29 décembre
dans l’octave de la Nativité

Dom Guéranger ~ L’année liturique
29 décembre, Saint Thomas, archevêque de Cantorbéry, et martyr [1]

Un nouveau martyr vient réclamer sa place auprès du berceau de l’Enfant-Dieu. Il n’appartient point au premier âge de l’Église ; son nom n’est point écrit dans les livres du Nouveau Testament, comme ceux d’Etienne, de Jean, et des enfants de Bethléhem. Néanmoins, il occupe un des premiers rangs dans cette légion de martyrs qui n’a cessé de se recruter à chaque siècle, et qui atteste la fécondité de l’Église et la force immortelle dont l’a douée son divin auteur. Ce glorieux martyr n’a pas versé son sang pour la foi ; il n’a point été amené devant les païens, ou les hérétiques, pour confesser les dogmes révélés par Jésus-Christ et proclamés par l’Église. Des mains chrétiennes l’ont immolé ; un roi catholique a prononcé son arrêt de mort ; il a été abandonné et maudit par le grand nombre de ses frères, dans son propre pays : comment donc est-il martyr ? comment a-t-il mérité la palme d’Étienne ? C’est qu’il a été le martyr de la liberté de l’Église.

En effet, tous les fidèles de Jésus-Christ sont appelés à l’honneur du martyre, pour confesser les dogmes dont ils ont reçu l’initiation au baptême. Les droits du Christ qui les a adoptés pour ses frères s’étendent jusque-là. Ce témoignage n’est pas exigé de tous ; mais tous doivent être prêts de rendre, sous peine de la mort éternelle dont la grâce du Sauveur les a rachetés. Un tel devoir est, à plus forte raison, imposé aux pasteurs de l’Église ; il est la garantie de l’enseignement qu’ils donnent à leur propre troupeau : aussi, les annales de l’Église sont-elles couvertes, à chaque page, des noms triomphants de tant de saints évêques qui ont, pour dernier dévouement, arrosé de leur sang le champ que leurs mains avaient fécondé, et donné, en cette manière, le suprême degré d’autorité à leur parole.

Mais si les simples fidèles sont tenus d’acquitter la grande dette de la foi par l’effusion de leur sang ; s’ils doivent à l’Église de confesser, à travers toute sorte de périls, les liens sacrés qui les unissent à elle, et par elle, à Jésus-Christ, les pasteurs ont un devoir de plus à remplir, le devoir de confesser la liberté de l’Église. Ce mot de liberté de l’Église sonne mal aux oreilles des politiques. Ils y voient tout aussitôt l’annonce d’une conspiration ; le monde, de son côté, y trouve un sujet de scandale, et répète les grands mots d’ambition sacerdotale ; les gens timides commencent à trembler, et vous disent que tant que la foi n’est pas attaquée, rien n’est en péril. Malgré tout cela, l’Église place sur ses autels et associe à saint Étienne, à saint Jean, aux saints Innocents, cet archevêque anglais du 12e siècle, égorgé dans sa cathédrale pour la défense des droits extérieurs du sacerdoce. Elle chérit la belle maxime de saint Anselme, l’un des prédécesseurs de saint Thomas, que Dieu n’aime rien tant en ce monde que la liberté de son Église ; et au 19e siècle, comme au 12e, le siège apostolique s’écrie, par la bouche de Pie VIII, comme elle l’eût fait par celle de saint Grégoire VII : C’est par l’institution même de Dieu que l’Église, épouse sans tache de l’agneau immaculé Jésus-Christ, est libre, et qu’elle n’est soumise à aucune puissance terrestre [2].

Or, cette liberté sacrée consiste en la complète indépendance de l’Église à l’égard de toute puissance séculière, dans le ministère de la parole, qu’elle doit pouvoir prêcher, comme parle l’apôtre, à temps et à contre-temps, à toute espèce de personnes, sans distinction de nations, de races, d’âge, ni de sexe ; dans l’administration de ses sacrements, auxquels elle doit appeler tous les hommes sans exception, pour les sauver tous ; dans la pratique, sans contrôle étranger, des conseils aussi bien que des préceptes évangéliques ; dans les relations, dégagées de toute entrave, entre les divers degrés de sa divine hiérarchie ; dans la publication et l’application des ordonnances de sa discipline ; dans le maintien et le développement des institutions qu’elle a créées ; dans la conservation et l’administration de son patrimoine temporel ; enfin dans la défense des privilèges que l’autorité séculière elle-même lui a reconnus, pour assurer l’aisance et la considération de son ministère de paix et de charité sur les peuples.

Telle est la liberté de l’Église : et qui ne voit qu’elle est le boulevard du sanctuaire lui-même ; que toute atteinte qui lui serait portée peut mettre à découvert la hiérarchie, et jusqu’au dogme lui-même ? Le pasteur doit donc la défendre d’office, cette sainte Liberté : il ne doit ni fuir, comme le mercenaire ; ni se taire, comme ces chiens muets qui ne savent pas aboyer, dont parle Isaïe [3]. Il est la sentinelle d’Israël ; il ne doit pas attendre que l’ennemi soit entré dans la place pour jeter le cri d’alarme, et pour offrir ses mains aux chaînes, et sa tête au glaive. Le devoir de donner sa vie pour son troupeau commence pour lui du moment où l’ennemi assiège ces postes avancés, dont la franchise assure le repos de la cité tout entière. Que si cette résistance entraîne de graves conséquences, c’est alors qu’il faut se rappeler ces belles paroles de Bossuet, dans son sublime panégyrique de saint Thomas de Cantorbéry, que nous voudrions pouvoir ici citer tout entier : « C’est une loi établie, dit-il, que l’Église ne peut jouir d’aucun avantage qui ne lui coûte la mort de ses enfants, et que, pour affermir ses droits, il faut qu’elle répande du sang. Son époux l’a rachetée par le sang qu’il a versé pour elle, et il veut qu’elle achète par un prix semblable les grâces qu’il lui accorde. C’est par le sang des martyrs qu’elle a étendu ses conquêtes bien loin au delà de l’empire romain ; son sang lui a procuré et la paix dont elle a joui sous les empereurs chrétiens, et la victoire qu’elle a remportée sur les empereurs infidèles. Il paraît donc qu’elle devait du sang à l’affermissement de son autorité, comme elle en avait donné à l’établissement de sa doctrine ; et ainsi la discipline, aussi bien que la foi de l’Église, a dû avoir ses martyrs. »

