Charité et polémique
par l’abbé Berto

L’abbé Berto, théologien de Mgr Lefebvre au Concile, répond, dans la revue La Pensée catholique, à un contradicteur. Après avoir répondu au fond de la discussion, il en vient au manque de charité que son contradicteur lui reproche.

Je viens à ce qui vous a surtout déplu dans mon article, la rudesse du ton, selon vous peu charitable. Sur ce point, je ne vous concède rien. Si la charité est ce que vous dites, il faut déchirer des pages entières de l’Évangile, depuis la paille et la poutre des « hypocrites » jusqu’à la clef de la science que les duces caeci et stulti, les aveugles sots et guides d’aveugles gardent dans leur poche, pour finir par serpentes, genimina viperarum, serpents et races de vipères. Ou bien avez-vous deux poids et deux mesures ? Était-ce charité à saint Jérôme de traiter saint Augustin de « citrouillard, cucurbitarius », et Rufin d’« âne à deux pattes, asinus bipes » tandis que ce serait manque de charité à moi d’égayer mes lecteurs en évoquant le « bipède sans plumes » de Platon, expression qu’il faut bien que je m’applique comme à mes adversaires, puisque je suis homme comme eux, au lieu que saint Jérôme ne s’appliquait sûrement pas l’asinus bipes qu’il décochait à Rufin. À moins que vous ne préfériez dire que saint Jérôme aussi manquait de charité, mais vous le diriez contre toute l’Église et contre l’évidence, car et l’Église et l’évidence proclament que ce volcan d’invectives flambait de charité.

Lui, et non pas moi ? Hélas, c’est trop vrai, mais pour le dire il faut scruter mes intentions, ce qui n’est pas évangélique non plus, et aller au delà de mon comportement littéraire, puisque mes expressions ne sont pas plus fortes que « sépulcres blanchis » qui est dans l’Évangile, et que « défécateurs en chambre » qui est dans la lettre à Eustochium.

Vous vous scandalisez de rencontrer de l’invective dans une publication qui s’intitule catholique, C’est tout simplement que l’invective est catholique, à preuve l’Évangile, à preuve non seulement les onze volumes de saint Jérôme dans Migne, mais cent autres tomes de la Patrologie. Elle n’est donc pas d’elle-même et dans tous les cas contraire à la charité. La charité transcende et l’invective et la douceur des paroles, elle « commande » l’une ou l’autre suivant les circonstances. Vraiment « l’Évangile ne parle que de charité » ? À merveille, et j’en demeure d’accord ; pourtant il contient des invectives, donc les invectives ne sont pas de soi contraires à la charité de l’Évangile. Et quant à une charité qui ne serait pas celle de l’Évangile, je me moque bien d’en manquer.

Je maintiens donc absolument mon droit à l’invective ; je repousse absolument le reproche de manquer de charité, fondé sur le seul usage de l’invective ; je dis que ce reproche procède d’une erreur sur la nature même de la charité. On peut certes manquer de charité dans l’invective, et j’ai pu avoir ce malheur ; mais on peut aussi manquer de charité dans la douceur, et condamner l’invective au nom de la charité n’est pas selon la charité telle que l’Évangile du très doux et du très terrible Seigneur Jésus nous en livre la notion et nous en montre la pratique.

Veuillot est plein d’invectives, et l’on peut dire que saint Pie X a canonisé non sa personne, mais sa manière. Le Bref de 1913 est ma charte et je m’y tiens.

Mais Veuillot était un laïc ! Oui, et après ? Interdire au prêtre, parce qu’il est prêtre, l’invective, c’est accepter une image conventionnelle et artificielle du prêtre, qui a son origine ailleurs que dans l’Évangile et dans l’Église, étant l’image mondaine du prêtre ou plutôt sa caricature, bénisseuse, onctueuse, efféminée. Je ne veux pas ressembler à cette caricature dégradante ; je veux garder à portée de ma main le fouet dont s’est servi le Souverain Prêtre, seul vrai modèle des prêtres ministériels. J’ai pu user peu charitablement de ce fouet charitable, peu évangéliquement de ce fouet évangélique, peu sacerdotalement de ce fouet sacerdotal : mais il est charitable, mais il est évangélique, il est sacerdotal, et j’ai deux fois comme prêtre le devoir d’en conserver l’usage, parce que j’ai deux fois comme prêtre le devoir de porter la ressemblance de Jésus.

