Saint Louis-Marie
Grignion de Montfort

Lettre aux Amis de la Croix

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Puisque la divine Croix me cache et m’interdit la parole, il ne m’est pas possible, et je ne désire pas même de vous parler, pour vous ouvrir les sentiments de mon cœur sur l’excellence et les pratiques divines de votre union dans la Croix adorable de Jésus-Christ. Cependant, aujourd’hui, dernier jour de ma retraite, je sors, pour ainsi dire, de l’attrait de mon intérieur, afin de former sur ce papier quelques légers traits de la Croix, pour en percer vos bons cœurs. Plût à Dieu qu’il ne fallût, pour les aiguiser, que le sang de mes veines, au lieu de l’encre de ma plume ! Mais, hélas ! quand il serait néces­saire, il est trop criminel. Que l’Esprit donc du Dieu vivant soit comme la vie, la force et la teneur de cette lettre ; que son onction soit comme l’encre de mon écritoire ; que la divine Croix soit ma plume, et que votre cœur soit mon papier !

Excellence de l’union des amis de la Croix

Vous êtes unis ensemble, Amis de la Croix, comme autant de soldats cruci­fiés, pour combattre le monde ; non en fuyant comme les religieux et les reli­gieuses, de peur d’être vaincus ; mais comme de vaillants et braves guerriers sur le champ de bataille, sans lâcher le pied et sans tourner le dos. Courage ! Combattez vaillamment ! Unissez-vous fortement de l’union des esprits et des cœurs, infiniment plus forte et plus terrible au monde et à l’enfer que ne le sont aux ennemis de l’État les forces extérieures d’un royaume bien uni. Les démons s’unissent pour vous perdre, unissez-vous pour les terrasser. Les ava­res s’unissent pour trafiquer et gagner de l’or et de l’argent, unissez-vous pour conquérir les trésors de l’éternité, renfermés dans la Croix. Les libertins s’unissent pour se divertir ; unissez-vous pour souffrir.

Grandeur du nom d’ami de la Croix

Vous vous appelez “Amis de la Croix”. Que ce nom est grand ! Je vous avoue que j’en suis charmé et ébloui. Il est plus brillant que le soleil, plus élevé que les cieux, plus glorieux et plus pompeux que les titres les plus magnifiques des rois et des empereurs. C’est le grand nom de Jésus-Christ, vrai Dieu et vrai homme tout ensemble : c’est le nom sans équivoque d’un chrétien.

Mais, si je suis ravi de son éclat, je ne suis pas moins épouvanté de son poids. Que d’obligations indispensables et difficiles renfermées en ce nom et expri­mées par ces paroles du Saint-Esprit : “Genus electum, regale sacerdotium, gens sancta, populus aquisitionis, Vous êtes la race choisie, le sacerdoce royal, la nation sainte, un peuple acquis”. Un Ami de la Croix est un homme choisi de Dieu, entre dix mille qui vivent selon les sens et la seule raison, pour être un homme tout divin, élevé au-dessus de la raison, et tout opposé aux sens par une vie et une lumière de pure foi et un amour ardent pour la Croix. Un Ami de la Croix est un roi tout-puissant, et un héros triomphant du démon, du monde et de la chair dans leurs trois concupiscences. Par l’amour des humi­liations, il terrasse l’orgueil de Satan ; par l’amour de la pauvreté, il triomphe de l’avarice du monde ; par l’amour de la douleur, il amortit la sensualité de la chair. Un Ami de la Croix est un homme saint et séparé de tout le visible, dont le cœur est élevé au-dessus de tout ce qui est caduc et périssable, et dont la conversation est dans les cieux, qui passe sur la terre comme un étranger et un pèlerin et qui, sans y donner son cœur, la regarde de l’œil gauche avec indiffé­rence, et la foule de ses pieds avec mépris. Un Ami de la Croix est une illustre conquête de Jésus- Christ crucifié sur le Calvaire, en union de sa sainte Mère ; c’est un Benoni ou Benjamin, fils de la douleur et de la droite, enfanté dans son cœur douloureux, venu au monde par son côté droit percé, et tout em­pourpré de son sang. Tenant de son extraction sanglante, il ne respire que croix, que sang et que mort au monde, à la chair et au péché, pour être tout caché ici-bas avec Jésus-Christ en Dieu. Enfin, un parfait Ami de la Croix est un vrai porte-Christ ou plutôt un Jésus-Christ, en sorte qu’il peut dire avec vérité : “Vivo, jam non ego, vivit vero in me Christus : Je vis ; non, je ne vis plus, mais Jésus-Christ vit en moi”.

Êtes-vous par vos actions, mes chers Amis de la Croix, tels que votre grand nom signifie ? Ou du moins avez-vous un vrai désir et une volonté véritable de le devenir avec la grâce de Dieu, à l’ombre de la Croix du Calvaire et de Notre- Dame de Pitié ? Prenez-vous les moyens nécessaires pour cet effet ? Êtes-vous entrés dans la vraie voie de la vie, qui est la voie étroite et épineuse du Calvaire ? N’êtes-vous pas, sans y penser, dans la voie large du monde, qui est la voie de la perdition ? Savez-vous bien qu’il y a une voie qui paraît droite et sûre à l’homme, et qui conduit à la mort ?

Distinguez-vous bien la voix de Dieu et de sa grâce d’avec celle du monde et de la nature ? Entendez-vous bien la voix de Dieu notre bon Père qui, après avoir donné sa triple malédiction à tous ceux qui suivent les concupiscences du monde : “væ, væ, væ habitantibus in terra”, vous crie amoureusement, en vous tendant les bras : “Separamini, popule meus” : Séparez-vous, mon peuple choisi, chers Amis de la Croix de mon Fils ; séparez-vous des mondains, maudits de ma Majesté, excommuniés de mon Fils et condamnés de mon Saint-Esprit. Prenez garde de vous asseoir dans leur chaire tout em­pestée, n’allez point dans leurs conseils, ne vous arrêtez pas même dans leur chemin. Fuyez du milieu de la grande et infâme Babylone ; n’écoutez que la voix et ne suivez que les traces de mon Fils bien-aimé, que je vous ai donné pour être votre voie, votre vérité, votre vie et votre modèle : “Ipsum audite”. L’écoutez-vous, cet aimable Jésus, qui vous crie, chargé de sa Croix : “Venite post me : venez après moi” ; celui qui me suit ne marche point dans les ténè­bres ; “confidite, ego vinci mundum : confiez-vous, j’ai vaincu le monde ?”

Les deux partis

Voilà, mes chers Confrères, voilà deux partis qui se présentent tous les jours : celui de Jésus-Christ et celui du monde. Celui de notre aimable Sauveur est à droite, en montant, dans un chemin étroit et rétréci plus que jamais par la corruption du monde. Ce bon Maître y est en tête, marchant pieds nus, la tête couronnée d’épines, le corps tout ensanglanté, et chargé d’une lourde Croix. Il n’y a qu’une poignée de gens, mais des plus vaillants, à le suivre, parce qu’on n’entend pas sa voix si délicate au milieu du tumulte du monde ; ou on n’a pas le courage de le suivre dans sa pauvreté, ses douleurs, ses humiliations et ses autres croix qu’il faut nécessairement porter à son service tous les jours de la vie.

À gauche est le parti du monde ou du démon, lequel est le plus nombreux, le plus magnifique et le plus brillant, du moins en apparence. Tout le plus beau monde y court ; on y fait presse, quoique les chemins soient larges, et plus élargis que jamais par la multitude qui y passe comme des torrents ; ils sont jonchés de fleurs, bordés de plaisirs et de jeux, couverts d’or et d’argent.

