Se taire pour survivre ?
L’Église orthodoxe russe

Vous trouverez ci-dessous un article très éclairant. Il ne s’agit évidemment pas de la seule Église orthodoxe russe, mais d’un principe bien mis en valeur dans le titre : L’Église ne peut se taire pour survivre. L’Église orthodoxe est schismatique et refuse même des vérités de la Révélation, c’est bien pour cela qu’elle collabora si facilement avec les communismes. Que dire, alors, de chrétiens, de traditionalistes même, qui collaborent non plus avec les communistes, mais avec les modernistes ? (Nous nous sommes permis quelques légères retouches.)
Abbé François Pivert


 

En mai dernier, l’Église orthodoxe russe fêtait les 10 ans de la réunification d’une partie de l’Église orthodoxe russe à l’étranger (dite aussi « hors-frontières ») avec le Patriarcat de Moscou.

L’Église hors frontière avait été créée en 1921 par le métropolite Antoine Khrapovitsky pour donner une structure canonique aux quelque trente-quatre évêques et centaines de prêtres ayant fui la Russie bolchevique, en s’appuyant sur l’autorité d’un décret du patriarche Tikhon. En 1927, suite à la signature d’une « Déclaration de loyauté » au gouvernement soviétique signée par le métropolite Serge du Patriarcat de Moscou, les évêques émigrés furent sommés de coopérer avec le nouveau pouvoir. Leur ferme refus entraîna la rupture avec l’Église « officielle » russe.

La politique de soumission de l’Église au pouvoir athée, en vue de permettre une existence officielle bien que cadrée de l’Église en URSS, a pris le nom de « sergianisme ». Elle est encore défendue aujourd’hui au sein du Patriarcat, malgré l’union avec l’Église hors frontière. En 2013, tous les diocèses du Patriarcat furent invités à fêter le 70e anniversaire de l’élection de Serge au trône patriarcal (1943-2013). L’actuel Patriarche russe Kyrill justifia ainsi cette décision : « Comme détenteur du trône patriarcal, il [Serge] a déployé des efforts immenses pour sauver l’Église de l’anéantissement, menant une lutte intransigeante avec le schisme de l’Église vivante (ndlr : Église nationale créée par le pouvoir qui peut être comparée à l’Église patriotique de Chine) qui déchirait la tunique du Christ. La volonté de garder l’unité de l’Église Russe et de ne pas permettre la fermeture totale des églises orthodoxes était à la base de tous ses actes pendant les persécutions ».

Mais cette interprétation des faits est loin de correspondre à la réalité, pour trois raisons principales :

  1. Il faut voir dans la déclaration du métropolite Serge non pas une œuvre d’unité, mais bien une cause de division. Elle provoqua la rupture entre, d’une part l’Église hors frontière à l’étranger et l’Église résistante dite « des Catacombes » en territoire russe, d’autre part le siège officiel de Moscou. Quant à l’Église Vivante, elle n’avait convaincu personne.

  2. Par ailleurs, le sergianisme était l’une des pierres d’achoppement du ralliement de l’Église hors frontière au Patriarcat (l’autre étant l’œcuménisme). Dans le « Document commun des commissions du Patriarcat de Moscou et de l’Église orthodoxe russe hors- frontières intitulé : Sur les relations entre l’Église et l’État » de 2004, en vue d’étudier une éventuelle communion, les deux parties concluaient : « Le rejet de la direction prise par l’Église de Russie dans ses relations avec l’État telle que reflétée dans la Déclaration [du métropolite Serge] ouvre le chemin à la plénitude de la communion fraternelle. » À la veille d’un accord et comme condition de cet accord, il était bien question d’un rejet du sergianisme.

Ce même document donnait les raisons d’un non possumus quant à une soumission au pouvoir bolchevique issu de la révolution :

« Tout le monde n’a pas résisté durant les années de persécution. Certains clercs et laïcs, piétinant la Divine vérité, ont facilité les actions des persécuteurs en vue de la destruction de l’Église. De telles actions ne peuvent, en aucune circonstance, être permises et justifiées ; elles méritent toutes condamnation, pour éviter leur répétition dans l’éventualité où le Seigneur permettrait aux persécutions de recommencer.

Lorsque se conformer aux prescriptions légales menace son salut éternel et implique une apostasie ou l’accomplissement d’actes indubitablement pécheurs envers le Seigneur et son prochain, le chrétien est appelé à accomplir l’exploit de la confession pour l’amour de la vérité de Dieu et pour le salut de son âme en vue de la vie éternelle.

