Soljenitsyne contrerévolutionnaire antilibéral
par Serge Iciar

De vous à moi bien cher lecteur, comme je vous l’ai déjà dit, et sans forfanterie, je tiens pour providentiel que M. l’abbé Pivert m’ait suggéré d’étudier les ouvrages que je vous ai restitués durant ces derniers mois. C’est ainsi que j’ai pu approfondir mes connaissances sur Alexandre Soljenitsyne dont je viens d’achever la lecture des mémoires littéraires[1] et du discours d’Harward « Le déclin du courage ». J’ai alors pu découvrir un chrétien, certes schismatique, mais authentiquement contre-révolutionnaire ; je veux dire du type de ceux qui ont non seulement combattu la Révolution, mais encore décelé son identité réelle et ses sources.

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Il est notoire que Soljenitsyne a lutté contre la révolution bolchevique. Toute son œuvre en témoigne, comme en témoignent ses condamnations aux bagnes du Goulag, ses relégations et les persécutions qu’il a subies après la brève pause krouchtchévienne (1962-1964) et même une tentative d’assassinat par le KGB, jusqu’à son expulsion et sa déchéance de la nationalité russe en 1974.

Soljenitsyne antilibéral

Mais il y a un aspect peut être moins connu, c’est la lutte contre « la conception du monde qui domine en Occident, née lors de la Renaissance, coulée dans les moules politiques à partir de l’ère des Lumières, fondement de toutes les sciences de l’État et de la société [contemporains] : on pourrait l’appeler « humanisme rationaliste » ou bien « autonomie humaniste », qui proclame et réalise l’autonomie humaine par rapport à toute force placée au-dessus de lui…La perte de l’héritage chrétien[2]. »

Et il ne s’est pas trompé en soulignant la parenté inattendue, « monstrueuse comparaison », entre cet humanisme, le socialisme et le communisme. Il cite Karl Marx (1884) « Le communisme est un humanisme naturalisé ». Il explique ainsi que « Si l’ordre communiste a pu si bien tenir le coup et se renforcer à l’Est, c’est précisément parce qu’il a été fougueusement soutenu – et massivement au sens littéral du terme – par l’intelligentsia occidentale (ressentant sa parenté avec lui), qui ne remarquait pas ses forfaits, et, lorsqu’il était devenait vraiment impossible de ne point les remarquer, qui s’efforçait de les justifier. »

Alors que se développait la « dissidence » soviétique, les libéraux de tout poil ont pensé réduire son combat à celui des opposants « démocratiques », « droit-de-l’hommistes ». En réalité, même s’il leur a apporté son concours, c’est souvent à contrecœur, dans la mesure ou leurs actions : grève de la fin, manifestations etc, ne s’inscrivaient pas dans son propre plan , sur son terrain : la littérature.

En effet son combat c’est « la guerre à l’improviste[3] ». Il va le mener non seulement contre le régime communiste à la chute duquel il va contribuer ; mais aussi contre le libéralisme auquel les dissidents ont finalement adhéré. C’est notamment le cas de Sakharov qui se placera dans le sillon des défenseurs des droits de l’homme et qui joindra sa voix à celles des critiques d’Alexandre Soljenitsyne qui leur répondra :

« La défense des droits de l’homme est devenue une idéologie universelle. » Mais qu’est ce à dire que l’» idéologie des droits de l’homme ». Des « droits élevés au rang d’une idéologie, qu’est ce que c’est ? Enfin, voyons, c’est l’anarchie bien connue ! Et ce serait cela, l’avenir souhaitable de la Russie ? En se battant pour les droits de chacun, il faut enfin penser aux obligations de chacun car enfin il faut bien se soucier aussi de l’ensemble !

À parler en terme médicaux, cet obsédant ressassement des « droits de l’homme » n’est rien d’autres que le programme d’une existence unicellulaire autonome, autrement dit d’un développement social qui s’apparenterait au cancer[4].

C’est ainsi que, toujours de la même façon, et encore jusqu’à ce jour, nous entendons Sakharov idéaliser le progrès technique et former le même idéal du futur « un progrès tous azimuts régulé scientifiquement ». Va-t-on se mettre aussi à « réguler scientifiquement tous azimuts « aussi bien l’art (c’était l’idée de Sakharov en 1968 ) que toute vie spirituelle, quant c’est précisément là que réside un progrès possible pour l’être humain ? Voilà qui fait peur. Sans vie spirituelle le progrès matériel est vide, ce n’est plus le progrès.

Ne vous étonnez pas alors que, parlant aux étudiants d’Harward, médusés, il leur dise :

Mais si l’on me demandait si, en retour, je pourrais proposer l’Ouest, en son état actuel, comme modèle pour mon pays, il me faudrait en toute honnêteté répondre par la négative… Après avoir souffert pendant des décennies de violence et d’oppression, l’âme humaine aspire à des choses plus élevées, plus brûlantes, plus pures que celles offertes aujourd’hui par les habitudes d’une société massifiée, forgées par l’invasion révoltante de publicités commerciales, par l’abrutissement télévisuel, et par une musique intolérable…

Nous avions placé trop d’espoirs dans les transformations politico-sociales, et il se révèle qu’on nous enlève ce que nous avons de plus précieux : notre vie intérieure. À l’Est, c’est la foire du Parti qui la foule aux pieds, à l’Ouest la foire du Commerce : ce qui est effrayant, ce n’est même pas le fait du monde éclaté, c’est que les principaux morceaux en soient atteints d’une maladie analogue[5].