À droite, le petit troupeau qui suit Jésus-Christ ne parle que de larmes, de pénitences, d’oraisons et de mépris du monde ; on entend continuellement ces paroles entrecoupées de sanglots : « Souffrons, pleurons, jeûnons, prions, cachons-nous, humilions-nous, appauvrissons-nous, mortifions-nous ; car celui qui n’a pas l’esprit de Jésus-Christ, qui est un esprit de croix, n’est point à lui ; ceux qui sont à Jésus-Christ ont crucifié leur chair avec leurs concupis­cences ; il faut être conforme à l’image de Jésus-Christ ou être damné. Courage ! s’écrient-ils, courage ! Si Dieu est pour nous, en nous et devant nous, qui sera contre nous ? Celui qui est en nous est plus fort que celui qui est dans le monde. Le serviteur n’est pas plus que le maître. Un moment d’une légère tribulation produit un poids éternel de gloire. Il y a moins d’élus qu’on ne pense. Il n’y a que des courageux et violents qui ravissent le ciel de vive force ; personne n’y sera couronné que celui qui aura combattu légitimement selon l’Évangile, et non pas selon la mode. Combattons donc avec force, courons bien vite afin que nous atteignions le but, afin que nous gagnions la couronne !”Voilà une partie des paroles divines dont les Amis de la Croix s’animent mutuellement.

Les mondains, au contraire, pour s’animer à persévérer dans leur malice sans scrupule, crient tous les jours : “La vie, la vie ! la paix, la paix ! la joie, la joie ! Mangeons, buvons, chantons, dansons, jouons ! Dieu est bon, Dieu ne nous a pas faits pour nous damner ; Dieu ne défend pas de se divertir ; nous ne serons pas damnés pour cela ; point de scrupule ! non moriemini, etc.”

Souvenez-vous, mes chers Confrères, que notre bon Jésus vous regarde à présent, et vous dit à chacun en particulier : “Voilà que quasi tout le monde m’abandonne dans le chemin royal de la Croix. Les idolâtres aveugles se moquent de ma Croix comme d’une folie, les Juifs obstinés s’en scandalisent comme d’un objet d’horreur ; les hérétiques la brisent et l’abattent comme une chose digne de mépris. Mais, ce que je ne puis dire que les larmes aux yeux et le cœur percé de douleur, mes enfants que j’ai élevés dans mon sein et que j’ai instruits en mon école, mes membres que j’ai animés de mon esprit, m’ont abandonné et méprisé, en devenant les ennemis de ma Croix ! – Numquid et vos vultis abire ? Voulez-vous point aussi, vous autres, m’abandonner, en fuyant ma Croix, comme les mondains, qui sont en cela autant d’antéchrists : antichristi multi ? Voulez-vous, afin de vous conformer à ce siècle présent, mépriser la pauvreté de ma Croix, pour courir après les richesses ; éviter la douleur de ma Croix, pour rechercher les plaisirs, haïr les humiliations de ma Croix, pour ambitionner les honneurs ? J’ai beaucoup d’amis en apparence, qui protestent qu’ils m’aiment et qui, dans le fond, me haïssent, parce qu’ils n’aiment pas ma Croix ; beaucoup d’amis de ma table, et très peu de ma Croix.”

À cet appel amoureux de Jésus, élevons-nous au-dessus de nous-mêmes ; ne nous laissons pas séduire par nos sens, comme Ève ; ne regardons que l’auteur et le consommateur de notre foi, Jésus crucifié ; fuyons la corruption de la concupiscence du monde corrompu ; aimons Jésus-Christ de la belle manière, c’est-à-dire au travers de toutes sortes de croix. Méditons bien ces admirables paroles de notre aimable Maître, qui renferment tout la perfection de la vie chrétienne : “Si quis vult venire post me, abneget semetipsun, et tollat crucem suam, et sequatur me !, Si quelqu’un veut venir après moi, qu’il se renonce à soi-même, qu’il porte sa croix et qu’il me suive !”

Pratiques de la perfection chrétienne

Toute la perfection chrétienne, en effet, consiste : 1 à vouloir devenir un saint : “Si quelqu’un veut venir après moi” ; 2 à s’abstenir : “qu’il renonce à soi-même” ; 3 à souffrir : “qu’il porte sa croix” ; 4 à agir : “et qu’il me suive” !

« Si quelqu’un veut venir après moi »

“Si quis”, si quelqu’un ; “quelqu’un”, et non pas “quelques-uns”, pour marquer le petit nombre des élus qui veulent se conformer à Jésus-Christ crucifié, en portant leur croix. Il est si petit, si petit, que, si nous le connais­sions, nous nous en pâmerions de douleur. Il est si petit, qu’à peine parmi dix mille y en a-t-il un, comme il a été révélé à plusieurs saints, entre autres à saint Siméon Stylite, selon que le rapporte le saint abbé Nil, après saint Éphrem et quelques autres. Il est si petit, que, si Dieu voulait les assembler, il leur crierait, comme il fit autrefois par la bouche d’un prophète : “Congrega­mini unus et unus”, assemblez-vous un à un, un de cette province, un de ce royaume.

“Si quis vult”, si quelqu’un a une vraie volonté, une volonté entière et déter­minée, non par la nature, la coutume, l’amour-propre, l’intérêt ou le respect humain, mais par une grâce toute victorieuse du Saint-Esprit, qui ne se donne pas à tout le monde : “non omnibus datum est nosse mysterium”. La connais­sance du mystère de la Croix, dans la pratique, n’est donnée qu’à peu de gens. Il faut qu’un homme, pour monter sur le Calvaire et s’y laisser mettre en croix avec Jésus, au milieu de son propre pays, soit un courageux, un héros, un déterminé, un homme élevé en Dieu, qui fasse litière du monde et de l’enfer, de son corps et de sa propre volonté, un déterminé à tout quitter, à tout entre­prendre et tout souffrir pour Jésus-Christ. Sachez, chers Amis de la Croix, que ceux parmi vous qui n’ont pas cette détermination ne marchent que d’un pied, ne volent que d’une aile, et ne sont pas dignes d’être parmi vous, parce qu’ils ne sont pas dignes d’être nommés Amis de la Croix, qu’il faut aimer avec Jésus-Christ “corde magno et animo volenti”. Il ne faut qu’une demi-volonté de cette manière pour gâter tout le troupeau, comme une brebis galeuse. S’il y en a déjà quelqu’une entrée, par la mauvaise porte du monde, dans votre bergerie, au nom de Jésus-Christ crucifié, qu’on la chasse comme une louve entrée parmi les brebis !

“Si quis vult post me venire”, si quelqu’un veut venir après moi, qui me suis si humilié et si anéanti, que je suis devenu plutôt un vermisseau qu’un homme, “ego sum vermis et non homo” ; après moi qui ne suis venu au monde que pour embrasser la Croix : “ecce venio : ; que pour la placer au milieu de mon cœur, “in medio cordis” ; que pour l’aimer dès ma jeunesse, “hanc amavi a juventute mea” ; que pour soupirer après elle pendant ma vie, “quomodo coarctor ?” ; que pour la porter avec joie en la préférant à toutes les joies et les délices du ciel et de la terre, “proposito sibi gaudio, sustinuit crucem”, et enfin qui n’ai été content que lorsque je suis mort dans ses divins embrassements.

« Qu’il renonce a soi-même »

Si quelqu’un donc veut venir après moi ainsi anéanti et crucifié, qu’il ne se glorifie comme moi que dans la pauvreté, les humiliations et les douleurs de ma Croix : “abneget semetipsum”, qu’il renonce à soi-même ! Loin de la compagnie des Amis de la Croix ces souffrants orgueilleux, ces sages du siècle, ces grands génies et ces esprits forts, qui sont entêtés et bouffis de leurs lumières et de leurs talents ! Loin d’ici ces grands babillards, qui font grand bruit et point d’autre fruit que celui de la vanité ! Loin d’ici ces dévots orgueilleux qui portent partout le quant-à-moi de l’orgueilleux Lucifer, “non sum sicut ceteri”, qui ne peuvent souffrir qu’on les blâme sans s’excuser, qu’on les attaque sans se défendre, et qu’on les abaisse sans se relever. Prenez bien garde d’admettre en votre compagnie de ces délicats et sensuels qui crai­gnent la moindre piqûre, et qui s’écrient et se plaignent à la moindre douleur, qui n’ont jamais goûté de la haire, du cilice et de la discipline, et des autres instruments de pénitence et qui, parmi leurs dévotions à la mode, mêlent une délicatesse et une immortification la plus plâtrée et la plus raffinée.

