre frère le vent, et pour l’air, et le nuage, et la sérénité, et tous les temps ; pour notre sœur l’eau, qui est très utile, humble, précieuse et chaste ; pour notre frère le feu, qui est brillant et fort ; pour notre mère la terre, qui nous porte et produit les fruits et les fleurs ! Loué soyez-vous, mon Dieu, pour ceux qui pardonnent et souffrent en votre amour ! Loué soyez‑vous pour notre sœur la mort corporelle, à laquelle nul vivant ne peut échapper ; malheur à qui meurt en péché mortel ; heureux ceux qu’elle trouve conformes à votre très sainte volonté ! Louez et bénissez mon Seigneur, rendez-lui grâces, et servez-le en grande humilité (Francisci Opusc. T. 3, Canticum fratrum Solis). »

Depuis les stigmates, la vie de François n’avait plus été qu’un indicible martyre, malgré lequel, porté sur un ânon comme autrefois Jésus dont il était la touchante image, il parcourait sans fin villes et bourgades, prêchant la Croix, semant sur sa route prodiges et grâces. Assise garde chèrement le souvenir de la bénédiction qui fut le legs de son illustre fils, lorsque, considérant ses murs une dernière fois de l’admirable plaine qui s’étend à ses pieds, il pleura et dit : « Sois bénie du Seigneur, cité fidèle à Dieu, parce qu’en toi et par toi beaucoup d’âmes seront sauvées (Wadding, ad. ann. 1226, 25) ! »

La Pauvreté attendait François, pour le suprême embrassement de la mort, au lieu même où s’était premièrement conclue leur alliance : l’humble Portioncule, où de leur union l’Ordre des Mineurs était né, où Claire, la mère du second Ordre, avait elle aussi échangé pour le dénûment de la Croix les parures du siècle ; Sainte-Marie-des-Anges, lieu toujours saint où s’impose au pèlerin le sentiment du voisinage du ciel, où le Grand Pardon du 2 août montre à perpétuité la complaisance qu’y prend le Seigneur ! Ce fut là que, le soir du 3 octobre 1226, aux approches de la huitième heure, et bien qu’il fût déjà nuit close, un vol d’alouettes s’abattit, chantant le lever au ciel du soleil nouveau qui montait vers les Séraphins (Wadding, ad ann. 1226, 39).

François avait choisi pour sépulture le lieu d’exécution des criminels, à l’occident du rempart de sa ville natale. Mais deux ans n’étaient pas écoulés, que Grégoire IX l’inscrivait au nombre des Saints. La Colline d’Enfer, devenue celle du Paradis, voyait Jacques l’Allemand niveler ses roches maudites pour dresser, sur la pierre nue où dort le Pauvre d’Assise, la double église superposée que le génie de Giotto allait achever d’élever en gloire par-dessus tous les palais des princes de la terre.

Si abrégé qu’il soit, le récit de la sainte Église complétera ces pages déjà longues.

François, né à Assise en Ombrie, s’adonna dès le jeune âge au négoce, à l’exemple de son père. Un jour que, contre sa coutume, il avait repoussé un pauvre qui sollicitait de lui quelque argent pour l’amour de Jésus-Christ, il fut aussitôt pris de repentir et exerça largement la miséricorde envers ce mendiant, promettant à Dieu que, de ce jour, il ne rebuterait quiconque lui demanderait l’aumône. Une grave maladie qu’il eut ensuite fut pour lui, dès sa convalescence, le point de départ d’une ardeur nouvelle dans la pratique de la charité. Ses progrès y furent tels, que, désireux d’atteindre la perfection évangélique, il donnait aux pauvres tout ce qu’il avait. Ce que son père ne pouvant souffrir, il traduisit François devant l’évêque d’Assise à l’effet d’exiger de lui une renonciation aux biens paternels ; le saint lui donna satisfaction jusqu’à dépouiller les habits dont il était revêtu, ajoutant qu’il lui serait désormais plus facile de dire : Notre Père, qui êtes aux cieux.

Un jour qu’il avait entendu lire ces paroles de l’Évangile : N’ayez or, argent, ni monnaie dans vos ceintures, ni besace pour la route, ni deux vêtements, ni chaussures ; il résolut d’en faire la règle de sa vie, et, quittant les chaussures qu’il avait aux pieds, ne garda plus qu’une tunique. Avec douze compagnons qui s’adjoignirent à lui, il fonda l’Ordre des Mineurs. L’an du salut mil deux cent neuf le vit venir à Rome, pour obtenir du Siège apostolique qu’il confirmât la règle dudit Ordre. Le Souverain Pontife Innocent III l’ayant d’abord éconduit, vit ensuite en songe cet homme qu’il avait repoussé et qui soutenait de ses épaules la basilique de Latran menaçant ruine ; il le fit aussitôt chercher et mander, l’accueillit avec bienveillance et approuva tout ce qui lui fut exposé. François donc envoya ses Frères dans toutes les parties du monde, afin d’y prêcher l’Évangile de Jésus-Christ ; pour lui, ambitionnant de rencontrer quelque occasion du martyre, il fit voile vers la Syrie ; mais le Soudan qui régnait là n’eut pour lui que des honneurs, et comme il n’avançait à rien, il revint en Italie.

