25 janvier
Conversion de saint Paul

Dom Guéranger ~ L’année liturgique
25 janvier, Conversion de saint Paul

Nous avons vu la Gentilité, représentée aux pieds de l’Emmanuel par les rois mages, offrir ses mystiques présents, et recevoir en retour les dons précieux de la foi, de l’espérance et de la charité. La moisson des peuples est mûre ; il est temps que le moissonneur y mette la faucille. Mais quel sera-t-il, cet ouvrier de Dieu ? Les apôtres du Christ vivent encore à l’ombre de la montagne de Sion. Tous ont reçu la mission d’annoncer le salut jusqu’aux extrémités du monde ; mais nul d’entre eux n’a reçu encore le caractère spécial d’apôtre des Gentils. Pierre, l’apôtre de la circoncision, est destiné particulièrement, comme le Christ, aux brebis perdues de la maison d’Israël [1]. Toutefois, comme il est le chef et le fondement, c’est à lui d’ouvrir !a porte de l’Église aux Gentils. Il le fait avec solennité, en conférant le baptême au centurion romain Cornélius.

Cependant, l’Église est en travail ; le sang du martyr Étienne, sa dernière prière, vont enfanter un nouvel apôtre, l’apôtre des nations. Saul, citoyen de Tarse, n’a pas vu le Christ dans sa vie mortelle ; et le Christ seul peut faire un apôtre. Du haut des cieux où il règne impassible et glorifié, Jésus appellera Saul à son école, comme il appelait, durant les années de sa prédication, à suivre ses pas et à écouter sa doctrine, les pêcheurs du lac de Génésareth. Le Fils de Dieu enlèvera Saul jusqu’au troisième ciel, il lui révélera tous ses mystères ; et quand Saul, revenu sur la terre, aura été, comme il le raconte, voir Pierre [2] et comparer son évangile avec le sien, il pourra dire : « Je ne suis pas moins apôtre que les autres apôtres. »

C’est dans ce glorieux jour de la conversion de Saul, qui bientôt s’appellera Paul, que ce grand œuvre commence. C’est aujourd’hui que retentit cette voix qui brise les cèdres du Liban [3], et dont la force souveraine fait d’abord un chrétien du Juif persécuteur, qui bientôt sera un apôtre. Cette admirable transformation avait été prophétisée par Jacob, lorsque, sur sa couche funèbre, il dévoilait l’avenir de chacun de ses enfants, dans la tribu qui devait sortir d’eux. Juda eut les premiers honneurs : de sa race royale, le Rédempteur, l’attente des nations, devait naître. Benjamin fut annoncé, à son tour, sous des traits plus humbles, mais néanmoins glorieux : il sera l’aïeul de Paul, et Paul, l’apôtre des nations.

Le vieillard avait dit : « Benjamin est un loup ravisseur : le matin, il enlève la proie ; mais le soir, il distribue la nourriture [4]. » Celui qui, dans la matinée fougueuse de son adolescence, se lance comme un loup respirant la menace et le carnage, à la poursuite des brebis du Christ, n’est-ce pas, comme le dit un antique docteur, Saul sur la route de Damas, porteur et exécuteur des ordres des pontifes du temple maudit, et tout couvert du sang d’Étienne qu’il a lapidé par les mains de tous ceux dont il gardait les vêtements ? Celui qui, sur le soir, ne ravit plus la dépouille du juste, mais, d’une main charitable et pacifique, distribue à ceux qui ont faim la nourriture qui leur donne la vie, n’est-ce pas Paul, apôtre de Jésus-Christ, embrasé de l’amour de ses frères, et se faisant tout à tous, jusqu’à désirer d’être anathème pour eux ?