« Qu’il porte sa croix »

“Tollat crucem suam”, qu’il porte sa croix ; “suam”, la sienne ! Que celui-là, que cet homme, que cette femme rare, “de ultimis finibus pretium ejus”, que toute la terre d’un bout à l’autre ne saurait payer, prenne avec joie, embrasse avec ardeur, et porte sur ses épaules avec courage sa croix, et non pas celle d’un autre :

– sa croix que par ma sagesse, je lui ai faite avec nombre, poids et mesure ;

– sa croix, à laquelle j’ai, de ma propre main, mis ses quatre dimensions, dans une grande justesse, savoir : son épaisseur, sa longueur, sa largeur et sa pro­fondeur ;

– sa croix que je lui ai taillée d’une partie de celle que j’ai portée sur le Calvaire, par un effet de la bonté infinie que je lui porte ; – sa croix, composée en épaisseur, des pertes de biens, des douleurs, des maladies et des peines spirituelles qui doivent, par ma providence, lui arriver chaque jour jusqu’à sa mort ;

– sa croix, composée en sa longueur d’une certaine durée de mois ou de jours qu’il doit être accablé de la calomnie, être étendu sur un lit, être réduit à l’aumône, et être en proie aux tentations, aux sécheresses, abandons et autres peines d’esprit ;

– sa croix, composée en sa largeur de toutes les circonstances les plus dures et les plus amères, soit de la part de ses amis, de ses domestiques, de ses parents ;

– sa croix, enfin, composée en sa profondeur des peines les plus cachées dont je l’affligerai, sans qu’il puisse trouver de consolation dans les créatures qui même, par mon ordre, lui tourneront le dos et s’uniront avec moi pour le faire souffrir.

“Tollat”, qu’il la porte ! Et non pas qu’il la traîne, et non pas qu’il la secoue, et mon pas qu’il la retranche, et non pas qu’il la cache ! C’est-à-dire : qu’il la porte haute à la main, sans impatience ni chagrin, sans plainte ni murmure volontaire, sans partage et sans ménagement naturel, sans honte et sans respect humain. “Tollat”, qu’il la place sur son front, en disant avec saint Paul : “Mihi absit gloriari nisi in cruce Domini nostri Jesu Christi !” A Dieu ne plaise que je prenne ma gloire en autre chose que la Croix de Jésus-Christ, mon Maître ! Qu’il la porte sur ses épaules à l’exemple de Jésus- Christ, afin que cette croix devienne l’arme de ses conquêtes et le sceptre de son empire : “(imperium) principatus ejus super humerum ejus”. Enfin, qu’il la mette dans son cœur par l’amour, pour la rendre un buisson ardent qui brûle jour et nuit du pur amour de Dieu sans se consumer.

“Crucem”, la croix ; qu’il la porte, puisqu’il n’y a rien de si nécessaire, de si utile et de si doux, ni de si glorieux que de souffrir quelque chose pour Jésus-Christ.

« Rien de si nécessaire »

Pour des pécheurs !

En effet, chers Amis de la Croix, vous êtes tous pécheurs ; il n’y en a pas un parmi vous qui ne mérite l’enfer, et moi plus que personne. Il faut que nos péchés soient punis en ce monde ou dans l’autre ; s’ils le sont en celui-ci, ils ne le seront pas dans l’autre. Si Dieu les punit en celui-ci de concert avec nous, la punition sera amoureuse : ce sera la miséricorde, qui règne en ce monde, qui châtiera, et non la justice rigoureuse ; le châtiment sera léger et passager, accompagné de douceurs et de mérites, suivi de récompenses dans le temps et l’éternité.

Mais si le châtiment nécessaire aux péchés que nous avons commis est réservé dans l’autre monde, ce sera la justice vengeresse de Dieu, qui met tout à feu et à sang, qui fera le châtiment ! Châtiment épouvantable, “horrendum”, ineffa­ble, incompréhensible : “quis novit potestatem irae tuæ ?” Châtiment sans miséricorde, “judicium sine misericordia”, sans pitié, sans soulagement, sans mérites, sans bornes et sans fin. Oui, sans fin, ce péché mortel d’un moment que vous avez fait, cette pensée mauvaise et volontaire qui a échappé à votre connaissance, cette parole que le vent a emportée, cette petite action contre la loi de Dieu, qui a si peu duré, sera punie une éternité, tant que Dieu sera Dieu, avec les démons dans les enfers, sans que ce Dieu des vengeances ait pitié de vos effroyables tourments, de vos sanglots et vos larmes capables de fendre les rochers ! À jamais souffrir, sans mérite, sans miséricorde et sans fin !

Y pensons-nous, mes chers Frères et Sœurs, quand nous souffrons quelque peine en ce monde ? Que nous sommes donc heureux de faire un si heureux échange d’une peine éternelle et infructueuse en une passagère et méritoire, en portant cette croix avec patience ! Combien avons-nous de dettes non payées ! Combien avons-nous de péchés commis pour l’expiation desquels, même après une contrition amère et une confession sincère, il faudra que nous souf­frions dans le purgatoire des siècles entiers, parce que nous nous sommes contentés en ce monde de quelques pénitences fort légères ! Ah ! payons dans ce monde à l’amiable en portant bien notre croix ! Tout est payé à la rigueur jusqu’au dernier denier, jusqu’à une parole oiseuse, dans l’autre. Si nous pouvions seulement ravir au démon le livre de mort, où il a marqué tous nos péchés et la peine qui leur est due, que nous serions ravis de souffrir des années entières ici-bas, plutôt que de souffrir une seule journée en l’autre !

Pour des amis de Dieu !

Ne vous flattez-vous pas, mes Amis de la Croix, d’être les amis de Dieu, ou de vouloir le devenir. Résolvez-vous donc à boire le calice, qu’il faut boire nécessairement, pour être fait ami de Dieu : “Calicem Domini biberunt et amici Dei facti sunt”. Le bien-aimé Benjamin eut le calice, et les autres frères n’eurent que le froment. Le grand favori de Jésus- Christ a eu son cœur, a monté au Calvaire et a bu au calice. “Potestis bibere calicem ?” Il est bon de désirer la gloire de Dieu ; mais la désirer et la demander sans se résoudre à tout souffrir, c’est une folle et extravagante demande : “nescitis quid petatis… Oportet per multas tribulationes” : il faut, “oportet”. C’est une nécessité, c’est une chose indispensable ; il faut que nous entrions dans le royaume des cieux par beaucoup de tribulations et de croix.

Pour des enfants de Dieu !

Vous vous glorifiez avec raison d’être les enfants de Dieu. Glorifiez-vous donc des coups de fouet que ce bon Père vous a donnés et vous donnera dans la suite, car il fouette tous ses enfants. Si vous n’êtes pas du nombre de ses fils bien-aimés, vous êtes, – oh ! quel malheur ! oh ! quel coup de fouet ! – vous êtes, comme dit saint Augustin, du nombre des réprouvés. Celui qui ne gémit pas dans ce monde, comme un pèlerin et un étranger, ne se réjouira pas dans l’autre monde comme un citoyen du ciel, dit le même saint Augustin. Si Dieu le Père ne vous envoie pas de temps en temps quelques bonnes croix, c’est qu’il ne se soucie plus de vous, c’est qu’il est en colère contre vous ; il ne vous regarde plus que comme un étranger hors de sa maison et de sa protec­tion, ou comme un enfant bâtard qui, ne méritant pas d’avoir sa portion dans l’héritage de son père, n’en mérite pas les soins et la correction.