C’est ainsi que, après son exil, Alexandre Soljenitsyne va se trouver coincé « entre les deux meules » du libéralisme qui finiront par se rendre compte que son « jugement » n’est pas celui d’un dissident, mais d’un témoin armé par Dieu.

Soljenitsyne antilibéral chrétien

Car il a toujours été convaincu, après avoir été libéré de l’enfer du Goulag, guéri d’un terrible cancer, échappé aux tentatives d’assassinats du KGB, d’avoir reçu pour mission de dénoncer le Mal sous toutes ses formes et de rendre à sa Russie son âme en lui restituant son histoire.

À la veille du nouvel an 1954, je partis mourir à Tachkent [à l’hôpital]. En fait, je ne mourus pas. Avec ma tumeur maligne carabinée, abandonné sans espoir, ce fut un miracle de Dieu ; je ne pouvais absolument pas le comprendre autrement. Et toute la vie qui, depuis lors, m’a été rendue n’est plus mienne au plein sens du mot, elle porte en elle un sens[6] .

« Ainsi donc, jadis la presse occidentale m’a porté aux nues – elle a aussi le droit de me découronner… Mais moi c’est un peu différent : j’y ai d’abord fait mon entrée disons en qualité d’ange, mais ils ont vite recouvré leur lucidité et maintenant c’est à tout jamais que je me trouve diabolisé… Soljenitsyne l’épouvantail, le chef de l’aile droite… « Ce meneur, au fanatisme desséché d’un ayatollah profane, plus talentueux et donc également plus dangereux, va exiger de nous un combat acharné et prolongé[7] ».

Ce qui sidérait et indignait le plus uniment la critique américaine, c’était que je pusse être assuré d’avoir raison. Car il est clair que tous les avis, sur n’importe quel sujet, ne peuvent que s’équilibrer, il ne saurait être question que d’équilibre, du pluralisme courant, de « fifty-fifty », et que nul ne possède la vérité, d’ailleurs elle ne saurait exister en ce bas monde, toutes les vérités ont les mêmes droits ! Et si je fais montre d’une telle assurance, c’est que je me prends pour le Messie.

Là s’ouvre un abîme entre la sensibilité occidentale, héritière des lumières, et une sensibilité chrétienne. De notre, de mon point de vue, la certitude d’avoir trouvé la juste voie, tel est l’état normal de l’homme. Sinon comment agir ? En revanche, c’est l’état morbide dans lequel se trouve le monde que d’avoir perdu ses points de repaire, ne plus savoir ce qu’on fait ni pourquoi.

La conscience de servir, par sa vie, la volonté de Dieu, telle est la conscience saine de tout homme qui appréhende Dieu d’un cœur simple, sans la moindre superbe[8].

C’est cette position qu’André Dmitriévitch Sakharov a reproché à Alexandre Soljenitsyne qui lui répond :

« Mais où avez-vous donc vu que je « politisais la religion » Il n’y a rien chez moi qui y ressemble de près ou de loin. C’est vous qui en êtes tout occupé, ne cessant de mettre en garde contre les « risques politiques » de l’orthodoxie. C’est vous qui avez écrit que l’orthodoxie [vous] inquiète », c’est vous (tout comme les communistes) qui vous imaginez qu’il ne faudrait surtout pas la laisser quitter l’intérieur des cages thoraciques, la maison, l’église, pour sortir dans la rue, la société, l’école, ou l’université. Défendre aux chrétiens de mettre leur foi en pratique dans la vie sociale, est-ce la seule façon d’éviter la « politisation » ? Pourquoi, André Dmitriévitch, lorsqu’il est question de la Russie, votre habituel sens de la mesure vous abandonne-t-il toujours ?

« Ayatollah ! Théocrate ! Monarchiste ! » Tout y passe Il est même « un héritier du mode de pensée stalinien[9] » !

Jugez en vous même par cet extrait du discours qu’il prononça en 1983, à l’occasion de la remise du prix Templeton pour lequel il avait été sollicité :

Il y a plus d’un demi-siècle, encore enfant, j’avais entendu plusieurs personnes âgées dire, pour expliquer les grandes secousses qui avaient ébranlé la Russie : les hommes ont oublié Dieu ; tout vient de là […] ; or, si l’on me demandait maintenant de formuler aussi brièvement que possible la cause majeure de cette révolution dévastatrice qui a dévoré près de soixante millions d’individus, je ne saurais mieux faire que de répéter : les hommes ont oublié Dieu, tout vient de là. Privée de sa pointe divine, la conscience humaine se déprave et c’est cette dépravation qui a déterminé les crimes majeurs de ce siècle et le premier d’entre eux : la Première Guerre mondiale, de laquelle découle, pour une bonne part, ce que nous vivons aujourd’hui… On ne peut expliquer cette guerre que par un obscurcissement général de la raison chez des dirigeants qui avaient perdu la notion d’une force suprême au-dessus d’eux.