Il ne s’est donc pas agi, pour saint Thomas et pour tant d’autres martyrs de la liberté ecclésiastique, de considérer la faiblesse des moyens qu’on pourrait opposer aux envahissements des droits de l’Église. L’élément du martyre est la simplicité unie à la force ; et n’est-ce pas pour cela que de si belles palmes ont été cueillies par de simples fidèles, par de jeunes vierges, par des enfants ? Dieu a mis au cœur du chrétien un élément de résistance humble et inflexible qui brise toujours toute autre force. Quelle inviolable fidélité l’Esprit-Saint n’inspire-t-il pas à l’âme de ses pasteurs qu’il établit comme les époux de son Église, et comme autant de murs imprenables de sa chère Jérusalem ? « Thomas, dit encore l’évêque de Meaux, ne cède pas à l’iniquité, sous prétexte qu’elle est armée et soutenue d’une main royale ; au contraire, lui voyant prendre son cours d’un lieu éminent, d’où elle peut se répandre avec plus de force, il se croit plus obligé de s’élever contre, comme une digue que l’on élève à mesure que l’on voit les ondes enflées. »

Mais, dans cette lutte, le pasteur périra peut-être ? Et, sans doute, il pourra obtenir cet insigne honneur. Dans sa lutte contre le monde, dans cette victoire que le Christ a remportée pour nous, il a versé son sang, il est mort sur une croix ; et les martyrs sont morts aussi ; mais l’Église, arrosée du sang de Jésus-Christ, cimentée par le sang des martyrs, peut-elle se passer toujours de ce bain salutaire qui ranime sa vigueur, et forme sa pourpre royale ? Thomas l’a compris ; et cet homme, dont les sens sont mortifiés par une pénitence assidue, dont les affections en ce monde sont crucifiées par toutes les privations et toutes les adversités, a dans son cœur ce courage plein de calme, cette patience inouïe qui préparent au martyre. En un mot, il a reçu l’Esprit de force, et il lui a été fidèle.

« Selon le langage ecclésiastique, continue Bossuet, la force a une autre signification que dans le langage du monde. La force selon le monde s’étend jusqu’à entreprendre ; la force selon l’Église ne va pas plus loin que de tout souffrir : voilà les bornes qui lui sont prescrites. Écoutez l’apôtre saint Paul : Nondum usque ad sanguinem restitistis ; comme s’il disait : Vous n’avez pas tenu jusqu’au bout, parce que vous ne vous êtes pas défendus jusqu’au sang. Il ne dit pas jusqu’à attaquer, jusqu’à verser le sang de vos ennemis, mais jusqu’à répandre le vôtre.

Au reste, saint Thomas n’abuse point de ces maximes vigoureuses. Il ne prend pas par fierté ces armes apostoliques, pour se faire valoir dans le monde : il s’en sert comme d’un bouclier nécessaire dans l’extrême besoin de l’Église. La force du saint évêque ne dépend donc pas du concours de ses amis, ni d’une intrigue finement menée. Il ne sait point étaler au monde sa patience, pour rendre son persécuteur plus odieux, ni faire jouer de secrets ressorts pour soulever les esprits. Il n’a pour lui que les prières des pauvres, les gémissements des veuves et des orphelins. Voilà, disait saint Ambroise, les défenseurs des évêques ; voilà leurs gardes, voilà leur armée. Il est fort, parce qu’il a un esprit également incapable et de crainte et de murmure. Il peut dire véritablement à Henri, roi d’Angleterre, ce que disait Tertullien, au nom de toute l’Église, à un magistrat de l’Empire, grand persécuteur de l’Église : Non te terremus, qui nec timemus. Apprends à connaître quels nous sommes, et vois quel homme c’est qu’un chrétien : Nous ne pensons pas à te faire peur, et nous sommes incapables de te craindre. Nous ne sommes ni redoutables ni lâches : nous ne sommes pas redoutables, parce que nous ne savons pas cabaler ; et nous ne sommes pas lâches, parce que nous savons mourir. »

Mais laissons encore la parole à l’éloquent prêtre de l’Église de France, qui fut lui-même appelé aux honneurs de l’épiscopat dans l’année qui suivit celle où il prononça ce discours ; écoutons-le nous raconter la victoire de l’Église par saint Thomas de Cantorbéry :

« Chrétiens, soyez attentifs : s’il y eut jamais un martyre qui ressemblât parfaitement à un sacrifice, c’est celui que je dois vous représenter. Voyez les préparatifs : l’évêque est à l’église avec son clergé, et ils sont déjà revêtus. Il ne faut pas chercher bien loin la victime : le saint pontife est préparé, et c’est la victime que Dieu a choisie. Ainsi tout est prêt pour le sacrifice, et je vois entrer dans l’église ceux qui doivent donner le coup. Le saint homme va au-devant d’eux, à l’imitation de Jésus-Christ ; et pour imiter en tout ce divin modèle, il défend à son clergé toute résistance, et se contente de demander sûreté pour les siens. Si c’est moi que vous cherchez, laissez, dit Jésus, retirer ceux-ci. Ces choses étant accomplies, et l’heure du sacrifice étant arrivée, voyez comme saint Thomas en commence la cérémonie. Victime et pontife tout ensemble, il présente sa tête et fait sa prière. Voici les vœux solennels et les paroles mystiques de ce sacrifice : Et ego pro Deo mori paratus sum, et pro assertione justitiœ, et pro Ecclesiae libertate ; dummodo effusione sanguinis mei pacem et libertatem consequatur. Je suis prêt à mourir, dit-il, pour la cause de Dieu et de son Église ; et toute la grâce que je demande, c’est que mon sang lui rende la paix et la liberté qu’on veut lui ravir. Il se prosterne devant Dieu ; et comme dans le sacrifice solennel nous appelons les saints nos intercesseurs, il n’omet pas une partie si considérable de cette cérémonie sacrée : il appelle les saints martyrs et la sainte Vierge au secours de l’Église opprimée ; il ne parle que de l’Église ; il n’a que l’Église dans le cœur et dans la bouche ; et, abattu par le coup, sa langue froide et inanimée semble encore nommer l’Église. »