Telle est la force victorieuse de notre Emmanuel, toujours croissante et à laquelle rien ne résiste. S’il veut pour premier hommage la visite des bergers, il les fait convier par ses anges, dont les doux accords ont suffi pour amener ces cœurs simples à la crèche où repose sous de pauvres langes l’espoir d’Israël. S’il désire l’hommage des princes de la Gentilité, il fait lever au ciel une étoile symbolique, dont l’apparition, aidée du mouvement intérieur de l’Esprit-Saint, détermine ces hommes de désirs à venir, du fond de l’Orient, déposer aux pieds d’un humble enfant leurs dons et leurs cœurs. Quand le moment est venu de former le collège apostolique, il s’avance sur les bords de la mer de Tibériade, et cette seule parole : Suivez-moi, a suffi pour attacher à ses pas les hommes qu’il a choisis. Au milieu des humiliations de sa passion, un regard de sa part change le cœur du disciple infidèle. Aujourd’hui, du haut du ciel, tous les mystères accomplis, voulant montrer que lui seul est maître de l’apostolat, et que son alliance avec les Gentils est consommée, il tonne sur la tête de ce pharisien fougueux qui croit courir à la ruine de l’Église ; il brise ce cœur de Juif, et il crée par sa grâce ce nouveau cœur d’apôtre, ce vase d’élection, ce Paul qui dira désormais : « Je vis, mais ce n’est pas moi, c’est le Christ qui vit en moi [5]. »

Mais il était juste que la commémoration de ce grand événement vînt se placer non loin du jour où l’Église célèbre le triomphe du premier des martyrs. Paul est la conquête d’Étienne. Si l’anniversaire de son martyre se rencontre sous les feux du solstice d’été, il ne pouvait manquer d’apparaître auprès du berceau de l’Emmanuel, comme le plus brillant trophée du proto-martyr ; les mages le réclamaient aussi comme le conquérant de cette Gentilité dont ils ont été les prémices.

Enfin, pour compléter la cour de notre grand roi, il convenait que les deux puissantes colonnes de l’Église, l’apôtre des Juifs et l’apôtre des Gentils, s’élevassent aux côtés de la crèche mystique : Pierre, avec ses clefs ; Paul, avec son glaive. C’est alors que Bethléhem nous semble, de plus en plus, la figure de l’Église, et les richesses du cycle en cette saison plus éblouissantes que jamais.

Anciennes liturgies

Célébrons, par les chants des anciennes liturgies, cette journée consa­crée par la conquête d’un si grand apôtre. La prose suivante, qui appar­

tient au dixième siècle, se trouve de bonne heure dans les anciens missels des Églises d’Allemagne. Elle est empreinte d’un caractère mystérieux qui ne manque pas de grandeur.

Séquence

Le Seigneur a dit : Je le convertirai du sein de Basan (la région de stérilité) ; je le mènerai jusqu’au fond des abîmes de la foi, profonds comme la mer.

Ce qu’il a dit il l’a fait, renversant Saul et relevant Paul,

Par son Verbe incarné, en qui il a fait les siècles.

S’élançant à la poursuite de ce Verbe, le Juif a entendu : Saul, Saul, pourquoi me persécuter ?

Je suis le Christ ; il t’est dur de regimber contre l’aiguillon.

À la face du Seigneur, la terre a été émue ; elle a tremblé ; mais bientôt elle s’est reposée.

Paul a reconnu le Seigneur, il a cru, il a cessé de persécuter les chrétiens.

Sorti des rangs ennemis, pour revenir à vous, ô Dieu, il est devenu la langue de vos chiens fidèles.

C’est Paul qui, par la bouche de vos pontifes, proclame vos commandements.

Il enseigne que le crucifié n’est autre que le Christ-Dieu,

Qui règne avec le Père et le Saint-Esprit, celui dont Paul est le témoin.

Par lui la langue des pontifes, parcourant et humectant les deux molaires de la loi et de l’évangile, a fait broyer,

A préparé ces remèdes divers qui sont la santé des blessés, la nourriture de ceux qui ont faim.

Par les prières de Paul, regardez-nous, ô Christ ! et vivifiez les pécheurs ;

Vous qui avez converti, pour la conversion des autres, Paul le vase d’élection.

Quand il prêchait Dieu, la mer le vit et s’enfuit, le Jourdain a reculé vers sa source.

La multitude des nations remontant des profondeurs de l’abîme des vices, à la confusion de Og, roi de Basan,

N’adore plus que vous seul, ô Christ Créateur, qu’elle confesse être venu, comme Rédempteur, dans la chair. Amen.

Les missels romains-français nous donnent cette belle prose d’Adam de Saint-Victor :

Séquence

Du cœur et de la voix fais retentir les cieux, entonne le chant du triomphe, ô Église des Gentils !

Paul, le docteur des nations, a parcouru sa carrière triomphant et glorieux.

C’est le jeune Benjamin, loup ravisseur qui dévore sa proie ; des fidèles c’est l’ennemi.