[…] Nous sommes les témoins de la ruine du monde. Tout le 20e siècle s’engouffre dans l’entonnoir tourbillonnant de l’athéisme et de l’autodestruction.

Dostoïevski […] qui jugeait d’après l’acharnement haineux de la Révolution française à l’encontre de l’Église, en avait conclu : la révolution doit nécessairement commencer par l’athéisme. […] Pour arriver à ses fins diaboliques, elle [la politique communiste] doit disposer d’une population sans religion et sans patrie[10].

Plus grave encore, arrivée à bout d’arguments « la cohorte des cafards[11] » va utiliser l’arme suprême, la marque d’infamie : l’antisémitisme :

Mais ce que haïssent aussi bien les nouveau démocrates en Union Soviétique que toute l’armada radicale (libérale[12]) de la presse américaine, ce n’est pas tant ma personne, que, à travers moi, la mémoire russe, la conscience russe qui revient à elle « présentée comme de l’antisémitisme pire que n’importe quel communisme. »

Pour compléter cette analyse je vous livre cette citation de l’article consacré à Soljenitsyne par le numéro du Sel de la terre précité :

« Quand on considère qu’il disparaît presque nonagénaire, après être né en pleine guerre civile, avoir connu la période stalinienne, la guerre en première ligne, le goulag, le cancer, les persécutions, l’exil, et au vu de l’œuvre élaborée à travers toutes ces épreuves, il n’est peut-être pas exagéré de le considérer comme un prédestiné bénéficiant d’une protection particulière. En tout cas, il aura été de ceux qui aident à garder l’espérance et à ne pas se résigner au mal.

Ci-après, voici la traduction d’un texte autographe, au verso d’une image donnée par Soljenitsyne à un ami [13] :

Comme il m’est facile de vivre avec toi, Seigneur mon Dieu !
Comme il m’est facile de croire en toi !
Lorsque mes pensées chancellent, assaillies par le doute, et que mon esprit défaille,
Lorsque les plus intelligents ne voient rien au-delà de ce soir et ne savent ce qu’ils devront faire le lendemain,
C’est alors, Seigneur, que tu m’envoies la claire certitude : tu existes et toi même tu prendras soin que tous les chemins du bien ne soient pas barrés !
Du faîte de la renommée terrestre, je contemple, émerveillé, le chemin sans espoir qui m’y a conduit,
De sorte que, même moi, j’ai pu transmettre au loin, parmi les hommes, le reflet de ta gloire !
Aussi longtemps qu’il le faudra, c’est toi qui m’en donneras les moyens,
Et lorsque je ne pourrai plus le faire,
C’est que tu auras confié cette tâche à d’autres… »

Il est vrai que son œuvre est affaiblie par son éloignement de l’unité de l’Église qui dans l’orthodoxie qui n’a pas une parfaite saisie de la Rédemption, mais qui a une nette conscience de la transcendance de Dieu.

Dieu choisit ses soldats et ses armes et s’est servi de lui, c’est certain, et je pense comme l’auteur de l’article précité que Alexandre Soljenitsyne aura été de ceux qui aident à garder l’espérance et à ne pas se résigner au mal en priant comme cela nous l’a été demandé pour la conversion de la Russie.

Serge Iciar

 

[1] Le chêne et le veau et Le grain tombé entre les meules Esquisses d’exil (2 tomes)

[2] Le déclin du courage. Discours de Harvard en 1978.

[3] Il s’agit d’une technique de combat qui, dans une guerre asymétrique consiste à saisir toutes les occasions pour frapper en embuscade un élément isolé ou un groupe. Le grain tombé entre les meules montre comment Soljenitsyne a su, en fin tacticien, manipuler la lourde machine communiste.

[4] Cela ne vous rappelle rien ? Le corps mystique de Notre Seigneur est bien métastasé et, comme le disait Mgr Lefebvre  : « il faut poursuivre les ramifications de ce cancer » . Cf mon article consacré au livre Le libéralisme est un péché.

[5] Le déclin du courage.

[6] Il semble dès lors possible de dater sa conversion en 1957 et non en 1964 comme le pense certains auteurs.

[7] Citation du Midstream journal intellectuel sioniste dans le Grain tombé entre les meules T. 2.

[8] Le Grain tombé entre les meules T. 2

[9] Ibid

[10] Cité dans le Sel de la terre N° 68 printemps 2009 Éditions du Sel de la terre Couvent de la Haye aux Bonshommes 49240 Avrillé

[11] Le grain tombé entre les meules T2

[12] NDR

[13] André Martin Soljénitsyne le croyant