Ainsi ce grand martyr, ce type des pasteurs de l’Église, a consommé son sacrifice ; ainsi il a remporté la victoire ; et cette victoire ira jusqu’à l’entière abrogation de la coupable législation qui devait entraver l’Église, et l’abaisser aux yeux des peuples. La tombe de Thomas deviendra un autel ; et au pied de cet autel, on verra bientôt un roi pénitent solliciter humblement sa grâce. Que s’est-il donc passé ? La mort de Thomas a-t-elle excité les peuples à la révolte ? le martyr a-t-il rencontré des vengeurs ? Rien de tout cela n’est arrivé. Son sang a suffi à tout. Qu’on le comprenne bien : les fidèles ne verront jamais de sang-froid la mort d’un pasteur immolé pour ses devoirs ; et les gouvernements qui osent faire des martyrs en porteront toujours la peine. C’est pour l’avoir compris d’instinct, que les ruses de la politique se sont réfugiées dans les systèmes d’oppression administrative, afin de dérober habilement le secret de la guerre entreprise contre la liberté de l’Église. C’est pour cela qu’ont été forgées ces chaînes non moins déliées qu’insupportables, qui enlacent aujourd’hui tant d’Églises. Or, il n’est pas dans la nature de ces chaînes de se dénouer jamais ; elles ne sauraient être que brisées ; mais quiconque les brisera, sa gloire sera grande dans l’Église de la terre et dans celle du ciel ; car sa gloire sera celle du martyre. Il ne s’agira ni de combattre avec le fer, ni de négocier par la politique ; mais de résister en face et de souffrir avec patience jusqu’au bout.

Écoutons une dernière fois notre grand orateur, relevant ce sublime élément qui a assuré la victoire à la cause de saint Thomas :

« Voyez, mes frères, quels défenseurs trouve l’Église dans sa faiblesse, et combien elle a raison de dire avec l’apôtre : Cum infirmor, tunc potens sum. Ce sont ces bienheureuses faiblesses qui lui donnent cet invincible secours, et qui arment en sa faveur les plus valeureux soldats et les plus puissants conquérants du monde, je veux dire, les saints martyrs. Quiconque ne ménage pas l’autorité de l’Église, qu’il craigne ce sang précieux des martyrs, qui la consacre et la protège. »

Or, toute cette force, toute cette victoire émanent du berceau de l’Enfant-Dieu ; et c’est pour cela que Thomas s’y rencontre avec Étienne. Il fallait un Dieu anéanti, une si haute manifestation d’humilité, de constance et de faiblesse selon la chair, pour ouvrir les yeux des hommes sur la nature de la véritable force. Jusque-là on n’avait soupçonné d’autre vigueur que celle des conquérants à coups d’épée, d’autre grandeur que la richesse, d’autre honneur que le triomphe ; et maintenant, parce que Dieu venant en ce monde a apparu désarmé, pauvre et persécuté, tout a changé de face. Des cœurs se sont rencontrés qui ont voulu aimer, malgré tout, les abaissements de la crèche ; et ils y ont puisé le secret d’une grandeur d’âme que le monde, tout en restant ce qu’il est, n’a pu s’empêcher de sentir et d’admirer.

Il est donc juste que la couronne de Thomas et celle d’Étienne, unies ensemble, apparaissent comme un double trophée aux côtés du berceau de l’enfant de Bethléhem ; et quant au saint archevêque, la providence de Dieu a marqué divinement sa place sur le cycle, en permettant que son immolation s’accomplît le lendemain de la fête des saints Innocents, afin que la sainte Église n’éprouvât pas d’incertitude sur le jour qu’elle devrait assigner à sa mémoire. Qu’il garde donc cette place si glorieuse et si chère à toute l’Église de Jésus-Christ ; et que son nom reste, jusqu’à la fin des temps, la terreur des ennemis de la liberté de l’Église, l’espérance et la consolation de ceux qui aiment cette liberté que le Christ a acquise aussi par son sang.

Nous entendrons maintenant la sainte Église, dans ses divins offices, raconter les actions et les souffrances de saint Thomas de Cantorbéry.

Thomas, né à Londres, en Angleterre, succéda à Thibault, évêque de Cantorbéry. Il avait exercé auparavant, et avec honneur, la charge de chancelier, et il se montra fort et invincible dans l’office de l’épiscopat. Henri II, roi d’Angleterre, ayant voulu, dans une assemblée des prélats et des grands de son royaume, porter des lois contraires à l’intérêt et à la dignité de l’Église, Thomas s’opposa à la cupidité du roi avec tant de constance, que, n’ayant voulu fléchir, ni devant les promesses ni devant les menaces, il se vit obligé de se retirer secrètement, parce qu’il allait être emprisonné. Bientôt tous ses parents, ses amis et ses partisans furent chassés du royaume, après qu’on eut fait jurer à tous ceux dont l’âge le permettait, d’aller trouver Thomas, afin d’ébranler, par la vue de l’état pitoyable des siens, cette sainte résolution, qui n’avait pu être arrêtée par celle de ses propres intérêts. Il n’eut égard ni à la chair ni au sang, et aucune faiblesse humaine n’ébranla sa constance pastorale.