Loup à l’aurore, agneau sur le soir ; après les ténèbres, l’astre s’est levé. Paul annonce l’évangile.

Il s’est lancé dans le chemin de la mort ; mais celui qui est la voie de la vie, l’arrête sur la route de Damas.

Il respirait la menace ; mais il cède enfin : renversé, il obéit ; on l’entraîne comme un prisonnier.

On le mène à Ananie : le loup est conduit à la brebis ; sa rage tombe apaisée.

Il descend dans la fontaine sacrée ; l’eau salutaire change en parfum les poisons de son âme.

Vase sacré, vase divin, vase qui épanche le doux vin de la doctrine et de la grâce,

Il parcourt les synagogues, il établit la foi du Christ sur la série des prophètes.

Il prêche la doctrine de la croix ; pour la croix il est tourmenté, il meurt de mille morts.

Mais il survit toujours comme une hostie vivante, et son invincible constance triomphe de tous les supplices.

Choisi pour leur apôtre, il instruit les Gentils, il triomphe des sages du monde par la sagesse de Dieu.

Ravi au troisième ciel, il voit le Père et le Fils en une seule substance.

Rome la puissante et la savante Grèce courbent la tête, s’instruisent des mystères ; la foi du Christ se propage.

La croix triomphe, Néron sévit, et le glaive moissonne Paul, dont la parole a fait croître la foi.

Ainsi, déposant le fardeau de la chair, Paul contemple le vrai soleil, le Fils unique du Père.

Dans la lumière, il voit cette lumière, dont la puissance daigne nous garder de l’infernal gémissement.

Amen.

Les anciens sacramentaires ne nous fournissent rien sur la Conversion de saint Paul ; nous empruntons l’oraison et la préface suivantes au missel Gallican donné par D. Mabillon, sous le titre de Missale Gothicum.

Oraison

Ô Dieu, qui avez changé le cœur et le nom de votre apôtre Paul, en ce jour de sa vocation, et l’avez frappé de terreur par une voix céleste, au moment où il poursuivait à outrance la piété du nom chrétien, en sorte que l’Église, qui d’abord redoutait en lui un persécuteur, se félicite, aujourd’hui, de l’avoir pour docteur des commandements célestes ; vous qui l’avez aveuglé au dehors, pour le rendre voyant au dedans, et qui, après avoir dissipé en lui les ténèbres de la cruauté, lui avez conféré la science de la loi divine, pour la vocation des Gentils ; vous qui, après trois naufrages, qu’il souffrit pour cette foi qu’il avait combattue, avez conservé sa vie sous l’élément liquide qui devait l’anéantir : nous vous supplions, nous qui célébrons sa transformation et sa foi, de nous accorder, après nous avoir guéris de l’aveuglement de nos péchés, la grâce de vous voir dans les cieux, comme vous avez illuminé Paul sur la terre.

Préface

Il est digne et juste, équitable et raisonnable, que nous vous rendions grâces, Seigneur saint, Père tout-puissant, Dieu éternel, qui, voulant montrer votre désir de pardonner les péchés de tous, avez gagné le persécuteur de votre Église, par cette seule parole dont vous l’appeliez, et en avez fait, tout à coup, notre docteur, de notre persécuteur qu’il était. Il avait reçu les lettres d’autrui pour marcher à la destruction des Églises, et bientôt il s’est mis à écrire ses propres Lettres pour les rétablir. Afin de nous faire voir que de Saul il est devenu Paul, en architecte sage, il a tout aussitôt posé l’unique fondement ; en sorte que votre sainte Église catholique se réjouissait de se voir édifiée par celui qui la dévastait auparavant, et de ce qu’il était devenu pour elle un si puissant défenseur, qu’il ne craignait plus ni les supplices, ni la mort du corps. Lui qui avait brisé les membres de l’Église, devenu l’un des chefs de cette Église, il a livré sa tête pour être uni, dans tous ses membres, au Christ chef, par la miséricorde duquel il a mérité d’être un vase d’élection, et de recevoir, dans le sanctuaire de son cœur, ce même Jésus-Christ, votre Fils, notre Seigneur.