Pour des écoliers d’un Dieu crucifié !

Amis de la Croix, écoliers d’un Dieu crucifié, le mystère de la Croix est un mystère inconnu des Gentils, rejeté des Juifs et méprisé des hérétiques et des mauvais catholiques ; mais c’est le grand mystère que vous devez apprendre en pratique à l’école de Jésus-Christ, et que vous ne pouvez apprendre qu’à son école. Vous chercherez en vain dans toutes les académies de l’antiquité un philosophe qui l’ait enseigné ; vous consulterez en vain la lumière des sens et de la raison : il n’y a que Jésus-Christ qui puisse vous enseigner et faire goûter ce mystère par sa grâce victorieuse. Rendez-vous donc habiles en cette science suréminente, sous un si grand maître, et vous aurez toutes les autres sciences, puisqu’elle les renferme toutes éminemment. C’est notre philosophie naturelle et surnaturelle, notre théologie divine et mystérieuse, et notre pierre philoso­phale qui change, par la patience, les métaux les plus grossiers en précieux, les douleurs les plus aiguës en délices, les pauvretés en richesses, les humiliations les plus profondes en gloire. Celui parmi vous qui sait mieux porter sa croix, quand il ne saurait d’ailleurs ni A ni B, est le plus savant de tous. Écoutez le grand saint Paul qui, à son retour du troisième ciel, où il apprit les mystères cachés aux Anges même, s’écrie qu’il ne sait et qu’il ne veut savoir que Jésus-Christ crucifié. Réjouissez-vous, pauvre idiot, pauvre femme sans esprit et sans science : si vous savez souffrir joyeusement, vous en saurez plus qu’un docteur de Sorbonne, qui ne sait pas si bien souffrir que vous.

Pour des membres de Jésus-Christ !

Vous êtes membres de Jésus-Christ, quel honneur ! Mais quelle nécessité de souffrir en cette qualité ! Le chef est couronné d’épines, et les membres seraient couronnés de roses ? Le chef est bafoué et couvert de boue dans le chemin du Calvaire, et les membres seraient couverts de parfums sur le trône ? Le chef n’a pas un oreiller pour se reposer, et les membres seraient délicate­ment couchés sur la plume et le duvet ? Ce serait un monstre inouï. Non, non, mes chers Compagnons de la Croix, ne vous y trompez pas, ces chrétiens que vous voyez de tous côtés, ornés à la mode, délicats à merveille, élevés et graves à l’excès, ne sont pas les vrais disciples ni les vrais membres de Jésus crucifié ; vous feriez injure à ce chef couronné d’épines et à la vérité de l’Évangile que de croire le contraire. O mon Dieu ! que de fantômes de chré­tiens qui se croient être les membres du Sauveur et qui sont ses persécuteurs les plus traîtres, parce que, tandis que de la main ils font le signe de la Croix, il en sont les ennemis dans leur cœur ! Si vous êtes conduits par le même esprit, si vous vivez de la même vie que Jésus-Christ, votre chef tout épineux, ne vous attendez qu’aux épines, qu’aux coups de fouet, qu’aux clous, en un mot qu’à la croix, parce qu’il est nécessaire que le disciple soit traité comme le maître et le membre comme le chef ; et si le ciel vous présente, comme à sainte Catherine de Sienne, une couronne d’épines et une couronne de roses, choisissez avec elle la couronne d’épines, sans balancer, et vous l’enfoncez dans la tête, pour ressembler à Jésus-Christ.

Pour les temples du Saint-Esprit !

Vous n’ignorez pas que vous êtes les temples vivants du Saint-Esprit, et que vous devez, comme autant de pierres vives, être placées par ce Dieu d’amour au bâtiment de la Jérusalem céleste. Attendez-vous donc à être taillées, coupées et ciselées par le marteau de la croix ; autrement, vous demeurerez comme des pierres brutes qu’on n’emploie à rien, qu’on méprise et qu’on rejette loin de soi. Prenez garde de faire regimber le marteau qui vous frappe, et prenez garde au ciseau qui vous taille et à la main qui vous tourne ! Peut-être que cet habile et amoureux architecte veut faire de vous une des premiè­res pierres de son édifice éternel, et un des plus beaux portraits de son royaume céleste. Laisse-le donc faire ; il vous aime, il sait ce qu’il fait, il a de l’expérience ; tous ses coups sont adroits et amoureux, il n’en donne aucun de faux, si vous ne le rendez inutile par votre impatience.

Le Saint-Esprit compare la croix :

– tantôt à un van qui purifie le bon grain de la paille et des ordures : laissez-vous donc, sans résistance, comme le grain du van, ballotter et remuer ; vous êtes dans le van du Père de famille, et bientôt vous serez dans son grenier ;

– tantôt à un feu qui ôte la rouille du fer par la vivacité de ses flammes : notre Dieu est un feu consumant qui demeure par la croix dans une âme pour la purifier, sans la consumer, comme autrefois dans le buisson ardent ;

– tantôt à un creuset d’une forge, où le bon or se raffine, et où le faux s’évanouit en fumée : le bon en souffrant patiemment l’épreuve du feu, le faux en s’élevant en fumée contre ses flammes ; c’est dans le creuset de la tribulation et de la tentation que les vrais amis de la Croix se purifient par leur patience, tandis que ses ennemis s’en vont en fumée par leur impa­tience et leurs murmures.

Il faut souffrir comme les saints…

Regardez, mes chers Amis de la Croix, regardez devant vous une grande nuée de témoins, qui prouvent, sans dire un mot, ce que je dis. Voyez, comme en passant, un Abel juste et tué par son frère ; un Abraham juste et étranger sur la terre ; un Loth juste et chassé de son pays ; un Jacob juste et persécuté par son frère ; un Tobie juste et frappé d’aveuglement ; un Job juste et appauvri, humilié et frappé d’une plaie depuis les pieds jusqu’à la tête.

Regardez tant d’Apôtres et de Martyrs empourprés de leur sang ; tant de Vierges et de Confesseurs appauvris, humiliés, chassés et rebutés, qui tous s’écrient avec saint Paul : “Regardez notre bon Jésus, l’auteur et le consom­ma­teur de la foi” que nous avons en lui et en la Croix ; il a fallut qu’il ait souffert pour entrer par la Croix dans sa gloire. Voyez, à côté de Jésus-Christ, un glaive perçant qui pénètre jusqu’au fond le cœur tendre et innocent de Marie, qui n’avait jamais eu aucun péché, ni originel ni actuel. Que ne puis-je m’étendre ici sur la Passion de l’un et de l’autre, pour montrer que ce que nous souffrons n’est rien en comparaison de ce qu’ils ont souffert !

Après cela, qui de nous pourra s’exempter de porter sa croix ? Qui de nous ne volera pas avec rapidité dans les lieux où il sait que la croix l’attend ? Qui ne s’écriera avec saint Ignace martyr : “Que le feu, que la potence, que les bêtes et tous les tourments du démon viennent fondre sur moi, afin que je jouisse de Jésus-Christ !”

…sinon comme les réprouvés.

Mais enfin, si vous ne voulez pas souffrir patiemment, et porter votre croix avec résignation comme les prédestinés, vous la porterez avec murmure et impatience comme les réprouvés. Vous serez semblables à ces deux animaux qui traînaient l’Arche d’alliance en mugissant. Vous imiterez Simon de Cyrène, qui mit la main à la Croix même de Jésus- Christ malgré lui, et qui ne faisait que murmurer en la portant. Il vous arrivera enfin ce qui est arrivé au mauvais larron, qui du haut de sa croix tomba dans le fond des abîmes. Non, non, cette terre maudite où nous vivons ne fait point de bienheureux ; on ne voit pas bien clair en ce pays de ténèbres ; on n’est point dans une parfaite tranquillité sur cette mer orageuse ; on n’est point sans combats dans ce lieu de tentation et ce champ de bataille ; on n’est point sans piqûres sur cette terre couverte d’épines. Il faut que les prédestinés et les réprouvés y portent leur croix, bon gré mal gré. Retenez ces quatre vers :

Choisis une des croix que tu vois au Calvaire,
Choisis bien sagement ; car il nécessaire
De souffrir comme un saint, ou comme un pénitent,
Ou comme un réprouvé qui n’est jamais content.