Il se rendit auprès du pape Alexandre III, qui le reçut avec bonté, et le recommanda aux moines du monastère de Pontigny, Ordre de Citeaux, chez lesquels il se rendit. Henri, l’ayant connu, écrivit des lettres menaçantes au Chapitre de Citeaux, à l’effet de faire chasser Thomas du monastère de Pontigny. Le saint homme, craignant que cet ordre n’eût à souffrir quelque persécution à cause de lui, se retira de lui-même, et, sur l’invitation de Louis, roi de France, il alla demeurer auprès de lui. Il y resta jusqu’à ce que, par l’intervention du souverain pontife et du roi, il fut rappelé de l’exil, et rentra en Angleterre, à la grande satisfaction du royaume entier. Comme il s’appliquait, sans rien craindre, à remplir les devoirs d’un bon pasteur, des calomniateurs viennent rapporter au roi qu’il entreprend beaucoup de choses contre le royaume et la tranquillité publique : en sorte que ce prince se plaignait souvent de ce que, dans tout son royaume, il n’y avait qu’un évêque avec qui il ne pût avoir la paix.

Ces paroles du roi ayant fait croire à quelques détestables satellites qu’ils lui feraient un grand plaisir, s’ils exterminaient Thomas, ils se rendirent secrètement à Cantorbéry, et allèrent attaquer l’évêque dans l’église même où il célébrait l’office des vêpres. Les clercs voulant leur fermer l’entrée de l’église, Thomas accourut aussitôt, et ouvrit lui-même la porte en disant aux siens : « L’Église de Dieu ne doit pas être gardée comme un camp ; pour moi, je souffrirai volontiers la mort pour l’Église de Dieu. » Puis s’adressant aux soldats : « De la part de Dieu, dit-il, je vous défends de toucher à aucun des miens. » Il se mit ensuite à genoux, et, après avoir recommandé l’Église et soi-même à Dieu, à la bienheureuse Marie, à saint Denys et aux autres saints patrons de sa cathédrale, il présenta sa tête au fer sacrilège avec la même constance qu’il avait mise à résister aux lois très injustes du roi. Ceci arriva le quatre des calendes de janvier, l’an du Seigneur onze cent soixante-onze ; et la cervelle du martyr jaillit sur le pavé de l’église. Dieu l’ayant bientôt illustré par un grand nombre de miracles, le même pape Alexandre le mit au nombre des saints.

La liturgie de l’Église d’Angleterre rendait à saint Thomas un culte plein de tendresse et d’enthousiasme. Nous extrairons plusieurs pièces de l’ancien bréviaire de Salisbury, et nous donnerons d’abord un ensemble formé de la plupart des antiennes des matines et des laudes. Tout l’office est rimé, suivant l’usage du 13e siècle, auquel ces compositions appar­tien­nent.

Thomas, élevé au souverain sacerdoce, se trouve tout à coup changé en un autre homme.

Sous ses vêtements de clerc, il revêt secrètement le cilice du moine ; plus fort que la chair, il réprime les révoltes de la chair.

Agriculteur fidèle, il arrache les ronces du champ du Seigneur ; de ses vignes il repousse et il chasse les renards.

Il ne souffre point que les loups dévorent les agneaux, ni que les animaux malfaisants traversent le jardin confié à sa garde.

On l’exile ; ses biens sont la proie des méchants ; mais, au milieu du feu de la tribulation, Thomas n’est pas atteint.

Des satellites de Satan pénètrent dans le temple ; ils en font le théâtre d’un forfait inouï.

Thomas marche au-devant des épées menaçantes ; il ne cède ni aux menaces, ni aux glaives, pas même à la mort.

Lieu fortuné, heureuse église où vit la mémoire de Thomas ! heureuse terre qui a produit un tel prélat ! heureuse contrée qui, avec amour, recueillit son exil !

Le grain tombe, et c’est pour produire une abondance de froment ; le vase d’albâtre est brisé, et c’est pour répandre la suavité du parfum.

L’univers entier s’empresse à témoigner son amour pour le martyr ; ses prodiges multipliés excitent en tout lieu l’étonnement.

Les pièces qui suivent ne sont pas moins dignes de mémoire, pour l’affection et la confiance qu’elles expriment à notre grand martyr.

Ant. Le pasteur immolé, au milieu de son troupeau achète la paix au prix de son sang. Ô douleur pleine d’allégresse ! ô joie remplie de tristesse ! par la mort du pasteur, le troupeau respire ; la mère en pleurs applaudit à son fils, vivant et victorieux sous le glaive.

R/. Cesse tes plaintes, ô Rachel cesse de pleurer sur la fleur de ce monde, que le monde a brisée ; Thomas immolé, enseveli est un nouvel Abel qui succède à l’ancien.

Ant. Salut, Thomas ! sceptre de justice, splendeur du monde, vigueur de l’Église, amour du peuple, délices du clergé. Tuteur fidèle du troupeau, salut ! daignez sauver ceux qui applaudissent à votre gloire.

Nous empruntons au même bréviaire de Salisbury le répons qui suit. Il est remarquable, dans sa forme, par l’insertion d’une prose entière, en manière de verset, après laquelle la réclame revient, selon l’usage du 14e siècle. Nous n’avons pas besoin de relever la beauté naïve de cette pièce liturgique.

R/. L’épi succombe opprimé par la paille ; le juste est immolé par l’épée des méchants : * Il échange contre le ciel cette demeure de boue. V/. Le gardien de la vigne succombe dans la vigne même, le capitaine dans son camp, le cultivateur dans son aire. * Il échange contre le ciel cette demeure de boue.

Prose

Que le pasteur fasse retentir la trompette de force ;
Qu’il réclame la liberté de la vigne du Christ,
De cette vigne que le Christ, sous le manteau de la chair, a choisie pour sienne.
Qu’il a affranchie par le sang de sa croix.
Une brebis égarée s’est élevée contre Thomas,
Elle s’est baignée dans le sang du pasteur immolé.
Le pavé de marbre de la maison du Christ
S’est rougi d’un sang précieux.
Le martyr, décoré de la couronne de vie,
Semblable au grain dégagé de la paille,
Est transféré dans les greniers divins.
* Il échange contre le ciel cette demeure de boue.