Nous vous rendons grâces, ô Jésus, qui avez aujourd’hui terrassé votre ennemi par votre puissance, et l’avez relevé par votre miséricorde. Vous êtes véritablement le Dieu fort ; et vous méritez que toute créature célèbre vos victoires. Qu’ils sont merveilleux, vos plans pour le salut du monde ! Vous associez des hommes à l’œuvre de la prédication de votre parole, à la dispensation de vos mystères ; et, pour rendre Paul digne d’un tel honneur, vous employez toutes les ressources de votre grâce. Vous vous plaisez à faire du meurtrier d’Étienne un apôtre, afin que votre puissance souveraine éclate à tous les yeux, afin que votre amour pour les âmes apparaisse dans sa plus gratuite générosité, afin que la grâce surabonde où le péché avait abondé. Visitez-nous souvent, ô Emmanuel, par cette grâce qui change les cœurs ; car nous désirons une vie abondante, et nous sentons que son principe est souvent près de nous échapper. Convertissez-nous, comme vous avez converti l’apôtre ; après nous avoir convertis, assistez-nous ; car sans vous nous ne pouvons rien faire. Prévenez-nous, suivez-nous, accompagnez-nous, ne nous quittez jamais, et de même que vous nous avez donné le commencement, assurez-nous la persévérance jusqu’à la fin. Donnez-nous de reconnaître, avec crainte et avec amour, ce don mystérieux de la grâce que nulle créature ne saurait mériter, et auquel cependant une volonté créée peut mettre obstacle. Nous sommes des captifs : vous seul possédez l’instrument à l’aide duquel nous pouvons briser nos chaînes ; vous le placez dans nos mains, en nous engageant à en user : de sorte que notre délivrance est votre ouvrage et non le nôtre ; et que notre captivité, si elle persévère, ne peut être attribuée qu’à notre négligence et à notre lâcheté. Donnez-nous, Seigneur, cette grâce ; et daignez recevoir la promesse que nous vous faisons d’y joindre humblement notre coopération.

Aidez-nous, ô grand Paul, à répondre aux desseins de la miséricorde de Dieu sur nous ; obtenez que nous soyons subjugués par la douceur du Dieu enfant. Sa voix ne retentit pas ; il n’éblouit pas nos yeux par sa lumière ; mais il se plaint que trop souvent nous le persécutons. Inspirez à nos cœurs de lui dire comme vous : « Seigneur, que voulez-vous que je fasse ? » Il nous répondra d’être simples et enfants comme lui, de reconnaître enfin son amour qui apparaît dans ce mystère, de rompre avec le péché, de combattre les mauvaises inclinations, d’avancer dans la sainteté en suivant ses exemples. Vous avez dit, ô apôtre : « Que celui qui n’aime pas notre Seigneur Jésus-Christ soit anathème ! » Faites-le-nous connaître de plus en plus, afin que nous l’aimions, et que de si doux mystères ne deviennent pas, par notre ingratitude, la cause de notre réprobation.

Vase d’élection, convertissez les pécheurs qui ne pensent point à Dieu. Sur la terre, vous vous êtes dépensé tout entier pour le salut des âmes ; au ciel où vous régnez, continuez votre ministère, et demandez au Seigneur, pour ceux qui persécutent Jésus, ces grâces qui triomphent des plus rebelles. Apôtre des Gentils, jetez les yeux sur tant de peuples assis encore dans l’ombre de la mort. Autrefois vous étiez partagé entre deux ardents désirs : celui d’être avec Jésus-Christ, et celui de rester sur la terre pour travailler au salut des peuples. Maintenant, vous êtes pour jamais avec ce Sauveur que vous avez prêché ; n’oubliez pas ceux qui ne le connaissent point encore. Suscitez des hommes apostoliques pour continuer vos travaux. Rendez féconds leurs sueurs et leur sang. Veillez sur le siège de Pierre, votre frère et votre chef ; soutenez l’autorité de cette Église romaine qui a hérité de vos pouvoirs, et qui vous regarde comme son second appui. Vengez-la partout où elle est méconnue ; détruisez les schismes et les hérésies ; remplissez tous les pasteurs de votre esprit, afin que, comme vous, ils ne se cherchent point eux-mêmes, mais uniquement et toujours les intérêts de Jésus-Christ.

[1]     s. Matth. 15, 24.

[2]     Gal. 1, 18.

[3]     Psalm. 28, 5.

[4]– Gen. 49, 27.

[5]     Gal. 11, 20.