C’est-à-dire, que si vous ne voulez pas souffrir avec joie comme Jésus-Christ, ou avec patience comme le bon larron, il faudra que vous souffriez malgré vous comme le mauvais larron ; il faudra que vous buviez jusqu’à la lie du calice le plus amer, sans aucune consolation de la grâce, et que vous portiez le poids tout entier de votre croix, sans aucune aide puissante de Jésus-Christ. Il faudra même que vous portiez le poids fatal que le démon ajoutera à votre croix, par l’impatience où elle vous jettera, et qu’après avoir été malheureux avec le mauvais larron sur la terre, vous alliez le trouver dans les flammes.

« Rien de si utile et de si doux »

Mais si, au contraire, vous souffrez comme il faut, la croix deviendra un joug très doux, que Jésus-Christ portera avec vous. Elle deviendra les deux ailes de l’âme qui s’élève au ciel ; elle deviendra un mât de navire qui vous fera heureusement et facilement arriver au port du salut. Portez votre croix patiemment, et par cette croix bien portée, vous serez éclairés en vos ténèbres spirituelles ; car qui ne souffre rien par la tentation, ne sait rien. Portez votre croix joyeusement, et vous serez embrasés du divin amour ; car personne ne vit sans douleur dans le pur amour du Seigneur. On ne cueille de roses que parmi les épines. La croix seule est la pâture de l’amour de Dieu, comme le bois est celle du feu. Souvenez-vous donc de cette belle sentence de l’Imitation : “Autant que vous vous ferez de violence”, en souffrant patiem­ment, “autant vous avancerez” dans l’amour divin. N’attendez rien de grand de ces âmes délicates et paresseuses qui refusent la croix, quand elle les aborde, et qui ne s’en procurent aucune avec discrétion : c’est une terre inculte qui ne donnera que des épines, parce qu’elle n’est point coupée, battue ni remuée par un sage laboureur ; c’est une eau croupissante qui n’est propre ni à laver ni à boire. Portez votre croix joyeusement, et vous y trouverez une force victorieuse, à laquelle aucun de vos ennemis ne pourra résister, et vous y goûterez une douceur charmante, à laquelle il n’y a rien de semblable.

Oui, mes Frères, sachez que le vrai paradis terrestre est de souffrir quelque chose pour Jésus-Christ. Interrogez tous les saints : ils vous diront qu’ils n’ont jamais goûté un festin si délicieux à l’âme que lorsqu’ils ont souffert les plus grands tourments. “Que tous les tourments du démon viennent fondre sur moi !”, disait saint Ignace martyr. “Ou souffrir, ou mourir”, disait sainte Thérèse. “Non pas mourir, mais souffrir”, disait sainte Madeleine de Pazzi. “Souffrir et être méprisé pour vous”, disait le bienheureux Jean de la Croix ; et tant d’autres ont tenu le même langage, comme on lit dans leur vie. Croyez Dieu, mes chers Frères : Quand on souffre joyeusement pour Dieu, “la croix, dit le Saint-Esprit, est le sujet de toutes sortes de joie” pour toutes sortes de personnes. La joie de la croix est plus grande – que celle d’un paysan que l’on comble de toutes sortes de richesses ; – que la joie d’un paysan qu’on élève sur le trône ; – que la joie d’un marchand qui gagne des millions d’or ; – que la joie des généraux d’armée qui remportent des victoires ; – que la joie des captifs qui sont délivrés de leurs fers ; – enfin, qu’on s’imagine toutes les plus grandes joies d’ici-bas : celle d’une personne crucifiée, qui souffre bien, les renferme et les surpasse toutes.

« Rien de si glorieux »

Réjouissez-vous donc et tressaillez d’allégresse, lorsque Dieu vous fera part de quelque bonne croix ; car ce qu’il y a de plus grand dans le ciel et en Dieu même tombe en vous, sans vous en apercevoir. Le grand présent de Dieu que la croix ! Si vous le compreniez, vous feriez dire des messes, vous feriez des neuvaines aux tombeaux des saints, vous entreprendriez de longs voyages, comme les saints ont fait, pour obtenir du ciel ce divin présent.

Le monde l’appelle une folie, une infamie, une sottise, une indiscrétion, une imprudence ; laissez dire ces aveugles : leur aveuglement, qui leur fait regar­der la croix en hommes, et tout de travers, fait une partie de notre gloire. Toutes les fois qu’ils nous procurent quelques croix par leur mépris et leurs persécutions, ils nous donnent des bijoux, ils nous mettent sur le trône, ils nous couronnent de lauriers.

Que dis-je ? Toutes les richesses, tous les honneurs, tous les sceptres, toutes les couronnes brillantes des potentats et des empereurs ne sont pas compara­bles à la gloire de la croix, dit saint Jean Chrysostome ; elle surpasse la gloire d’apôtre et d’écrivain sacré. “Je quitterais volontiers le ciel, s’il était à mon choix, – dit ce saint homme éclairé du Saint- Esprit, – pour endurer pour le Dieu du ciel. Je préférerais les cachots et les prisons aux trônes de l’empyrée : je n’ai pas tant d’envie de la gloire des Séraphins que des plus grandes croix. J’estime moins le don des miracles, par lequel on commande aux démons, on ébranle les éléments, on arrête le soleil, on donne la vie aux morts, que l’honneur des souffrances. Saint Pierre et saint Paul sont plus glorieux dans les cachots, les fers aux pieds, que de s’élever au troisième ciel, et de recevoir les clefs du paradis.”

En effet, n’est-ce pas la Croix qui a donné à Jésus-Christ “un nom au-dessus de tous les noms, afin qu’au nom de Jésus tout genou fléchisse, au ciel, et sur la terre, et dans les enfers” ? La gloire d’une personne qui souffre bien est si grande, que le ciel, les anges et les hommes, et le Dieu même du ciel la contemplent avec joie, comme le plus glorieux spectacle, et que si les saints avaient un désir, ce serait de revenir sur la terre porter quelques croix.

Mais si cette gloire est si grande même sur la terre, quelle sera donc celle qu’elle acquiert dans le ciel ? Qui expliquera, et qui comprendra jamais ce “poids éternel de gloire” qu’opère en nous un seul moment d’une croix bien portée ? Qui comprendra celle qu’une année, et quelquefois une vie toute entière de croix et de douleurs, opère dans le ciel ?

Assurément, mes chers Amis de la Croix, le ciel vous prépare à quelque chose de grand, vous dit un grand saint, puisque le Saint-Esprit vous unit si étroite­ment dans une chose que tout le monde fuit avec tant de soin. Assurément Dieu veut faire autant de saints et de saintes que vous êtes d’Amis de la Croix, si vous êtes fidèles à votre vocation, si vous portez votre croix comme il faut, comme Jésus-Christ l’a portée.

« Et qu’il me suive ! »

Mais il ne suffit pas de souffrir : le démon et le monde ont leurs martyrs ; mais il faut souffrir et porter sa croix sur les traces de Jésus-Christ : “sequatur me”, qu’il me suive ! c’est-à-dire de la manière qu’il l’a portée ; et voici pour cela les règles que vous devez garder :

Les quatorze règles

1. Ne pas se procurer de croix exprès et par sa faute

Ne vous procurez point exprès et par votre faute des croix ; il ne faut pas faire le mal pour qu’il en arrive du bien ; il ne faut pas, sans une inspiration spéciale, faire les chose d’une mauvaise manière, pour s’attirer le mépris des hommes. Il faut plutôt imiter Jésus-Christ, dont il est dit qu’il a bien fait toutes choses, non pas par amour-propre ou par vanité, mais pour plaire à Dieu et pour gagner le prochain. Et si vous vous acquittez le mieux que vous pourrez de vos emplois, vous n’y manquerez pas de contradictions, de persécutions ni de mépris, que la divine Providence vous enverra, contre votre volonté et sans votre choix.