L’Église de France témoigna aussi par la liturgie sa vive admiration pour l’illustre martyr. Adam de Saint-Victor composa jusqu’à trois séquences pour célébrer un si noble triomphe. Nous donnerons ici les deux plus belles. Elles respirent la plus ardente sympathie pour le sublime athlète de Cantorbéry, et montrent à quel point était chère la liberté de l’Église aux fidèles de ces temps, et comment la cause dont saint Thomas fut le martyr était regardée alors comme celle de la société chrétienne tout entière. Obligé de nous restreindre, nous regrettons de ne pouvoir insérer ici la belle prose des missels de Liège : Laureata novo Thoma.

Première séquence

Réjouis-toi, Sion, et sois dans l’allégresse ; par tes chants, par tes vœux, éclate dans une solennelle réjouissance.

Ton pasteur Thomas est égorgé ; pour toi, ô Christ ! il est immolé, comme une hostie salutaire.

Archevêque et légat, nul degré d’honneur n’a enflé son âme.

Dispensateur fidèle du souverain roi, pour avoir défendu son troupeau, il est condamné à l’exil.

Il combat avec les armes du pasteur ; il est ceint du glaive spirituel ; il a mérité le triomphe.

Pour la loi de son Dieu, pour le salut de ses brebis, il a voulu combattre et mourir.

Privée de son chef, veuve de son pasteur, Cantorbéry se lamentait.

Plus heureuse et battant des mains, la Gaule sénonnaise saluait un si grand homme.

Par son absence est affaiblie, foulée aux pieds, la liberté de l’Église.

Ainsi, tu nous quittas, ô pasteur ! Mais rien ne te fit reculer du vrai sentier de la justice.

Naguère, en la cour des seigneurs, tu étais le premier : tu occupais le poste d’honneur au palais du roi.

Le vent de la faveur populaire était pour toi, et tu jouissais de ces applaudissements du siècle, qui ne durent qu’un temps.

Élevé à la prélature, tu changeas bientôt ; par un heureux échange, tu devins un homme nouveau.

Tu résistas à l’adversaire, tu t’opposas comme un mur, tu offris ta tête dans un sacrifice comme celui du Christ.

Tu as bravé la mort de ta chair, athlète triomphant !

Une palme glorieuse est dans tes mains ; des miracles inouïs l’attestent en grand nombre.

Illustre Thomas ! la perle du clergé, par tes prières efficaces, dompte les assauts de notre chair.

Afin que, enracinés dans le Christ, la vraie vigne, nous obtenions la couronne de la vie véritable. Amen.

Deuxième séquence

Ô Église, ô tendre Mère, déplore dans tes chants le forfait commis naguère par la Grande-Bretagne.

Ô France, sois émue de compassion ; le ciel lui-même, la terre et les mers, pleurent sur ce crime exécrable.

Oui, l’Angleterre a commis un crime qu’on n’ose raconter, un forfait immense et qui saisit d’horreur. Elle a condamné son propre père ; elle l’a massacré sur son siège, auquel il venait d’être rendu.

Thomas, lui, la fleur vermeille de l’Angleterre, la gloire première de l’Église, a été immolé dans le temple de Cantorbéry ; prêtre et victime, il a succombé pour la justice.

Entre le temple et l’autel, sur le seuil même de l’église, on l’a atteint, mais non vaincu ; le voile du temple a été fendu en deux par le glaive. Élisée a reçu le coup sur sa tête vénérable ; Zacharie a été égorgé ; la paix qui venait de se conclure a été violée ; et les chants d’allégresse se sont changés en lamentations.

Le lendemain de la fête des Innocents, le pontife innocent comme eux est traîné à la mort ; on le frappe, on répand sa cervelle sur le pavé avec la pointe du glaive. Le temple acquiert une nouvelle gloire par le sang qui rougit ses dalles, au moment où le pontife revêt la robe empourprée du martyre.

La fureur des meurtriers est au comble ; ils ont conspiré contre la vie du juste, et leur épée s’est abattue sur sa tête en présence même du Seigneur. Le pontife accomplissait l’œuvre de sanctification : là même il est sanctifié ; il immolait, et on l’immole. Il laisse ainsi aux hommes l’exemple de son sublime courage.

Cet holocauste choisi devient célèbre dans tout l’univers ; c’est le pontife lui-même offert à Dieu, comme une victime d’agréable odeur ; on a frappé sa tête à l’endroit où la couronne la rendait plus sacrée ; en retour, il a reçu une double tunique d’honneur ; et le privilège de son trône archiépiscopal est désormais reconnu.

Le Juif regarde avec insolence, le païen idolâtre poursuit de ses sarcasmes des chrétiens qui ont violé le pacte sacré, et dont la rage n’a pas su épargner même un des pères de la chrétienté. Rachel repousse les consolations ; elle pleure le fils qu’elle a vu immoler jusque sur son sein maternel, le fils dont le trépas arrache tant de larmes aux chrétiens pieux.

C’est là le pontife que le suprême architecte a placé glorieux au faite de l’édifice céleste, parce qu’il a triomphé du glaive homicide des Anglais.

Pour n’avoir pas craint la mort, pour avoir livré sa tête avec son sang, au sortir de ce séjour terrestre, il est entré pour jamais dans le Saint des Saints.

Les prodiges attestent combien fut précieuse sa mort ; que ses prières, nous soient un secours favorable pour l’éternité.

Amen.