Il est vrai, ce sont des prêtres, des religieux que je rencontre parfois sur mon chemin. Mais s’ils font une œuvre néfaste, la charité me commande-t-elle de la leur laisser accomplir, parce qu’ils sont prêtres et religieux ? Elle me commande au contraire d’empêcher que leur caractère ne protège leurs entreprises. Elle me commande en même temps, certes, de respecter en eux ce qui demeure respectable, leur vie privée, dont je ne m’occupe jamais, leurs intentions, que je ne présume jamais perverses, la pureté de leur foi, que je ne m’arroge jamais le droit de contester. Pour le reste, la charité qui m’oblige à les aimer comme mon prochain me fait un devoir de les haïr perfecto odio, d’une haine parfaite, comme publicistes, si leur théologie est inexacte, si leur pastorale est funeste, si leur style est ridicule, si leur jugement est faux, si leur goût est sophistiqué, s’ils ratiocinent contre le bon sens, s’ils embrouillent l’univoque et l’analogue, la géométrie et la finesse, l’essentiel et l’existentiel, surtout enfin s’ils ont gagné une audience assez large pour semer le désarroi dans beaucoup d’esprits, pour déranger un grand nombre de têtes faibles. Il est regrettable, il est douloureux que des prêtres et des religieux qui se mêlent d’écrire donnent le spectacle de l’une ou l’autre de ces difformités ou de plusieurs ; mais s’ils le donnent, la charité commande une indignation d’autant plus vive que l’indécence est plus grande de leur part, et d’autant plus salubre qu’il est plus urgent de leur ôter crédit.

Le P. Teilhard doit être blâmé deux fois, parce qu’il est jésuite, pour avoir qualifié Dieu de « point oméga », car qu’est-ce que cette affectation de phénoménologie sous la plume d’un fils de saint Ignace ? Parce qu’il est dominicain, le P. Chenu est deux fois reprochable d’avoir imprimé que l’Église doit céder à l’État devenu majeur (naturellement) ! ce qu’elle conserve encore de fonctions temporelles, parmi lesquelles, frottez-vous les yeux, le soin des malades et l’enseignement ; ce frère en religion de saint Thomas abjurera-t-il impunément ce que dit le saint Docteur des œuvres de miséricorde corporelle qui sont l’honneur de l’Église, et des œuvres de miséricorde spirituelle – parmi lesquelles l’instruction des ignorants – qui non seulement manifestent la charité surabondante de l’Église, mais conditionnent concrètement la transmission efficace du message évangélique ? Parce qu’il est prêtre, l’abbé Oraison doit être deux fois flagellé de verges, pour avoir empoisonné les séminaires, et jusqu’aux cloîtres de la virginité sacrée, des infâmes remugles de son pansexualisme larvé.