2. Consulter le bien du prochain

Si vous faites quelque chose d’indifférent, dont le prochain se scandalise, quoique mal à propos, abstenez-vous en par charité, pour faire cesser le scan­dale des petits ; et l’acte héroïque de la charité que vous faites en cette occa­sion vaut infiniment mieux que la chose que vous faisiez ou que vous vouliez faire. Si cependant le bien que vous faites est nécessaire ou utile au prochain, et si quelque pharisien ou mauvais esprit s’en scandalise mal à propos, consultez un sage pour savoir si la chose que vous faites est nécessaire et beaucoup utile au commun du prochain ; et s’il la juge telle, continuez-la et les laissez dire, pourvu qu’ils vous laissent faire, et répondez en cette occasion ce que répondit Notre-Seigneur à quelques-uns de ses disciples, qui vinrent lui dire que les Scribes et les Pharisiens étaient scandalisés de ses paroles et de ses actions : “Laissez-les, ce sont des aveugles”.

3. Admirer, sans prétendre l’atteindre, la sublime vertu des saints

Quoique quelques saints et grands personnages aient demandé, recherché, et même se soient procuré, par des actions ridicules, des croix, des mépris et des humiliations, adorons et admirons seulement l’opération extraordinaire du Saint-Esprit dans leurs âmes, et humilions-nous à la vue d’une si sublime vertu, sans oser voler si haut, n’étant auprès de ces aigles rapides et de ces lions rugissants, que des poules mouillées et des chiens morts.

4. Demander à Dieu la sagesse de la croix

Vous pouvez cependant, et même vous devez demander la sagesse de la croix, qui est une science savoureuse et expérimentale de la vérité, qui fait voir dans le jour de la foi les mystères les plus cachés, entre autres celui de la croix ; ce qu’on n’obtient que par de grands travaux, de profondes humiliations et des prières ferventes. Si vous avez besoin de cet esprit principal, qui fait porter les croix les plus lourdes avec courage ; de cet esprit bon et doux qui fait goûter, dans la partie supérieure de l’âme, les amertumes les plus dégoûtantes ; de cet esprit saint et droit qui ne cherche que Dieu ; de cette science de la croix qui renferme toutes choses ; en un mot, de ce trésor infini dont le bon usage rend une âme participante de l’amitié de Dieu, demandez la sagesse, demandez-la incessamment et fortement, sans hésiter, sans crainte de ne la pas obtenir, et vous l’aurez immanquablement, et puis vous verrez clairement, par expé­rience, comment il se peut faire qu’on désire, qu’on recherche et qu’on goûte la croix.

5. S’humilier de ses fautes, sans se troubler

Quand vous aurez, par ignorance ou même par votre faute, fait quelque bévue qui vous procure quelque croix, humiliez-vous en aussitôt en vous-mêmes, sous la main puissante de Dieu, sans vous en troubler volontairement, disant, par exemple, intérieurement : “Voilà, Seigneur, un tour de mon métier !” Et s’il y a du péché dans la faute que vous avez faite, prenez l’humiliation qui vous en revient comme son châtiment ; et s’il n’y a point de péché, comme une humiliation de votre orgueil. Souvent, et même très souvent, Dieu permet que ses plus grands serviteurs, qui sont les plus élevés en sa grâce, fassent des fautes des plus humiliantes, afin de leur ôter la vue et la pensée orgueilleuse des grâces qu’il leur donne, et du bien qu’ils font, afin “qu’aucune créature”, comme dit le Saint-Esprit, “ne se glorifie devant Dieu”.

6. Dieu nous humilie pour nous purifier

Soyez bien persuadés que tout ce qui est en vous est tout corrompu par le péché d’Adam et par les péchés actuels, et non seulement les sens du corps, mais toutes les puissances de l’âme, et que dès lors que notre esprit corrompu regarde quelque don de Dieu en nous avec réflexion et complaisance, ce don, cette action, cette grâce devient toute souillée et corrompue, et Dieu en détourne ses yeux divins. Si les regards et les pensées de l’esprit de l’homme gâtent ainsi les meilleures actions et les dons les plus divins, que dirons-nous des actes de la volonté propre, qui sont encore plus corrompus que ceux de l’esprit ? Après cela, il ne faut pas s’étonner si Dieu prend plaisir à cacher les siens dans les secrets de sa face, afin qu’ils ne soient point souillés par les regards des hommes et par leurs propres connaissances. Et pour les cacher ainsi, que ne permet et ne fait point ce Dieu jaloux ! Combien d’humiliations leur procure-t-il ? En combien de fautes les laisse-t-il tomber ! De combien de tentations permet-t-il qu’ils soient attaqués, comme saint Paul ! En quelles incertitudes, ténèbres, perplexités les laisse-t-il ! Oh ! que Dieu est admirable dans ses saints, et dans les voies qu’il tient pour les conduire à l’humilité et à la sainteté !

7. Dans ses croix éviter le piège de l’orgueil

Prenez donc bien garde de croire, comme les dévots orgueilleux et pleins d’eux-mêmes, que vos croix sont grandes, qu’elles sont des épreuves de votre fidélité, et des témoignages d’un amour singulier de Dieu en votre endroit. Ce piège d’orgueil spirituel est fort fin et délicat, mais plein de venin. Vous devez croire :

– que votre orgueil et votre délicatesse vous font prendre pour des poutres, des pailles ; pour des plaies, des piqûres ; pour un éléphant, un rat ; pour une injure atroce et un abandon cruel, une petite parole en l’air, un petit rien dans la vérité ;

– que les croix que Dieu vous envoie sont plutôt des châtiments amoureux de vos péchés, comme il est en effet, que des marques d’une bienveillance spéciale ;

– que quelque croix et quelque humiliation qu’il vous envoie, il vous en épar­gne infiniment, vu le nombre et l’énormité de vos crimes, que vous ne devez regarder qu’à travers la sainteté de Dieu, qui ne souffre rien d’impur, et que vous avez attaqué ; à travers un Dieu mourant et accablé de douleur, à cause de l’apparence de votre péché ; et à travers d’un enfer éternel que vous avez mérité mille et peut-être cent mille fois ;

– que dans la patience avec laquelle vous souffrez, vous y mêlez plus d’hu­main et de naturel que vous ne pensez : témoins ces petits ménagements, ces secrètes recherches de la consolation, ces ouvertures si naturelles à vos amis, peut-être à votre directeur, ces excuses si fines et si promptes, ces plaintes, ou plutôt ces médisances de ceux qui vous ont fait le mal, si bien tournées, si charitablement prononcées, ces retours et ces complaisances délicates en vos maux, cette croyance de Lucifer que vous êtes quelque chose de grand, etc. Je n’aurais jamais fait, s’il fallait ici décrire les tours et les détours de la nature, même dans les souffrances.