Ainsi s’épanchait, par la voix sacrée de la liturgie, l’amour du peuple catholique pour saint Thomas de Cantorbéry. Ainsi la victoire de l’Église était-elle réputée la victoire de l’humanité elle-même, dans les siècles catholiques. Il n’entre point dans notre plan d’écrire la vie des saints dans cette Année liturgique déjà si remplie ; nous ne pourrons donc développer ici en détail le caractère de ce grand martyr de la plus sacrée des libertés. Cependant, nous croyons faire plaisir à nos lecteurs, en produisant sous leurs yeux un témoignage touchant de l’affection et de l’estime qu’avait inspirées Thomas à ceux qui avaient été témoins des vertus évangéliques de ce prélat fidèle et désintéressé, auquel le roi son ami, et plus tard son meurtrier, ne pardonna jamais de s’être démis des hautes fonctions de chancelier du royaume d’Angleterre, le jour où il fut promu à l’archevêché de Cantorbéry. La lettre qu’on va lire fut écrite par un Français, Pierre de Blois, archidiacre de Bath, et adressée aux chanoines de Beauvoir, peu de jours après le martyre du saint, quand son sang était encore chaud sur le pavé de l’Église primatiale de l’Angleterre. Cette lettre est un cri de victoire ; mais combien la victoire de l’Église, dans laquelle elle ne verse d’autre sang que le sien, est pure et paisible !

« Il est décédé, le pasteur de nos âmes, lui dont je voulais pleurer le trépas ; mais que dis-je ? il s’est retiré plutôt qu’il n’est décédé ; il s’en est allé, il n’est pas mort. En effet, la mort par laquelle le Seigneur a glorifié son saint n’est pas une mort, mais un sommeil. C’est un port, c’est la porte de la vie, l’entrée dans les délices de la patrie céleste, dans les puissances du Seigneur, dans l’abîme de l’éternelle clarté.

Prêt à partir pour un voyage lointain, il a pris a avec lui les subsides de la route, pour revenir à la pleine lune. Son âme, qui s’est retirée de son corps riche de mérites, rentrera, opulente, dans cette ancienne demeure, au jour de la résurrection générale. La mort envieuse et pleine de ruse a voulu voir si, dans ce trésor, il se trouvait quelque chose qui appartînt à son domaine. Lui, en homme prudent et circonspect, n’avait pas voulu risquer sa vraie vie. Dès longtemps il désirait la dissolution de son corps pour être avec Jésus-Christ ; dès longtemps il aspirait à sortir de ce corps de mort. Il a donc jeté un peu de poussière à la face de cette vieille ennemie, comme un tribut. C’est delà qu’est sortie cette rumeur populaire et fausse qu’une bête féroce avait dévoré Joseph. La tunique dont on l’a dépouillé n’était donc qu’une fausse messagère de sa mort ; car Joseph est vivant, et il domine sur toute la terre d’Égypte. Sa bienheureuse âme, débarrassée de l’enveloppe de cette poussière corruptible, s’est envolée libre au ciel.

Oui, il a été appelé au ciel, cet homme dont le monde n’était pas digne. Cette lumière n’est pas éteinte ; un souffle passager l’a inclinée, afin qu’elle brillât ensuite avec plus de clarté, afin qu’elle ne fût plus sous le boisseau, mais éclatât davantage aux yeux de ceux qui sont dans la maison. Aux regards des insensés il a paru mourir ; mais sa vie est cachée avec Jésus-Christ en Dieu. La mort a semblé l’avoir vaincu et dévoré ; mais la mort a été ensevelie dans son triomphe. Vous lui avez accordé, Seigneur, le désir de son cœur ; car longtemps il milita pour vous, fidèle à votre service, à travers les voies les plus dures. Dès son adolescence, il montra la maturité de la vieillesse ; et on le vit réprimer les révoltes de la chair par les veilles, par les jeûnes, par les disciplines, par le cilice et la garde d’une continence perpétuelle. Le Seigneur se le choisit pour pontife, afin qu’il fût, au milieu de son peuple, un chef, un docteur, un miroir de vie, un modèle de pénitence, un exemplaire de sainteté. Le Dieu des sciences lui avait donné une langue éloquente, et avait répandu en lui avec abondance l’esprit d’intelligence et de sagesse, afin qu’il fût entre les doctes le plus docte, entre les sages le plus sage, entre les bons le meilleur, entre les grands le plus grand. Il était le héraut de la parole divine, la trompette de l’évangile, l’ami de l’époux, la colonne du clergé, l’œil de l’aveugle, le pied du boiteux, le sel de la terre, la lumière de la patrie, le ministre du Très-Haut, le vicaire du Christ, le Christ même du Seigneur.

Il était droit dans le jugement, habile dans le gouvernement, discret dans le commandement, modeste dans le parler, circonspect dans les conseils, tempérant dans la nourriture, pacifique dans la colère, un ange dans la chair, doux au milieu des injures, timide dans la prospérité, ferme dans l’adversité, prodigue dans les aumônes, tout entier à la miséricorde. Il était la gloire des moines, les délices du peuple, la terreur des princes, le Dieu de Pharaon. D’autres, quand ils sont élevés sur le siège éminent de l’épiscopat, se montrent tout aussitôt enclins à flatter la chair ; ils craignent toute souffrance du corps comme un supplice ; leur désir en toutes choses est de jouir longtemps de la vie. Celui-ci, au contraire, dès le jour de sa promotion, désira avec passion la fin de cette vie, ou plutôt le commencement d’une vie meilleure ; c’est pour cela que, se revêtant de la livrée du pèlerin, il a bu, sur la voie, l’eau du torrent, et pour cela, son nom est élevé en gloire dans la patrie. Ainsi, nos seigneurs et frères, les moines de l’Église cathédrale, sont-ils devenus tout à coup des pupilles qui ont perdu leur père. »

Le seizième siècle vint encore ajouter à la gloire de saint Thomas, lorsque l’ennemi de Dieu et des hommes, Henri VIII d’Angleterre, osa poursuivre de sa tyrannie le martyr de la liberté de l’Église jusque dans la châsse splendide où il recevait depuis près de quatre siècles les hommages de la vénération de l’univers chrétien. Les sacrés ossements du pontife égorgé pour la justice furent arrachés de l’autel ; un procès monstrueux fut instruit contre le père de la patrie, et une sentence impie déclara Thomas criminel de lèse-majesté royale. Ces restes précieux furent placés sur un bûcher ; et dans ce second martyre, le feu dévora la glorieuse dépouille de l’homme simple et fort dont l’intercession attirait sur l’Angleterre les regards et la protection du ciel. Aussi, il était juste que la contrée qui devait perdre la foi par une désolante apostasie ne gardât pas dans son sein un trésor qui n’était plus estimé à son prix ; et d’ailleurs le siège de Cantorbéry était souillé. Cranmer s’asseyait sur la chaire des Augustin, des Dunstan, des Lanfranc, des Anselme, de Thomas enfin ; et le saint martyr, regardant autour de lui, n’avait trouvé parmi ses frères de cette génération que le seul Jean Fischer, qui consentît à le suivre jusqu’au martyre. Mais ce dernier sacrifice, tout glorieux qu’il fût, ne sauva rien. Dès longtemps la liberté de l’Église avait péri en Angleterre : la foi n’avait plus qu’à s’éteindre.