Vous vous exclamez sur mes véhémences : « Et c’est un prêtre qui écrit ! » Permettez-moi de vous dire que vous vous trompez d’adresse. C’est à ceux que je combats qu’il faudrait marquer votre indignation : Et c’est un jésuite qui écrit ! Et c’est un dominicain qui écrit ! Et c’est un prêtre qui écrit ! Les torts des uns n’excusent pas ceux des autres, ma mère a appris cela dès l’enfance à ses fils, avec force calottes équitables à l’appui de son dire ; mais il faut quelque justice, quand on tient tant à ce qu’on nomme charité ; et il n’est pas juste que vous trouviez légitime de blâmer davantage mon langage parce que je suis prêtre, et que vous ne trouviez pas au moins aussi légitime que je blâme davantage le P. Teilhard de Chardin de son immanentisme parce qu’il est jésuite, le P. Chenu de sa « théologie laïque » parce qu’il est dominicain, l’abbé Oraison de son déterminisme sexuel pseudo-médical parce qu’il est prêtre. Avez-vous protesté auprès des éditeurs du Phénomène humain ? Vous êtes-vous plaint à Économie et humanisme quand le P. Chenu y a développé les sophismes rapportés ci-dessus ? Avez-vous reproché à M. Oraison d’avoir publié dans le Supplément de la Vie spirituelle un article sur le complexe sado-anal dont la seule pensée qu’il a été lu dans des communautés religieuses fait bondir le cœur de dégoût ? Vous n’avez pas le loisir de lire tout ce qui paraît ? Sans doute, mais pardonnez à ceux qui par devoir s’astreignent à lire le plus qu’ils peuvent, de croire que la charité leur prescrit l’invective contre des auteurs, fussent-ils prêtres ou religieux, dont l’œuvre est à ce point malfaisante, dont la pensée est à ce point déréglée, dont l’influence est à ce point pernicieuse. Pour moi, je ne cesserai pas d’exprimer non seulement mon désaveu, mais ma colère, et plût à Dieu que ses vibrations fussent perçues non seulement des cinq mille abonnés de la Pensée Catholique, mais du pitoyable troupeau de cinq cent mille lecteurs que la Vie Catholique Illustrée abrutit hebdomadairement, et présentera dûment décérébrés à l’abattoir communiste. C’est pour bientôt, mon cher ami ; vous qui élevez des enfants, au lieu de déplorer ma violence, faites des violents. Les violents peuvent devenir des martyrs ; les faux charitables, jamais ; on les tue sans qu’ils témoignent, et l’on en voit de si débordants de charité pour le bourreau qu’ils lui rendent le service de lui amener le bétail, d’une seule main, l’autre étant sur leur conscience.

(…)

J’ai cinquante-cinq ans, j’ai derrière moi trente années d’un ministère que Dieu a voulu sinon fécond, je n’en sais rien, du moins presque entièrement employé au service des plus pauvres parmi le peuple ; ce sont eux que je ne veux pas voir spoliés du patrimoine de beauté de l’Église, leur seule richesse ici-bas, leur unique mais légitime et glorieux héritage. Je défends : leur droit baptismal à l’or pur, contre les colporteurs, bien intentionnés ou non, qui leur refilent de la pacotille. Est-il donc bien charitable de supposer si vite que je manque de charité ? Est-il si assuré que mes articles en administrent la preuve ? J’ai trop de respect pour les vrais théologiens pour oser jamais m’arroger un titre si glorieux et si vénérable dans l’Église ; je suis tout de même un vieil étudiant en théologie, un inlassable et insatiable étudiant.

Vous deviez présumer qu’avant d’écrire j’ai médité sur la nature et les lois de la charité, et qu’en écrivant je ne cesse de les avoir présentes à l’esprit. Vous pourriez d’ailleurs lire – mais je ne vous infligerai pas ce pensum – la collection entière de mes articles ; vous n’y trouverez contre nul prêtre, nul religieux, nul chrétien, l’accusation terrible de manquer de charité, qu’on lance si volontiers contre moi. En sorte que, dans l’ardeur des contestations d’aujourd’hui, ceux qui reprochent le plus aisément à autrui d’offenser la charité telle qu’ils l’entendent, sont peut-être ceux qui la pratiquent le moins telle qu’elle est.

Je crois, mon cher ami, vous avoir répondu plutôt que d’auteur à lecteur, de prêtre à chrétien, je dirais aussi bien d’honnête homme à honnête homme, avec le souci de ne pas louvoyer, de ne pas biaiser, de ne rien laisser d’obscur ni d’ambigu. Je me suis expliqué trop longuement, du moins me suis-je expliqué droitement : cela aussi est charité.

Veuillez, etc…

Manécanterie saint Pie X

V.-A. BERTO