8. Faire profit des petites souffrances, plus que des grandes

Faites profit, et même davantage, des petites souffrances que des grandes. Dieu ne regarde pas tant la souffrance que la manière avec laquelle on souffre. Souffrir beaucoup et souffrir mal, c’est souffrir en damné ; souffrir beaucoup et avec courage, mais pour une mauvaise cause, c’est souffrir en martyr du démon ; souffrir peu ou beaucoup et souffrir pour Dieu, c’est souffrir en saint. S’il est vrai de dire qu’on peut faire choix des croix, c’est particulièrement des petites et obscures quand elles viennent en parallèle avec les grandes et écla­tantes. L’orgueil de la nature peut demander, rechercher, et même choisir et embrasser les croix grandes et éclatantes ; mais de choisir et de bien joyeuse­ment porter les croix petites et obscures, ce ne peut être que l’effet d’une grande grâce et d’une grande fidélité à Dieu. Faites donc comme le marchand au regard de son comptoir : faites profit de tout, ne laissez pas perdre la moindre parcelle de la vraie Croix, quand ce ne serait qu’une piqûre de mouche ou d’épingle, qu’un petit travers d’un voisin, qu’une petite injure par méprise, qu’une petite perte d’un denier, qu’un petit trouble dans l’âme, qu’une petite lassitude dans le corps, qu’une petite douleur dans un de vos membres, etc. Faites profit de tout, comme l’épicier de sa boutique, et vous deviendrez bientôt riches en Dieu, comme il devient riche en argent, en mettant denier sur denier dans son comptoir. À la moindre petite traverse qui vous arrive, dites : “Dieu soit béni ! Mon Dieu, je vous remercie” ; puis cachez dans la mémoire de Dieu, qui est comme votre comptoir, la croix que vous venez de gagner ; et puis ne vous en souvenez plus que pour dire : Grand merci ou miséricorde !

9. Aimer les croix, non d’un amour sensible,
mais raisonnable, et surnaturel

Quand on vous dit d’aimer la croix, on ne parle pas d’un amour sensible, qui est impossible à la nature. Distinguez donc bien trois amours : l’amour sensi­ble, l’amour raisonnable, l’amour fidèle et suprême ; ou autrement : l’amour de la partie inférieure qui est la chair, l’amour de la partie supérieure qui est la raison, et l’amour de la partie suprême, ou cime de l’âme, qui est l’intelligence éclairée de la foi.

Dieu ne demande pas de vous que vous aimiez la croix de la volonté de la chair. Comme elle est toute corrompue et criminelle, tout ce qui en naît est corrompu, et même elle ne peut être soumise par elle-même à la volonté de Dieu et à sa loi crucifiante. C’est pourquoi Notre-Seigneur, parlant d’elle au jardin des Olives, s’écria : “Mon Père, que votre volonté soit faite, et non la mienne !” Si la partie inférieure de l’homme en Jésus-Christ, quoiqu’elle fut sainte, n’a pu aimer la croix sans aucune interruption, à plus forte raison la nôtre, qui est toute corrompue, la repoussera-t-elle. Nous pouvons, à la vérité, éprouver quelquefois une joie même sensible de ce que nous souffrons, comme plusieurs saints ont ressenti ; mais cette joie ne vient pas de la chair, quoiqu’elle soit dans la chair ; elle ne vient que de la partie supérieure, qui est si remplie de cette divine joie du Saint- Esprit, qu’elle la fait rejaillir jusque sur la partie inférieure, en sorte qu’en ce moment la personne la plus crucifiée peut dire : “Mon cœur et ma chair ont tressailli d’allégresse dans le Dieu vivant !”

Il y a un autre amour de la croix que j’appelle raisonnable, et qui est dans la partie supérieure qui est la raison. Cet amour est tout spirituel, et, comme il naît de la connaissance du bonheur qu’on a de souffrir pour Dieu, il est perceptible et même aperçu par l’âme, il la réjouit intérieurement et la fortifie. Mais cet amour raisonnable et aperçu, quoique bon et très bon, n’est pas toujours nécessaire pour souffrir joyeusement et divinement.

C’est pourquoi il y a un autre amour de la cime et de la pointe de l’âme, disent les maîtres de la vie spirituelle, – ou de l’intelligence, disent les philosophes, – par lequel, sans ressentir aucune joie dans les sens, sans apercevoir aucun plaisir raisonnable dans l’âme, on aime cependant et on goûte, par la vue de la pure foi, la croix qu’on porte, quoique souvent tout soit en guerre et en alar­mes dans la partie inférieur, qui gémit, qui se plaint, qui pleure et qui cherche à se soulager, en sorte qu’on dise avec Jésus-Christ : “Mon Père, que votre volonté soit faite et non pas la mienne !” ou avec la Sainte Vierge : “Voici l’esclave du Seigneur, qu’il me soit fait selon votre parole !” C’est de l’un de ces deux amours de la partie supérieure que nous devons aimer et agréer la croix.

10. Souffrir toutes sortes de croix, sans exception et sans choix

Résolvez-vous, chers Amis de la Croix, à souffrir toutes sortes de croix, sans exception et sans choix : toute pauvreté, toute injustice, toute perte, toute maladie, toute humiliation, toute contradiction, toute calomnie, toute séche­resse, tout abandon, toute peine intérieure et extérieure ; disant toujours : “Mon cœur est préparé, mon Dieu, mon cœur est préparé”. Préparez-vous donc à être délaissés des hommes et des anges, et comme de Dieu même ; à être persécutés, enviés, trahis, calomniés, décrédités et abandonnés de tous ; à souffrir la faim, la soif, la mendicité la nudité, l’exil, la prison, la potence et toutes sortes de supplices, quoique vous ne l’ayez pas mérité pour les crimes qu’on vous impose. Enfin imaginez-vous qu’après avoir perdu vos biens et votre honneur, après avoir été jetés hors de votre maison, comme Job et sainte Élisabeth, reine de Hongrie, on vous jette comme cette sainte dans la boue, on vous traîne comme Job sur un fumier, tout puant et couvert d’ulcères, sans qu’on vous donne du linge pour mettre sur vos plaies, ni un morceau de pain à manger, qu’on ne refuserait pas à un cheval ou à un chien, et qu’avec tous ces maux extrêmes Dieu vous laisse comme en proie à toutes les tentations des démons, sans verser dans votre âme la moindre consolation sensible. Croyez fermement que voilà le souverain point de la gloire divine et de la félicité véritable d’un vrai et parfait Ami de la Croix.

11. Les quatre stimulants de la bonne souffrance

Pour vous aider à bien souffrir, faites-vous une sainte habitude de regarder quatre choses :

L’œil de Dieu

Premièrement, l’œil de Dieu qui, comme un grand roi, du haut d’une tour, regarde son soldat dans la mêlée, avec complaisance et avec louange de son courage. Qu’est-ce que Dieu regarde sur la terre ? Les rois et empereurs sur leurs trônes ? Il ne les regarde souvent qu’avec mépris. Les grandes victoires des armées de l’État, les pierres précieuses, les choses en un mot qui sont grandes aux yeux des hommes ? Ce qui est grand aux yeux des hommes est une abomination devant Dieu. Qu’est-ce donc qu’il regarde avec plaisir et complaisance, et dont il demande des nouvelles aux anges et aux démons mêmes ? – C’est un homme qui se bat pour Dieu avec la fortune, avec le monde, avec l’enfer et avec soi-même, un homme qui porte joyeusement sa croix. N’as-tu pas vu sur la terre une grande merveille que tout le ciel regarde avec admiration, dit le Seigneur à Satan ; “N’as-tu pas vu mon serviteur Job”, qui souffre pour moi ?

