3e mystère douloureux
Le couronnement d’épines

3e mystère douloureux
Le couronnement d’épines de Jésus

Méditation pour le premier samedi du mois
d’après Dom Delatte

C’était un roi, et un roi victorieux. On n’avait pas de laurier pour lui : on improvisa une couronne avec des épines entrelacées, et les soldats la lui placèrent violemment sur la tête. Il n’avait pas de sceptre : on prit un roseau qu’on lui mit dans la main droite. Sur ses épaules sanglantes, on jeta un manteau d’écarlate. La robe de pourpre était l’insigne du conquérant au retour de son expédition. Puis, l’un après l’autre, les soldats vinrent rendre hommage à ce roi de théâtre, ils fléchissaient les genoux et se prosternaient devant lui ; ils disaient : « Salut, roi des Juifs ! » ils lui frappaient la tête avec son sceptre dérisoire ; au lieu de baisers, ils lui donnaient des soufflets et le couvraient de crachats.

Les chefs de la Synagogue, n’ayant pas réussi à faire prendre au sérieux le titre de « roi des Juifs », invoquent alors un autre grief, celui-là même qui a déterminé la condamnation chez Caïphe : Il s’est dit le Fils de Dieu.

Encore que Pilate ne pût mesurer toute la valeur d’un pareil titre, ses perplexités redoublèrent, magis timuit. Jusqu’alors, il avait reconnu dans cette cause bien des caractères extraordinaires ; et voici que, pour augmenter sa terreur, les gens de la Synagogue imputent à Jésus de s’être décerné une origine divine ! Peut-être le gouverneur eut-il un instant le pressentiment d’être comptable de sa sentence devant l’histoire ; Quel était donc cet homme ? Le Juste de Platon, ou simplement un homme de grande vertu et de haute doctrine ? C’est un jeu redoutable que de porter devant la postérité, par déférence pour la passion d’une multitude, le triste honneur d’avoir été le bourreau d’un innocent : crucifixus sub Pontio Pilato, crucifié sous Ponce Pilate… Prenons nos sécurités, se dit Pilate. Et celui qui, tant de fois, en symbole de sa faiblesse et de son irrésolution, était sorti, était rentré, rentra dans le prétoire une fois encore.

Il y a une brusquerie voulue dans la question posée au Seigneur : « D’où êtes-vous ? » Mais le Seigneur ne répondit rien. Une réponse directe eût d’ailleurs été inintelligible pour le gouverneur : son âme n’y était nullement préparée. La première partie de son enquête, là où Jésus avait parlé du royaume de la Vérité, lui avait fourni tout ce qu’il pouvait exiger et comprendre ; et après tout, la marche de la justice ne devait pas être influencée par la question de l’origine du Seigneur. Sur ce point, la Synagogue seule avait titre à être renseignée, et le Seigneur avait répondu au grand-prêtre. Pilate s’étonna… ou s’irrita. « C’est à moi, maintenant, dit-il, que vous refusez de répondre ? Vous pourriez garder le silence avec tout autre ; mais moi, j’ai le pouvoir souverain. Ignorez-vous que votre sort est dans mes mains ? que, sur une parole de moi, vous pouvez être crucifié, ou élargi ? »

La réponse du Seigneur mérite toute notre attention. Il ne conteste pas le pouvoir de Pilate ; il lui reconnaît même une origine divine ; mais il le soustrait à l’arbitraire et lui définit les limites de sa compétence. Celui qui détient l’autorité détient une force divine, il n’a pas le droit de s’en servir à son gré : il a le devoir de rechercher l’équité dans toutes les causes qui lui sont déférées, et de prononcer selon la justice : « Vous n’auriez sur moi aucun pouvoir, si cela ne vous eût été donné d’en haut. C’est pourquoi, celui qui me livre à vous se charge d’un plus grand crime. » Deux pouvoirs concouraient en effet à la perte du Seigneur : le pouvoir religieux de la Synagogue, le pouvoir politique de Pilate. En un sens, l’injustice était égale de part et d’autre ; car ils procuraient la mort du Juste, le premier par haine, le second par faiblesse ; pourtant, il y avait entre eux une différence considérable. En matière religieuse, l’autorité de Pilate était incompétente, mais non celle de la Synagogue. Anne et Caïphe, avec le sanhédrin, avaient mandat de reconnaître le Messie, et même de le désigner au monde : or, ils se dérobaient à leur devoir ; aussi, à l’iniquité qui leur était commune avec le pouvoir civil, ajoutaient-ils le crime de l’infidélité. Un pouvoir plus étendu constituait, pour la Synagogue, une responsabilité plus redoutable.

Le gouverneur romain comprit ; en partie du moins. Tout cela était dit avec tant de calme, de douceur, de dignité, par ces lèvres meurtries, sans nulle arrogance, avec l’accent de la sérénité. Dès lors, observe l’évangéliste, Pilate ne chercha plus qu’à délivrer Jésus. Malheureusement, les clameurs des Juifs ne se taisaient point ; et lorsqu’il se présenta de nouveau devant la foule, il fut accueilli par cette menace : « Si vous le relâchez, vous n’êtes pas l’ami de César ; car quiconque se fait roi est en opposition avec César ! » Enfin ils ont visé efficacement. La perspective d’une ambassade juive s’en allant dénoncer à Tibère le gouverneur qui avait ménagé une royauté naissante ; la crainte d’être accusé de lèse-majesté impériale, de perdre la faveur du maître, et le pouvoir, et peut-être davantage encore : tous ces considérants serviles triomphent des hésitations précédentes. Pilate ne supporte pas un instant la pensée d’un écroulement de sa fortune. Il sacrifiera donc le Seigneur ; et il perdra néanmoins ; quelques années plus tard, l’amitié de César ; il finira par le suicide, après avoir peut-être repensé parfois à cette conversation et à son mystérieux interlocuteur.

L’enquête est terminée ; voici les derniers préparatifs du jugement lui-même. Nous savons combien les Romains étaient stricts observateurs des rites et des formes solennelles de leurs actes publics. Pilate résuma en quelque sorte les débats et, non sans ironie, dit aux Juifs : « Voici votre roi ! » Mais des cris violents retentirent : « À bas, à bas ! Crucifiez-le ! — Moi, reprit Pilate, crucifier votre roi ? » Il était étrange en effet que des Juifs fissent pression sur un pouvoir étranger pour obtenir la mort d’un Juif, d’un Juif qui se disait leur roi, et de qui c’était là tout le crime… Mais à cette réflexion du juge romain, à cet appel suprême en faveur du bon sens et de l’équité, les princes des prêtres se hâtent de répondre : « Nous n’avons d’autre roi que César ! » Longtemps, la gloire de ce peuple avait été de ne reconnaître d’autre roi que Dieu : Beatus populus cujus Dominus Deus ejus, Bienheureux le peuple dont Dieu est le Seigneur ! (Ps., 143, 15) La protestation des pontifes est donc un blasphème et une apostasie que le peuple reprend à son compte sous leur influence. « Que son sang retombe sur nous et sur nos enfants ! »