L’Église doit soutenir toutes les bonnes initiatives de l’État, mais elle doit résister au mal, à l’immoralité et aux phénomènes sociaux nuisibles, et toujours fermement confesser la vérité, et lorsque les persécutions commencent, continuer à ouvertement témoigner de la Foi et être prête à suivre le chemin des Confesseurs et Martyrs pour le Christ. »

Les cérémonies de 2013 sont venues bouleverser une position qui semblait claire, tant du côté du Patriarcat (déjà le prédécesseur de Kyrill, Alexis II, avait fermement dénoncé « la soumission de l’Église aux intérêts de la politique gouvernementale ») que du côté de l’Église hors-frontières. Il est alors légitime de se demander si ces cérémonies, relayées par une ligne tout à la gloire du Patriarche Serge, ne tiennent pas d’une volonté de préserver l’apparence d’une unité ecclésiale dans l’espace comme dans le temps, et cela au service d’une unité politique. La réunification de 2007 avait d’ailleurs été proposée par Vladimir Poutine lui-même. Souvenons-nous qu’au sein de l’Église hors frontière, on a toujours reproché au Patriarcat de rester trop assujetti au pouvoir politique…

  1. Autre point contesté : la légitimité de l’élection du métropolite Serge sur le trône patriarcal en 1943. Staline en effet avait pris conscience du service que pouvait lui rendre l’Église dans l’accomplissement de ses projets géopolitiques, à savoir l’expansion territoriale de l’Union soviétique et l’élargissement de sa sphère d’influence au niveau mondial. Il avait pu apprécier la loyauté du Patriarcat pendant la guerre et savait qu’il pouvait s’appuyer sur lui pour amoindrir le sentiment antirusse dans les pays frontaliers (Ukraine, Biélorussie, etc.). En outre, il s’agissait de polir son image devant l’opinion publique anglaise et américaine afin d’obtenir l’ouverture d’un second front. Dans la nuit du 4 au 5 septembre 1943 il réunit dans son bureau les métropolites Serge, Alexis et Nicolas et décida avec eux de l’élection d’un Patriarche qui lui serait soumis. Ces trois prélats réussirent à réunir autour d’eux seize autres évêques, se présentèrent comme un Synode et élurent Serge Patriarche de Moscou. Cette élection fut dénoncée par l’Église hors frontière en exil et l’Église des Catacombes comme étant sans assise canonique.

Quels ont été les fruits du sergianisme ?

A-t-il mis fin aux persécutions ? Loin de là : les arrestations de prêtres eurent lieu tout au long de la guerre, si bien qu’en 1943, 1 000 prêtres orthodoxes furent arrêtés dont 500 furent exécutés. Entre le 1er janvier 1947 et le 1er juin 1948, 679 prêtres furent arrêtés et au 1er octobre 1949, 3 523 prêtres étaient détenus dans différents camps. Ces chiffres, s’ils permettent de se rendre compte des réelles intentions du pouvoir, révèlent aussi l’importance des activités clandestines que menaient les prêtres non- enregistrés.

Le 31 janvier 1945 les évêques du Patriarcat se réunirent en concile et approuvèrent la centralisation du système administratif de l’Église voulue par Staline afín d’établir un contrôle plus commode. À partir d’octobre 1948, Staline interdit les processions, les visites du clergé aux fidèles, puis l’impôt sur les paroisses fut augmenté.

Certes, le Patriarcat bénéficiait d’une existence légale, il pouvait désormais ouvrir des cours théologiques qui en 1946 devinrent séminaires, mais sa marge de manœuvre était en pratique réduite à la célébration de la liturgie. « L’espace autorisé était celui de la satisfaction des besoins religieux, qui d’après les schémas idéologiques soviétiques s’étioleraient une fois le processus de transition au communisme achevé… Pourtant, on ne peut pas ne pas le noter comme un changement, par rapport à la furie iconoclaste de la lutte antireligieuse des années d’avant-guerre, quand les croyants orthodoxes étaient persécutés jusque dans l’espace de leur liturgie » note Adriano Roccucci dans les Cahiers du monde russe (n°50/4,2009).

Le compromis proposé par Staline pour servir à ses fins, ainsi qu’une peur entretenue d’un retour aux persécutions des années d’avant-guerre, laissait entre les mains du Patriarcat un outil dangereux. Du compromis, on pouvait très facilement glisser à la compromission. Mais étayons notre propos :

On fit en sorte de célébrer des cérémonies religieuses aux grandes fêtes et dates clés soviétiques : le 7 novembre (jour anniversaire de la Révolution d’Octobre), le Jour de la Victoire (qui commémorait la victoire sur le nazisme), les anniversaires de leaders politiques, etc. Un prêtre voulant célébrer un office pour l’anniversaire de Staline s’est vu reprendre par le conseil de son village : « Qui vous a permis de lier le nom de Staline à celui de Dieu ? »

Le clergé s’efforça de mettre en lumière la proximité des idéaux chrétiens et communistes. Ainsi les fidèles apprenaient dans les prêches que les dix commandements présentaient les mêmes principes de vie communautaires que ceux prescris dans la législation soviétique. On discernait une incarnation des principes chrétiens dans le système soviétique d’éducation, dans les services de santé et d’assurance, etc.