Ayant donc construit un grand nombre de couvents, il se retira dans la solitude du mont Alverne, pour y commencer un jeûne de quarante jours en l’honneur de saint Michel Archange ; c’est alors que, le jour de l’Exaltation de la sainte Croix, un Séraphin lui apparut portant entre ses ailes l’image du Crucifié, et imprima à ses mains, à ses pieds, à son côté les plaies sacrées. Saint Bonaventure témoigne en ses écrits qu’assistant à une prédication du Souverain Pontife Alexandre IV, il entendit le Pontife raconter avoir vu de ses yeux ces stigmates augustes. Signes du très grand amour que portait au Saint le Seigneur, et qui excitaient au plus haut point l’admiration universelle. Deux ans après, gravement malade, François voulut être transporté à l’église de Sainte‑Marie-des-Anges, afin de rendre à Dieu son esprit là même où il avait reçu l’esprit de grâce. Ayant donc exhorté les Frères à aimer la pauvreté, la patience, à garder la foi de la sainte Église Romaine, il entonna le Psaume : J’ai élevé ma voix pour crier vers le Seigneur ; et au verset Les justes attendent que vous me donniez ma récompense, il rendit l’âme. C’était le quatre des nones d’octobre. Les miracles continuèrent d’étendre sa renommée, et le Souverain Pontife Grégoire IX l’inscrivit au nombre des Saints.

Soyez béni de toute âme vivante, ô vous que le Sauveur du monde associa si pleinement à son œuvre de salut. Le monde, qui n’est que pour Dieu, ne subsiste que par les Saints ; car c’est en eux que Dieu trouve sa gloire. Quand vous naquîtes, les Saints se faisaient rares ; l’ennemi de Dieu et du monde étendait chaque jour son empire de glaciales ténèbres ; or, quand le corps social aura perdu foi et charité, lumière et chaleur, c’en sera fait de l’humanité. Venu à temps pour réchauffer encore une société que l’hiver semblait avoir déjà stérilisée, vous sûtes au souffle de vos séraphiques ardeurs donner à ce treizième siècle, si riche en fleurs exquises, l’apparence d’un printemps qu’hélas ! l’été ne devait pas suivre. Par vous, la Croix força de nouveau le regard des peuples ; mais ce fut moins pour être exaltée dans un triomphe permanent comme jadis, qu’afin de rallier les prédestinés en face de l’ennemi ; bientôt, en effet, celui-ci reprendra ses avantages. L’Église dépouille la parure de gloire qui lui seyait au temps de la royauté incontestée du Seigneur ; avec vous, elle aborde nu-pieds la carrière où ses propres épreuves vont désormais l’assimiler à l’Époux souffrant et mourant pour l’honneur de son Père. Par vous et par les vôtres, tenez toujours haut devant elle l’étendard sacré.

C’est en s’identifiant au Christ sur la Croix, qu’on le retrouve dans les splendeurs de sa divinité ; car l’homme et Dieu en lui ne se séparent pas, et toute âme, disiez-vous, doit contempler les deux ; mais c’est chimère de chercher ailleurs que dans la compassion effective à notre Chef souffrant le chemin de l’union divine et les très doux fruits de l’amour (Francisci Opusc. T. 3, Collatio 24). Si l’âme se laisse conduire au bon plaisir de l’Esprit-Saint, ajoutiez‑vous, ce Maître des maîtres n’aura pas avec elle d’autre direction que celle que le Seigneur a consignée dans les livres de son humilité, patience et passion (Ibid.).

Daignez, ô François, faire fructifier en nous les leçons de votre aimable et héroïque simplicité. Au grand profit de l’Église, puissent vos enfants croître en nombre, en sainteté plus encore, se dépenser toujours à l’enseignement de la parole, à celui de l’exemple, n’oubliant pas que le dernier vaut mieux (Ibid. Collatio 17). Suscitez-les non moins populaires qu’autrefois dans notre pays de France, objet jadis de vos prédilections pour ses aspirations généreuses, et que les rois de l’or étouffent aujourd’hui sous leur vulgarité sordide. L’État religieux tout entier acclame en vous l’un de ses plus illustres Pères ; secourez‑le dans les épreuves du temps présent. Ami de Dominique et son allié sous le manteau de Notre-Dame, maintenez entre vos deux familles cette fraternité à laquelle applaudissent les Anges. Gardez à l’Ordre bénédictin les sentiments qui sont sa joie très spéciale en ce jour ; serrez par vos bienfaits des liens que le don de la Portioncule (Propriété des Bénédictins du mont Soubase, cédée par eux à François pour être le berceau de l’Ordre qu’il voulait fonder) a noués pour l’éternité.

[1] Bonaventure, Legenda S. Francisci, Prologus ; Bernardin de Sienne, De Sanctis Serm. 3, de Stigmatibus B. Francisci.
Léon. 10, Const. Ite et vos in vineam meam