Invincible défenseur de l’Église de votre maître, glorieux martyr Thomas ! nous venons à vous, en ce jour de votre fête, pour honorer les dons merveilleux que le Seigneur a déposés en votre personne. Enfants de l’Église, nous aimons à contempler celui qui l’a tant aimée, et qui a tenu à si grand prix l’honneur de cette épouse du Christ, qu’il n’a pas craint de donner sa vie pour lui assurer l’indépendance. Parce que vous avez ainsi aimé l’Église aux dépens de votre repos, de votre bonheur temporel, de votre vie même ; parce que votre sacrifice sublime a été le plus désintéressé de tous, la langue des impies et celle des lâches se sont aiguisées contre vous, et votre nom a souvent été blasphémé et calomnié. Ô véritable martyr ! digne de toute croyance dans son témoignage, puisqu’il ne parle et qu’il ne résiste que contre ses intérêts terrestres. Ô pasteur associé au Christ dans l’effusion du sang et dans la délivrance du troupeau ! nous vous vénérons de tout le mépris que vous ont prodigué les ennemis de l’Église ; nous vous aimons de toute la haine qu’ils ont versée sur vous, dans leur impuissance. Nous vous demandons pardon pour ceux qui ont rougi de votre nom, et qui ont regardé votre martyre comme un embarras dans les annales de l’Église. Que votre gloire est grande, ô pontife fidèle ! d’avoir été choisi pour accompagner avec Étienne, Jean et les Innocents, le Christ, au moment où il fait son entrée en ce monde ! Descendu dans l’arène sanglante à la onzième heure, vous n’avez pas été déshérité du prix qu’ont reçu vos frères de la première heure ; loin de là, vous êtes grand parmi les martyrs. Vous êtes donc puissant sur le cœur du divin enfant qui naît en ces jours mêmes pour être le roi des martyrs. Permettez que, sous votre garde, nous pénétrions jusqu’à lui. Comme vous, nous voulons aimer son Église, cette Église chérie dont l’amour l’a forcé à descendre du ciel ; cette Église qui nous prépare de si douces consolations dans la célébration des grands mystères auxquels votre nom se trouve si glorieusement mêlé. Obtenez-nous cette force qui fasse que nous ne reculions devant aucun sacrifice, quand il s’agit d’honorer notre beau titre de Catholiques.

Assurez l’enfant qui nous est né, celui qui doit porter sur son épaule la croix comme le signe de sa principauté, que, moyennant sa grâce, nous ne nous scandaliserons jamais ni de sa cause, ni de ses défenseurs ; que, dans la simplicité de notre attachement envers la sainte Église qu’il nous a donnée pour mère, nous placerons toujours ses intérêts au-dessus de tous les autres ; car elle seule a les paroles de la vie éternelle, elle seule a le secret et l’autorité de conduire les hommes vers ce monde meilleur qui seul est notre terme, seul ne passe pas, tandis que tous les intérêts de la terre ne sont que vanité, illusion, et le plus souvent obstacles à l’unique fin de l’homme et de l’humanité.

Mais, afin que cette Église sainte puisse accomplir sa mission et sortir victorieuse de tant de pièges qui lui sont tendus dans tous les sentiers de son pèlerinage, elle a besoin par-dessus tout de pasteurs qui vous ressemblent, ô martyr du Christ ! Priez donc afin que le maître de la vigne envoie des ouvriers, capables non seulement de la cultiver et de l’arroser, mais encore de la défendre à la fois du renard et du sanglier qui, comme nous en avertissent les saintes Écritures, cherchent sans cesse à y pénétrer pour la ravager. Que la voix de votre sang devienne de plus en plus tonnante en ces jours d’anarchie, où l’Église du Christ est asservie sur tant de points de cette terre qu’elle est venue affranchir. Souvenez-vous de l’Église d’Angleterre qui fit un si triste naufrage, il y a trois siècles, par l’apostasie de tant de prélats, tombés victimes de ces mêmes maximes contre lesquelles vous aviez résisté jusqu’au sang. Aujourd’hui qu’elle semble se relever de ses ruines, tendez-lui la main, et oubliez les outrages qui furent prodigués à votre nom, au moment où l’Île des Saints allait sombrer dans l’abîme de l’hérésie. Souvenez-vous aussi de l’Église de France qui vous reçut dans votre exil, et au sein de laquelle votre culte fut si florissant autrefois. Obtenez pour ses pasteurs l’esprit qui vous anima ; revêtez-les de cette armure qui vous rendit invulnérable dans vos rudes combats contre les ennemis de la liberté de l’Église. Enfin, quelque part, en quelque manière que cette sainte liberté soit en danger, accourez au secours, et que vos prières et votre exemple assurent une complète victoire à l’épouse de Jésus-Christ.

Considérons notre roi nouveau-né, sur son trône, en ce cinquième jour de sa naissance. Les saintes Écritures nous apprennent que le Seigneur est assis sur les chérubins dans le ciel : sur la terre, au temps de la loi des figures, il choisit pour son siège l’arche de son alliance. Gloire à lui de nous avoir ainsi révélé le mystère de son trône ! Mais le psalmiste nous avait annoncé encore un autre lieu de la séance du Seigneur. Adorez, nous avait-il dit, l’escabeau de ses pieds [4]. Cette adoration qui nous est demandée, non plus pour Dieu seulement, mais pour le lieu sur lequel se pose sa Majesté, semblait former un contraste avec tant d’autres passages des saints livres dans lesquels le grand Dieu se montre si jaloux de retenir pour lui seul nos adorations. En ces jours, comme nous l’enseignent les pères, le mystère est déclaré. Le Fils de Dieu a daigné prendre notre humanité ; il l’a unie à sa divine nature en une seule personne, et il veut que nous adorions cette humanité même, ce corps, cette âme semblables aux nôtres, qui sont le trône de sa gloire, l’escabeau sublime de ses pieds.