Au début des années 60 le métropolite Nicodème va même jusqu’à comparer la société communiste comme « le Royaume de Dieu sur terre », construit par les « frères incroyants. »

Bref, le clergé avait si peur de déplaire et mettait tant de zèle à se montrer loyal envers le régime que l’Institut de l’Athéisme Scientifique y dénonçait « une forme de self-défense de la religion, [qui] complique notre combat contre l’idéologie religieuse et appelle le développement de moyens plus absolus et effectifs d’opposition à la religion » !

L’archiprêtre Lev Lebedev (prêtre du Patriarcat de Moscou passé à l’Église hors frontière), dans un article paru dans La Voix de l’Orthodoxie en 1997, s’exprime ainsi : « La peur devant les forces antichrétiennes, donc de l’Antéchrist, est plus forte que la peur devant le Christ, l’aspiration à satisfaire les ennemis de Dieu est plus forte que celle à servir Dieu, – voilà ce qui se transmettait du sommet de l’épiscopat du Patriarcat de Moscou vers le clergé et de là au peuple des fidèles. Le bilan est plus qu’affligeant : une intimidation générale, une frayeur panique devant les fonctionnaires de l’État, bien plus grande que devant Dieu, est devenue un des traits les plus marquants de l’épiscopat, du clergé, ainsi que, malheureusement, de la majorité des fidèles. C’est là le fruit direct du sergianisme. »

A-t-on trouvé un tel comportement dans l’Église catholique ? La situation, à vrai dire, est difficilement comparable. L’Église catholique en Pologne était en mesure de faire valoir ses droits : elle pouvait s’appuyer sur une population hostile au nouveau régime qu’imposait l’envahisseur russe. En Ukraine tombée sous le pouvoir soviétique, il était de plus impossible d’envisager une quelconque « collaboration » à l’image de celle admise par les membres du Patriarcat de Moscou, de la part des catholiques : son organisation centrée sur Rome en empêchait toute velléité. C’est pourquoi Staline supprima purement et simplement l’Église gréco-catholique d’Ukraine (ce qui ne l’empêcha pas de prospérer clandestinement : elle ne comptait plus qu’environ 75 prêtres en 1946 mais atteignait le nombre de 500 en 1989 !). « Lorsque j’étais à Moscou, je vous ai informé sur le travail accompli en vue de la destruction de l’Église uniate et sur l’intégration des religieux dans l’Église orthodoxe », écrivait à Staline Nikita Khrouchtchev, alors chef du Parti Communiste d’Ukraine, en décembre 1945… (voir la Simandre de mars 2003) En Roumanie communiste, le même schéma fut appliqué à l’Église gréco-catholique locale : incorporation de force de ses membres dans l’Église orthodoxe en 1948 (les quelques apostats furent immédiatement excommuniés par le Cardinal Hossu), et suppression.

Que conclure ? L’unification du Patriarcat de Moscou et de l’Église hors frontière, au lieu d’être une preuve marquante de l’unité de l’Église russe, soulève au contraire des points d’histoire qui tendent à nuancer le constat. La partie significative de l’Église hors frontière ayant refusé le ralliement il y a 10 ans, en 2007, invoquait l’argument suivant, avancé par le desservant de l’église Saint-Nicolas de Lyon : « Le Patriarcat créé en 1943 par Staline veut, par cette unification, asseoir sa légitimité sans toutefois faire pénitence devant le peuple. » La nature des relations entre Église et État s’est avérée être le cœur du problème, dans cette Église orthodoxe écartelée entre la défense de sa foi et une tradition de collaboration serrée avec le pouvoir établi. L’attitude hostile à la figure emblématique qu’était le croyant Alexandre Soljenitsyne, considéré par nombre d’orthodoxes russes comme un « traître » à la patrie, est caractéristique de cette ambiguïté. Les différents points de vue quant à la nature de l’Église elle-même, notamment quant à sa qualité nationale, ont causé d’autres divisions : c’est ainsi qu’une bonne partie des émigrés russes a préféré se placer sous la juridiction du Patriarcat de Constantinople, tout au moins en France. La conversion de la Russie, pour laquelle la très sainte Mère de Dieu nous demande de prier, sera synonyme de son retour au sein de l’Église catholique : ainsi l’Église russe retrouvera sa véritable unité, autour du successeur de Pierre lui-même converti à la lumière de la Vérité.

Père Clément-Marie
La Simandre, juin 2017