La main de Dieu

Secondement, considérez la main de ce puissant Seigneur, qui fait tout le mal de la nature qui nous arrive, depuis le plus grand jusqu’au moindre. La même main qui a mis une armée de cent mille homme sur le carreau, a fait tomber la feuille de l’arbre et le cheveu de votre tête ; la main qui avait touché Job rudement vous touche doucement par le petit mal qu’elle vous fait. De la même main il forme le jour et la nuit, le soleil et les ténèbres, le bien et le mal ; il a permis les péchés qu’on commet en vous choquant ; il n’en a pas fait la malice, mais il en a permis l’action. Ainsi, quand vous verrez un Sémeï vous dire des injures, vous jeter des pierres comme au roi David, dites en vous-mêmes : “ Ne nous vengeons point, laissons-le faire, car le Seigneur lui a ordonné d’en agir ainsi. Je sais que j’ai mérité toutes sortes d’outrages et c’est avec justice que Dieu me punit. Arrêtez-vous, mon bras ; vous, ma langue, arrêtez- vous ; ne frappez point, ne dites mot. Cet homme ou cette femme me disent ou font des injures ; ce sont les ambassadeurs de Dieu qui viennent de la part de sa miséricorde pour tirer vengeance à l’amiable. N’irritons pas sa justice en usurpant les droits de sa vengeance ; ne méprisons pas sa miséri­corde en résistant à ses coups de fouet tout amoureux, de peur qu’elle ne nous renvoie, pour se venger, à la pure justice de l’éternité”. Regardez une main de Dieu toute-puissante et infiniment prudente, qui vous soutient, tandis que son autre vous frappe ; il mortifie d’une main, et vivifie de l’autre ; il abaisse et il relève, et de ses deux bras il atteint d’un bout à l’autre de votre vie doucement et fortement : doucement, en ne permettant pas que vous soyez tentés et affli­gés au-dessus de vos forces ; fortement, en vous secondant d’une grâce puissante qui correspond à la force et à la durée de la tentation et de l’afflic­tion ; fortement encore, en devenant lui-même, comme il le dit par l’esprit de sa sainte Église, “votre appui sur le bord du précipice auprès duquel vous êtes, votre compagnon dans le chemin où vous vous égarez, votre ombrage dans le chaud qui vous brûle, votre vêtement dans la pluie qui vous mouille et le froid qui vous glace, votre voiture dans la lassitude qui vous accable, votre bâton dans les pas glissants et votre port au milieu des tempêtes qui vous menacent de ruine et de naufrage.”

Les plaies et les douleurs de Jésus-Christ crucifié

Troisièmement, regardez les plaies et les douleurs de Jésus-Christ crucifié. Il vous le dit lui-même : “O vous tous qui passez par la voie” épineuse et cruci­fiée par laquelle j’ai passé, “regardez et voyez” : regardez des yeux mêmes de votre corps, et voyez par les yeux de votre contemplation, si votre pauvreté, votre nudité, votre mépris, vos douleurs, vos abandons sont semblables aux miens ; regardez-moi, moi qui suis innocent, et plaignez-vous, vous qui êtes coupables !” Le Saint-Esprit nous ordonne, par la bouche des Apôtres, ce même regard de Jésus-Christ crucifié ; il nous commande de nous armer de cette pensée, plus perçante et plus terrible à tous nos ennemis que toutes les autres armes. Quand vous serez attaqués par la pauvreté, l’abjection, la douleur, la tentation et les autres croix, armez-vous d’un bouclier, d’une cuirasse, d’un casque, d’une épée à deux tranchants, savoir de la pensée de Jésus-Christ crucifié. Voilà la solution de toute difficulté et la victoire de tout ennemi.

En haut, le ciel ; en bas, l’enfer

Quatrièmement, regardez en haut la belle couronne qui vous attend dans le ciel, si vous portez bien votre croix. C’est cette récompense qui a soutenu les patriarches et les prophètes dans leur foi et leurs persécutions ; qui a animé les Apôtres et les Martyrs dans leurs travaux et leurs tourments. “Nous aimons mieux, disaient les patriarches avec Moïse, nous aimons mieux être affligés avec le peuple de Dieu, pour être heureux éternellement avec lui, que de jouir pour un moment d’un plaisir criminel. Nous souffrons de grandes persécutions à cause de la récompenses, disaient les prophètes avec David. Nous sommes comme des victimes destinées à la mort, comme un spectacle au monde, aux anges et aux hommes par nos souffrances, et comme la balayure et l’anathème du monde, disaient les Apôtres et les Martyrs avec saint Paul, à cause du poids immense de la gloire éternelle, que ce moment d’une légère souffrance produit en nous”. Regardons sur notre tête les anges qui nous crient : “Prenez garde de perdre la couronne marquée pour la croix qui vous est donnée, si vous la portez bien. Si vous ne la portez pas bien, un autre la portera comme il faut et ravira votre couronne. Combattez fortement en souffrant patiemment, nous disent tous les saints, et vous recevrez un royaume éternel”. Écoutons enfin Jésus-Christ qui nous dit : “Je ne donnerai ma récompense qu’à celui qui souf­frira et vaincra par sa patience”. Regardons en bas la place que nous méritons, et qui nous attend dans l’enfer avec le mauvais larron et les réprouvés, si nous souffrons comme eux avec murmure, avec dépit et avec vengeance. Écrions-nous avec saint Augustin : “Brûlez, Seigneur, coupez, taillez, tranchez en ce monde-ci pour punir mes péchés, pourvu que vous les pardonniez dans l’éternité”.

12. Ne jamais se plaindre des créatures

Ne vous plaignez jamais volontairement et avec murmure des créatures dont Dieu se sert pour vous affliger. Distinguez pour cela trois sortes de plaintes dans les maux. – La première est involontaire et naturelle : c’est celle du corps qui gémit, qui soupire, qui se plaint, qui pleure, qui se lamente. Quand l’âme, comme j’ai dit, est résignée à la volonté de Dieu dans sa partie supérieure, il n’y a aucun péché. – La seconde est raisonnable : c’est quand on se plaint et découvre son mal à ceux qui peuvent y mettre ordre, comme un supérieur, un médecin. Cette plainte peut être imparfaite quand elle est trop empressée ; mais elle n’est pas péché. – La troisième est criminelle : c’est lorsqu’on se plaint du prochain pour s’exempter du mal qu’il nous fait souffrir, ou pour se venger ; ou qu’on se plaint de la douleur que l’on souffre, en consentant à cette plainte et y ajoutant l’impatience et le murmure.

13. Ne recevoir la croix qu’avec reconnaissance

Ne recevez jamais aucune croix sans la baiser humblement avec reconnais­sance ; et quand Dieu tout bon vous aura favorisés de quelque croix un peu considérable, remerciez-l’en d’une manière spéciale et l’en faites remercier par d’autres, à l’exemple de cette pauvre femme qui, ayant perdu tout son bien par un procès injuste, qu’on lui suscita, fit aussitôt dire une messe, d’une pièce de dix sous qui lui restait, afin de remercier Dieu de la bonne aventure qui lui était arrivée.

14. Se charger de croix volontaires

Si vous voulez vous rendre digne de recevoir les croix qui vous viendront sans votre participation, et qui sont les meilleures, chargez-vous-en de volontaires, avec l’avis d’un bon directeur. Par exemple : avez-vous chez vous quelque meuble inutile auquel vous avez quelque affection ? Donnez-le aux pauvres, en disant : voudrais-tu avoir du superflu quand Jésus est si pauvre ? Avez-vous horreur de quelque nourriture ? De quelque acte de vertu ? De quelque mauvaise odeur ? Goûtez, pratiquez, sentez, vainquez-vous. Aimez-vous avec un peu trop de tendre et empressé quelque personne, quelques objets ? Absentez-vous, privez-vous, éloignez-vous de ce qui vous flatte. Avez-vous quelque saillie de nature pour voir ? Pour agir ? Pour paraître ? Pour aller en quelque endroit ? Arrêtez-vous, taisez-vous, cachez-vous, détournez vos yeux. Haïssez-vous naturellement un tel objet ? Une telle personne ? Allez-y fréquemment, surmontez-vous.

Si vous êtes vraiment Amis de la Croix, l’amour, qui est toujours industrieux, vous fera trouver ainsi mille petites croix, dont vous vous enrichirez insensi­blement, sans crainte de la vanité, qui se mêle souvent dans la patience avec laquelle on endure les croix éclatantes ; et parce que vous aurez été ainsi fidè­les en peu de chose, le Seigneur, comme il l’a promis, vous établira sur beau­coup : c’est-à-dire sur beaucoup de grâces qu’il vous donnera, sur beaucoup de croix qu’il vous enverra, sur beaucoup de gloire qu’il vous préparera…

Fin