Mais cette humanité a aussi son trône. Voici que la très pure Marie lève de la crèche l’enfant divin ; elle le presse contre son cœur, elle l’appuie sur ses genoux maternels, et l’Emmanuel nous apparaît, reposant avec amour et majesté ses pieds sacrés sur l’arche de la loi nouvelle. Combien alors est dépassée la gloire de ce trône vivant que prêtaient au Verbe éternel les ailes tremblantes des chérubins ! Et l’arche de Moïse, formée d’un bois incorruptible, couverte de lames d’or, renfermant la manne, la verge des prodiges, les tables même de la loi, ne disparaît-elle pas en présence de la sainteté, de la dignité de Marie, Mère de Dieu ?

Que vous êtes grand sur ce trône, ô Jésus ! mais aussi que vous êtes aimable et accessible ! Vos petits bras tendus aux pécheurs, le sourire de Marie, trône vivant, tout nous attire ; et nous sentons notre bonheur d’être les sujets d’un roi si puissant à la fois et si doux. Marie est siège de la Sagesse, parce que vous vous appuyez ainsi sur elle, ô Sagesse du Père ! Siégez toujours sur ce trône, ô Jésus ! soyez notre roi ; dominez-nous ; régnez, comme le chante David, par votre gloire, par votre beauté, par votre mansuétude [5]. Nous sommes vos sujets : à vous notre service et notre amour ; à Marie, que vous nous donnez pour reine, nos hommages et notre tendresse !

Pour célébrer la divine naissance de notre roi, appelons à notre secours aujourd’hui les chants mélodieux de l’Église grecque dans ses offices du jour de Noël.

À l’office du soir

Quand le Seigneur Jésus fut né de la sacrée Vierge, toutes choses devinrent lumineuses ; car les pasteurs veillaient de nuit, les mages adoraient, les anges chantaient des hymnes, Hérode était troublé, parce que Dieu est apparu dans la chair, le Sauveur de nos âmes.

Ton règne, ô Christ Dieu ! est le règne de tous les siècles ; ta domination s’étend de génération en génération. Celui qui a été fait chair par l’opération du Saint-Esprit, et fait homme de Marie toujours Vierge, a brillé comme une lumière. Ton avènement, ô Christ Dieu, lumière de lumière, splendeur du Père, a réjoui toute créature. Tout esprit a loué le caractère de la gloire du Père ; ô toi qui es et qui as été avant toutes choses ! et as brillé, sortant du sein d’une vierge, ô Dieu ! aie pitié de nous.

Que t’offrirons-nous, ô Christ ! pour avoir paru pour nous comme homme sur la terre ? Car chaque créature à toi soumise te paie le tribut d’action de grâces : les anges un hymne, les cieux une étoile, les mages des présents, les bergers leur admiration, la terre une grotte, la solitude une crèche, nous autres une Vierge-Mère. Ô toi qui es avant les siècles, aie pitié de nous.

Pendant qu’Auguste régnait sur la terre, les gouvernements divers cessèrent parmi les hommes ; et quand tu fus fait homme, né de la chaste brebis, le culte des dieux défaillit, les cités furent soumises à un seul royaume terrestre, et les nations crurent en l’unique domination de la divinité. Les peuples furent inscrits d’après un décret de César ; nous fidèles, nous fûmes inscrits sous le nom de la divinité, quand tu fus fait homme, ô notre Dieu ! Grande est ta miséricorde, Seigneur : gloire à toi !

Chantons aussi Marie, Siège de la Sagesse, et consacrons-lui cette belle séquence, que nous emprunterons au missel de Cluny de 1523.

Séquence

Salut ! Marie, espoir du monde ; salut ! pleine de douceur ; salut ! miséricordieuse ; salut ! pleine de grâce.

Salut ! Vierge admirable, figurée par le buisson qui ne se consumait pas.

Salut ! rose de beauté ; salut ! tige de Jessé,

Dont le fruit a délié les liens de notre infortune.

Salut ! vous dont les entrailles, contre la loi de la nature, ont enfanté un Fils.

Salut ! créature sans égale ; au monde si longtemps en pleurs, vous avez rendu la joie.

Salut ! lampe de virginité, sur laquelle luit la clarté suprême aux nochers errants sur l’onde.

Salut ! Vierge dont le roi des cieux voulut naître, et se nourrir de son lait.

Salut ! perle, flambeau du ciel.

Salut ! sanctuaire de l’Esprit-Saint.

Oh ! combien est admirable, combien digne de louanges, une telle virginité,

Où, par l’opération divine, de l’Esprit Consolateur, brille la fécondité.

Oh ! combien sainte ! combien sereine ! combien débonnaire ! combien délicieuse nous croyons cette vierge !

Par elle finit la servitude, la porte du ciel est ouverte, la liberté nous est rendue.

Ô lis de chasteté ! priez votre Fils, le salut des humbles.

Pour nos crimes, dans son jugement lamentable, qu’il ne nous condamne pas au supplice ;

Mais que vos saintes prières, purifiant en nous la souillure du péché,

Nous placent dans le séjour de la lumière.

Amen ! ainsi dise tout homme.

[1]              Nous publions le commentaire de Dom Guéranger bien que la fête de saint Thomas de Cantorbéry ait été réduite au rang de mémoire.

[2]              Litterae Apostolicae ad Episcopos provinciae Rhenanae, 3o Junii 183o.

[3]              Is. 56, 10.

[4]              Ps 98

[5]              Ps 44